Archive for the ‘lectures dispensables’ Category

Qui va à la chasse… extrait de “Curée de campagne”, 2013

Wednesday, January 29th, 2014

– Vous vous y connaissez remarquablement dans le domaine de la chasse.

– Je me défends… Même si dans mon groupe de ce matin vous trouverez des experts bien plus compétents que moi. Je vous l’ai dit, je m’y suis vite intéressée, à l’époque où mon mari m’y emmenait pour faire étalage de sa nouvelle épouse… J’y ai pris goût…

– Le contact avec la nature ?

– Pas du tout. Non, non. Je n’ai pas ce prétexte hypocrite à l’esprit. Mon mari non plus d’ailleurs, qui ne tirait guère que pour effrayer des chiens errants. Je ne me souviens pas de la dernière fois où il nous a ramené quelque chose. Quand je pense à sa meute, ses pauvres chéris n’avaient jamais l’occasion de montrer leur valeur… Non, quant à moi, j’aime tirer et j’aime manger ce que j’ai tué.

Henriot sursauta.

– Je vous choque, Henriot ?

– Et bien, vous me surprenez.

– Pourquoi ? Serait-ce parce que je suis une femme ? Je ne suis pas seule à pratiquer ce sport parmi les mâles, vous savez.

– Je sais. Ce sont vos mots.

– Ah oui… Les animaux… Avez-vous déjà regardé un documentaire animalier, monsieur Henriot ? Avez-vous noté la violence de la mort qui touche les proies des prédateurs ? Elles meurent souvent en plusieurs minutes, parfois un quart d’heure, sont parfois dévorées en partie encore vivantes, et les dents des félins et des carnassiers, ce n’est pas de l’anesthésie, je vous prie de le croire. Quand je pense aux soins qu’on accorde aux condamnés à mort, au traumatisme que l’exécution provoque et que l’on cherche à éviter !… Quant à moi, je suis un très bon coup de fusil, monsieur Henriot, et je tue net : mes cibles n’ont pas le temps de souffrir. Et même si je ne les tue pas sur le coup, la chute les achève. Elles meurent en moins de quelques secondes. Je vous assure que la mort que je donne n’est rien en comparaison de la souffrance des proies des fauves,… des hyènes, autrement plus dangereux que moi.

La confusion des genres, p. 16-22

Thursday, January 2nd, 2014

Début: p. 1-8 et p. 8-16

Ces nuits où je ne me rendormais pas, où je rebranchais mon ordinateur pour écouter mon fichier des Pixies, de Le Forestier, frère et soeur et de Reggiani, ou pour visionner des films en ligne d’informations alternatives, il m’arrivait de remonter jusqu’aux véritables sources de ma conscience adulte, pour lesquelles, telles que celles du Nil, il fallait envoyer des explorateurs téméraires, prêts à renoncer certains jours à leur thé de cinq heures parce que le boy qui transportait la bouilloire avait été bouffé par un animal sauvage –qui n’était pas un tigre, car, comme je l’avais appris dans « Le sens de la vie », il n’y a pas de tigre en Afrique-, explorateurs qui parviendraient à les fixer définitivement sur des cartes dont toute la gloire serait ensuite d’être consultées par des armées de gentlemen dans des clubs fermés à tout ce qui n’était mâle et anglais, à la rigueur écossais, et qui se réjouiraient au-dessus de leurs tasses qu’il existe encore des hommes de valeur dans le royaume ; mais quant aux miennes, je ne pouvais m’engager que seul en amont de mes souvenirs, sur les rives de ce qui était devenu de plus en plus flou, effort pour lequel je recevais l’aide, justement, de l’heure qui me rappelait ces nuits où, enfant, je me réveillais avec la nécessité de vérifier que ma mère dormait bien dans la chambre à côté.

Ces instants de panique arrivaient lorsque nous n’étions pas à la maison. Pour les vacances, quand nous ne partions pas, ma mère acceptait les invitations sans enthousiasme de mes oncles, les frères de mon père, à passer quelques jours, parfois deux semaines, dans leur maison de campagne. C’était leur manière à eux de montrer qu’ils avaient le sens de la famille. Ils étaient copropriétaires d’une ferme construite au début du XXème Siècle qui avait été transformée par les précédents propriétaires en quelque chose de plus confortable. Un accident de chasse (avait-ce été le fils ? le frère, qui… ?) avait provoqué sa vente forcée et mes oncles s’étaient mis d’accord pour mettre la moitié de la somme chacun et se partager le butin contractuellement année après année. L’épreuve principale fut jouée à pile ou face pour savoir qui prendrait le mois de juillet et qui, donc, se contenterait d’août. Pour une raison qui m’avait échappé, du bas de mes six ans (mais m’échappe encore), le partage ne semblait pas équitable à celui à qui le second avait été attribué.

Mes oncles paternels, j’avais mis du temps à m’en apercevoir, ne s’aimaient pas –et n’avaient probablement pas aimé mon père. Ils dissimulaient cette antipathie mutuelle, qui devait remonter à de vieilles rivalités d’adolescents, derrière des intérêts temporairement communs. Ils cherchaient juste à s’exploiter l’un l’autre jusqu’à la mort de leurs parents, au moment de l’héritage qui allait fatalement les déchirer, car, celui-ci consistant principalement en biens immobiliers, ils n’allaient pas accepter les expertises qui auraient pour but de les départager, et n’avaient opté pour l’achat de cette maison en commun que parce que c’était tout ce qu’ils pouvaient se permettre en attendant et que, malgré leur inimitié, ils préféraient cela plutôt que rien par souci de statut social. Au nombre de collègues, proches, médecins de famille, agents d’assurance, experts, notables locaux, qui étaient passés les voir dans leur palais, c’est le raisonnement que je parvins à faire bien plus tard, lorsqu’un jour, j’eus l’occasion de repasser devant, toute désolée d’être vide au milieu de l’automne, maison spacieuse qui ne servait presque pas dix mois sur douze… Par contraste, leurs femmes s’entendaient, elles, sincèrement, ce qui semblait tenir du miracle. Ayant échappé à la révolution sexuelle grâce à leur naissance protégée et à la fréquentation jusqu’à la fin de l’adolescence d’églises et d’écoles de grands noms, elles avaient toutes les deux fait un mariage adéquat, avec respectivement un ingénieur et un avocat, dont elles n’allaient découvrir que trop tard, si jamais, la médiocrité. Elles partageaient également l’aigreur de l’infidélité de leurs époux et avaient trouvé dans le malheur de l’autre un réconfort à leur propre tristesse. Comme leur éducation les avait confinées à des études, pour l’une moyennes, pour l’autre peu valorisées, elles craignaient de devoir reprendre un travail en bas-relief si elles devaient divorcer, et, pour autant que je sache, ne tentèrent pas de trouver d’amant. Je ne pense pas non plus qu’elles aient eu de relations ensemble : l’idée même de l’homosexualité devait leur répugner. Je n’en ai pas la certitude, cependant lorsqu’elles s’embrassaient (sur la joue, toujours la droite) en notre présence, les rares fois où les deux oncles se retrouvaient en même temps au même endroit, ayant trimballé femmes et marmailles avec eux, soit dans la maison de campagne, soit chez les grands-parents, elles se serraient dans les bras avec une retenue pincée qui ne trahissait pas le désir physique. Le temps de mes premiers ébats était encore loin, et les modes changent. Mon expérience future et mes lectures de Christiane Rochefort n’allaient pas correspondre à ce qu’elles montraient et, qui sait, peut-être cachaient-elles bien ce que nul ne pouvait voir, mais mes oncles étaient tellement abrutis et mes grands-parents si imprégnés de préjugés imbéciles que, même si elles s’étaient léchées à pleine bouche devant tout le monde, je crois que personne n’aurait compris ou n’y aurait vraiment cru. Donc, à moins qu’on ne me montre le contraire, je m’en tiens à ma première hypothèse, qu’elles se serraient essentiellement les coudes dans l’adversité et l’amertume d’un commun cocufiage institutionnel sans pour autant en profiter pour réduire leurs frustrations sexuelles ensemble.

J’étais –comme la plupart des humains au cours de l’histoire- le produit d’une culture de propagande permanente qui ne disait pas son nom. Non seulement, je craignais, comme tout enfant, de me retrouver loin de mon seul parent –ma mère-, mais surtout, mon intérêt pour les informations ayant été très précoce et voulant toujours en savoir plus, à l’exemple de ma mère, je regardais avec elle le journal télévisé du repas du soir et, si elle avait l’avantage de pouvoir lire le journal le matin suivant, moi, je l’écoutais illustrer des mots qu’elle lisait les images qui accompagnaient parfois les articles sérieux de la presse, et j’apprenais peu à peu à avoir surtout peur de ces deux vieillards qui paraissaient commander le destin de la planète, sous l’appellation étrange de guerre froide. Exactement comme dans la chanson de Sting, plus tard, qui s’inquiétait de savoir si les Russes pouvaient aimer leurs enfants, chanson dont l’album traversa mon adolescence et qui me ramène toujours à la mélancolie de ma mère lorsque je l’entends.

Cette peur me réveillait toutes les nuits que je ne passais pas dans ma propre chambre en ville. Je me levais et j’allais jusqu’à la porte de celle où ma mère dormait seule dans un lit archaïque d’environ un mètre soixante-dix de côté, qui avait été celui d’un couple du début du siècle et que les oncles avaient récupéré pour les (petits) invités. Quand, au milieu de ma nuit, j’avais eu l’occasion de voir ma mère étendue seule, sur cette anachronicité qui semblait lui dire, tant d’années après la mort de mon père, qu’elle devait rester dans son souvenir et la chasteté que le veuvage lui imposait, je parvenais à me recoucher et à me rendormir, malgré les ronflements de mes deux plus jeunes cousins dont les lits encerclaient mon matelas.

Parfois, sans le vouloir, je la réveillais du seul bruit de mes pas sur le plancher de bois trop vieux, et elle m’invitait à passer la fin de la nuit auprès d’elle dans un grand geste de la main soulevant les draps et la couverture. Je ne refusais jamais, car je ressentais un soulagement infini à l’idée de passer, non pas les dernières heures de la nuit, mais mes derniers moments auprès de l’être que j’aimais entre tous, dans la perspective d’un embrasement mondial qui ne pouvait qu’arriver vers l’aube.

J’éprouvais une acide déception en me réveillant, le matin, comme tous les précédents, ayant échappé à la guerre nucléaire. Mais je crois que, ce que je regrettais de fait, c’était que mes cousins, mes tantes et mes oncles avaient également survécu à la tranquillité de la nuit qui, en définitive, ne s’était révélée un long moment d’angoisse peu reposant que pour moi.

Je n’avais aucune sympathie pour toute cette partie de ma famille. Tout le temps que nous passions là-bas, je ressentais une profonde nostalgie de notre appartement et du frère de maman, mon oncle, avec qui nous passions une grande partie de notre temps en ville. Si j’aimais la campagne, je ne supportais ni la maison, ni les oncles, ni les tantes. Quant aux cousins, leurs jeux que je trouvais stupides étaient ceux de tous les enfants de leur âge et, en ville, j’y participais avec d’autres gamins sans rechigner.

La confusion des genres, p. 8-16

Tuesday, December 31st, 2013

Suite des pages 1-8 que vous trouverez ici.

Il me semblait que je réinventais le mythe de la caverne augmenté de cette nouvelle inconnue à l’équation qui impliquerait que certains philosophes, après avoir vu les idées dans leur réalité, auraient décidé de retourner s’enchaîner, et je ne voyais guère comment convaincre Roberto de la quitter, lui pour qui les écologistes signifiaient la surtaxation de son camion ; les socialistes la multiplication des impôts sur les petits patrons autonomes dont il était ; les communistes une engeance qu’il fallait interdire d’exercer la politique puisqu’ils étaient opposés à la liberté d’entreprise, donc à la liberté tout court ; les anarchistes guère autre chose que des terroristes que rien ne distinguait des musulmans qui obligeaient leurs femmes à porter des vêtements dont il ne parvenait à retenir ni les noms, ni les définitions ; les féministes des emmerdeurs (et plus généralement des emmerdeuses) dont la tâche était achevée depuis des décennies et qui ne savaient pas quand il fallait s’arrêter.

De mon incapacité à convaincre les personnes qui m’étaient proches depuis tant de temps (et que dire de mon frère, qui venait d’accepter de se présenter aux prochaines élections parlementaires sous une bannière qui criminalisait depuis presque toujours tous les mouvements auxquels j’avais participé depuis la fin de mon adolescence), je ne ressentais aucune frustration, aucun sentiment d’inaboutissement, seulement un énorme complexe de culpabilité, du fait que j’estimais avoir l’intelligence nécessaire pour les amener à nous suivre et que, n’y parvenant pas, cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’était ma propre personnalité, prétentieuse ou méprisante, comme on me l’avait déjà souligné, qui les empêchait de s’accorder pour changer de route et participer à un monde effectivement meilleur, plus égal et plus libre, moins dangereux et moins désespéré. Pourtant, dans maintes discussions, je m’étais aussi entendu dire que, si je me présentais, les mêmes personnes qui me taxaient d’orgueil surdimensionné et de mépris pour leurs intelligence, prétendaient qu’elles voteraient pour moi, persuadées que j’apporterais quelque chose de nouveau et peut-être parviendrais à résoudre les problèmes qui les touchaient. Comme il n’en aurait pu être question, les élections dans le cadre d’une démocratie représentative figurant pour moi l’aboutissement de l’exploitation intellectuelle des masses et ne pouvant en aucun cas permettre l’émancipation des populations, je me renfermais lors de ces discussions dans un discours rendu brumeux par l’alcool ingurgité à ces occasions et qui devait justifier de ma position (« Nan, c’est pas de l’antiparlementarisme primaire ! Et, nan, j’suis pas poujadiste ! ») et ne servait généralement qu’à faire croire à mes interlocuteurs que ma paresse restait plus forte que mon ambition révolutionnaire ou que mes belles idées n’étaient destinées qu’à les rester (« un’idea, un concetto, un’idea, Finché resta un’idea, é soltanto un’astrazione… »), qu’en fin de compte ma position politique n’était qu’une posture –au moins, évitais-je probablement le terme d’imposture de la part de ceux qui m’aimaient.

Lorsque je retournais dans mes plumes, c’était pour ne pas retrouver aussitôt le sommeil. L’angoisse apaisée pour le reste de la nuit par la vue du sommeil calme de Lucie avait fait place à celle plus dramatique, car insoluble, des perspectives de vie de la génération future et du repli de mes pensées sur nos actions passées. Et les miennes en particulier. De mes dernières activités à l’IRé ou au journal, je sautais dans la ligne du temps de nos aventures ; aventures est le mot juste car nous nous lancions dans des projets que nul ne voulait voir accomplis autour de nous. À l’université, au Centre Libertaire, lors du J15, au Collectif d’Actions Contre les Expulsions… Nous explorions des contrées de vie que ni les autorités, ni les partis, ni les syndicats, ni même une bonne partie des bonnes âmes que nous rencontrions dans telle ou telle organisation militante n’aimaient voir se développer. Chaque fois, les bâtons s’accumulaient dans nos roues, souvent les mêmes sous des formes à peine différentes : diffamations, poursuites policières, jugements sans dossiers, contre-mouvements fascistes, mais aussi de la part de nos « alliés objectifs », les partis et les syndicats de la gauche acceptable. Nous organisions des espèces de camps libres, sans programme préétabli, avec l’objectif premier de faire chier les autorités -en leur montrant à quoi pouvait mener l’autonomie- à qui nous refusions de livrer -pardon, de désigner des chefs, des représentants, des délégués, des boucs émissaires. Nous nous lancions dans des manifestations plus ou moins spontanées, aux parcours étudiés entre nous, et nous étions peut-être cinquante, mais nous faisions plus mal (même si peu) que si nous étions cent mille, parce que nous ne faisions que de l’inattendu et que parmi les cent mille, il y avait fatalement les repoussoirs de l’appareil qui répondaient aux questions des caméras (et donc, les cent mille, en fin de compte, ne lui faisaient aucun mal, à l’appareil). Et, parmi ces cent mille, nous ne pouvions apparaître, c’est-à-dire exister politiquement, que si nous brisions une caméra au-dessus d’une banque ou si nous retournions une grosse voiture, ce qui n’était pas ma tasse de thé… Ou alors, si nous citions tel artiste italien qui osait dire que, même après son exécution, Aldo Moro était encore responsable de quarante années de cancer mafioso-chrétien… Ou si nous provoquions un barrage symbolique au passage d’un camion blindé qui emportait un étranger vers l’avion qui le « ramènera chez lui » (sans avoir réussi à convaincre un seul journaliste encarté à nous accompagner pour constater la violation des droits humains en jeu), ou quand nous fichions une tarte à la crème dans la figure d’un imbécile médiatique –que nous étions enfants ! Mais de le faire nous produisait tellement de bien, simplement de le faire, de nous mettre dans l’action et de produire l’acte précaire, inconséquent, qui rappelait à sa victime que l’auguste, c’était nous, et le sinistre blanchâtre, c’était lui, et aussi qu’il n’était pas inatteignable, pas invulnérable, pas impunissable-, ou lorsque nous nous permettions de danser devant des lignes de policiers qui obéissaient pendant une heure à l’ordre de ne pas bouger, avant de nous foncer dessus –chose qu’elle, on ne voyait jamais à la télévision, sinon sur des images de pays dont les gouvernements n’étaient pas alliés aux nôtres- à coups de matraques et de canons à eau, sans aucune autre provocation que celles de curieux personnages masqués que nous ne comptions jamais parmi nous avant ou après notre manifestation et qui jetaient des mottes de terre sur leurs collègues pour justifier leurs assauts…

Je n’avais jamais l’impression, même depuis l’arrivée de Lucie dans ma vie, que toutes ces choses fussent loin de moi, au contraire : chaque acte, chaque participation, chaque événement qui avait provoqué la colère de nos magistrats restait pour moi un frais souvenir dont je pouvais à loisir me réjouir, que je pouvais me raconter en riant en silence, comme si je me trouvais devant une bonne bière avec moi-même, que je me secouais amicalement l’épaule pour me reprendre au milieu de mon récit, me rappelant à moi-même le détail oublié et qui tuait, ce qui ne pouvait que produire l’effet voulu, avoir la conséquence obvie : celle de convaincre o fulano encore dubitatif de la justesse de nos vues, dans la joie de la contestation. Ce n’était pas de la naïveté, mais de l’espoir, encore, que la mise en scène, au milieu de la rue, du conflit israélo-palestinien sous forme d’un combat de boxe ridicule entre un David bardé d’armes perché sur un bouclier aux couleurs multiples de l’Occident et soutenu par quatre hommes masqués des mêmes, et un Goliath grassouillet, mais trop bas, tout seul et pourvu d’une fictive ceinture d’explosif, le tout brodé d’un scénario burlesque, ne puisse qu’attirer les applaudissements d’une foule, même uniquement composée de juifs, et mener à leur conversion pour notre cause désespérée.

Fraîches encore, ces images de défaites, de dégoûts, de déceptions surtout… De déceptions terribles, lorsque je me revoyais au milieu de mes amis, après la réalisation d’une pièce et d’un débat convaincants sur un sujet, le travail social, pour lequel nous avions acquis une certaine crédibilité, on nous demandait des suites, des reprises et je me retrouvais solitaire enthousiaste à vouloir effectivement suivre les conseils de notre public échauffé, que nous laissions refroidir et mourir dans l’obscurité froide des sorties de nos locaux fatigués, sans la perspective d’un recommencement, d’une prolongation, d’un affinement, de quelque chose, en somme, qui rentabilise notre effort vers ce sujet. Je me souviens aussi, avec dépit, de la face réjouie, imbécile, de celui que je croyais inébranlablement fidèle, solide parmi les piliers du Centre Libertaire, et qui m’annonça fièrement avoir jeté les trois cents affiches surnuméraires qui avaient stagné au grenier de notre lieu de rencontre pendant trop de temps, mais que je venais d’annoncer, deux jours plus tôt, vouloir aller placarder nuitamment par toute la ville avec Jérôme, armé de colle et de ballets-brosses, dans l’espoir amusé de penser que toutes ces affiches, aux contenus artistique, humoristique, talentueux (pas le mien, de talent, mais celui de plusieurs de nos glorieux prédécesseurs retombés entre-temps dans l’oubli parfait), clamant notre militantisme athée, anti-religieux (« Contre le Sida, la capote, pas la calote »), libertaire (« L’ordre, c’est le bonheur »), anti-capitaliste, écologiste, anti-consumériste (« La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons »), allait peut-être réveiller dix ou vingt consciences, et que cette nuit de travail, ou ces deux nuits, ou ces trois nuits, allaient justifier les dix années d’endormissement des affiches et leur stockage encombrant au fond d’une pièce sombre. Jeune, encore, cette scène où, au milieu de 300 militants de tant d’obédiences différentes, je me faisais applaudir pour le récit par Serge Rubin de mon intervention décidée en opposition à la signature d’un accord non seulement superflu, mais insultant, au cours d’une réunion avec les ONG et les syndicats qui exigeaient de nous, pour prix de leur association à notre mouvement, lui-même fruit d’un travail de longue haleine, le renoncement à la quasi-totalité des principes que nous avions adoptés dans la joie de notre ensemble large et -à notre niveau- œcuménique, alors que, dix minutes après, passant au vote, la même assemblée dont j’avais reçu l’ovation, guidée par des masses partidaires et des intérêts que je ne comprendrais qu’au jour du contre-sommet, massivement, entérinait l’accord traître, qui provoqua ma démission dégoûtée du secrétariat de ce que je croyais avoir été une coalition historique de mouvements minoritaires et qui m’avait apporté l’espoir qu’un travail en commun, sans les figures officielles, sans les tenants des plus grandes parts de marché de la gauche militante, était possible.

Et fraîche encore, cette impression éteinte, ce sentiment diffus, de défaite, que je faisais partie de cette « razza in estinzione», mais je ne voulais pas le croire, qui voulait « vraiment changer la vie » (cambiare veramente la vita)…

Comme le disait Gaber.

La Confusion des Genres, p. 1-8

Monday, December 30th, 2013

Voici les premières pages d’un tome qui en fait 283 A4 bien dégagées. Et, non, ce n’est ni une auto-biographie (on s’en rendra vite compte), ni une auto-fiction. C’est un récit à la première personne qui pose un constat subjectif à long terme sur une trentaine d’années de la gauche… J’insiste sur le “subjectif”. Un conseil: pour une meilleure lecture, copiez-collez ça sur un wordpad.

La lignée de la mère

Souvent, je me réveillais en sueur. Dès l’arrivée du sommeil, lorsque je finissais d’éteindre mon ordinateur –opération qui semblait prendre de plus en plus de temps pour des raisons que je ne parvenais à comprendre malgré les explications de Marc, toujours aussi dévoué par ailleurs à tenter de nous convaincre que nous devrions passer à Linux plutôt que de nous obstiner à la facilité imbécile et moutonnière des attrape-mouches Microsoft, dévotion que je payais bien mal de mon obstination à considérer l’effort d’un apprentissage minimum aux choses de l’informatique hors de mes capacités-, que j’allais brosser mes dents pour la seconde fois de la soirée –la première ayant eu lieu en même temps que Lucie, juste avant son coucher, trois heures auparavant, et la dernière motivée par les crasses que je m’enfilais devant l’écran de mes préoccupations nocturnes-, que je m’étendais enfin les yeux piquants de sommeil sous l’édredon, travaillés par le désir de ne pas se fermer et le besoin de le faire, je savais que quelque chose me prendrait dans les méandres de ma nuit, là où d’autres situent le sommeil profond et les terreurs nocturnes, quelque chose me saisirait dans l’impression noire de ces morceaux de sommes sans lune où l’on se repose des animations des songes –et que je serais encore loin de l’aube. A l’instant où ma poitrine se relevait sous l’effet d’une angoisse née avant l’endormissement mais qui ne se manifestait que pendant cette phase à laquelle certain estime qu’il faille lui consacrer la moitié de son existence, je constatais avec un dégoût toujours renouvelé que ma chevelure était inondée de transpiration. Avant même de me mettre debout, je retournais l’oreiller le côté sec vers le haut en vue du moment où j’allais me recoucher, je posais les pieds sur le sol et j’inspirais une ou deux fois profondément, puis je me dirigeais vers la chambre de Lucie pour écouter sa respiration avec l’impression que c’était elle qui m’inquiétait, avant même, déjà, de clore mes activités en ligne.

Une fois ma préoccupation éteinte, aussi bien par le souffle de Lucie qui se réverbérait sur ma main lorsque je l’approchais de sa bouche que par le mouvement de son corps et le léger bruit qu’il provoquait sur la literie –comme si le simple fait de la savoir vivante pouvait suffire à la deviner en bonne santé et la penser immortelle-, je me remettais à penser à mes travaux vespéraux. Je quittais sa chambre sans un autre coup d’œil, avec la certitude inconsciente que plus rien jusqu’au petit déjeuner ne pouvait plus lui arriver, sans même me murmurer qu’il était ridicule de me réveiller ainsi en pleine nuit et sachant que cela m’accablerait encore mille fois jusqu’à ce qu’elle atteigne un âge qui me donnerait de tout autres soucis, pour lesquels je prévoyais d’autres types de veilles, d’autres genres d’angoisses, mais que je refusais encore de considérer, songeant que c’était les mêmes que je n’avais pas supportées chez ma mère lorsque mon adolescence avait commencé à me faire quitter le nid et rendre ses inquiétudes emmerdantes.

C’est alors que je me mettais à associer, « nuit après nuit après nuit », les peurs qui m’animaient dans mon sommeil et que je liais à Lucie, avec les travaux qui emplissaient ces heures en plus d’une bonne partie de mes jours. Je songeais par exemple à l’article que Caroline espérait pour le lendemain et auquel j’avais posé les avant-dernières virgules, qui attendait, après que j’aurai eu conduit Lucie à l’école, mon ultime relecture du matin avant son envoi pour publication –ou du moins pour évaluation avant approbation, car je n’espérais pas qu’il soit accepté sans plusieurs relectures, corrections et réécritures, ce qui à la fois me désolait et me décourageait, mais je n’osais le dire, ni à Caro, ni à Giulio –seul Marc savait que je résistais constamment à l’envie d’abandonner ma collaboration, respectait mon humeur et me motivait de la seule manière qu’il connaissait et qui s’avérait chaque fois efficace : par la valorisation de son amitié pour moi, mais bientôt même celle-ci allait perdre de son efficacité ; ou alors je songeais à mon travail de traduction d’un chapitre de Chomsky qui me posait plus de problèmes de compatibilité idéologique que de linguistique, redoutant de me retrouver encore une fois en conflit avec celui que la plupart d’entre nous considéraient comme le phare intellectuel de notre mouvement, malgré tous les désaccords et toutes les divisions qu’il provoquait, non pas dans le monde intellectuel académique, que nous raillions et que nous n’estimions pas, mais entre nous qui sentions bien que la confiscation de notre qualificatif par lui était usurpée et réclamait, malgré notre admiration et notre respect pour lui, une réappropriation –ou plutôt, puisque nous n’aimons pas ce terme, une désappropriation et une recollectivisation ou une individualisation ; ou encore, je songeais aux dernières phrases de la nouvelle que je cherchais à terminer sans succès, qui m’imposait une pause que je ne désirais pas, mais qui s’avérait nécessaire, car je ne parvenais pas à trouver une fin qui soit digne d’un milieu que je considérais intelligent, nouveau, convaincant et utile, qui avait suivi un début original et accrocheur, ce qui m’était si difficile à produire depuis que j’avais commencé à écrire –c’est-à-dire bientôt vingt-cinq ans ; ou enfin, pour m’arrêter dans mes exemples et éviter de les multiplier par le nombre de mes activités, je songeais encore au compte-rendu de la dernière réunion de l’IRé, que j’avais terminé mais que j’hésitais à envoyer tel quel sans une révision par l’un ou l’autre des membres qui avait pu y assister, cependant que je cherchais en vain à qui j’aurais pu confier ce qui deviendrait alors un brouillon et susceptible d’être jugé alors que mon orgueil me commandait de ne plus y toucher, non par paresse –même si c’était l’un de mes principaux défauts, il ne m’accablait que lorsque je devais travailler pour de l’argent et pas pour ce que j’estimais avoir une vraie valeur-, mais parce que je répugnais à laisser à un membre de l’InterRéseau le droit de me critiquer, ce qui, j’en conviens, ne concorde guère avec mes idées, mais dominait malheureusement mon individu. Toutes ces réflexions me ramenaient à une seule, celle de l’angoisse du parent qui laisse à son enfant le monde tel qu’il n’est pas parvenu à le changer en bien pour l’accueillir. J’avais beau estimer que depuis mon arrivée à l’âge adulte mon énergie avait été essentiellement tournée vers ce désir quand elle n’était pas consacrée à ma subsistance, je ne pouvais m’empêcher de culpabiliser concernant deux choses. La première, c’était la faiblesse des résultats, tant des miens que de la collectivité, pour évoluer vers un état meilleur du monde. Nous avions participé à des mouvements tels qu’on pouvait en nombre et en proportion les comparer à ceux de la Première Internationale, intellectuellement en apprécier la richesse et la diversité à l’aune des vigueurs de l’après-68 et concrètement équivaloir notre quantité et variété d’expériences à l’Espagne de 1936, additionnée de la Commune de 1871, de Kronstadt, de Makhno et des utopies locales du début du XXème Siècle. Pourtant, nous ne parvenions à convaincre que nous-mêmes, à ne gagner que des minorités presque impalpables de par le monde et à perdre par le jeu des âges et des ambitions personnelles une grande partie de nos forces. Ces vingt années de respirations haletantes, je les ai soufflées aux visages de centaines, de milliers, peut-être, de personnes qui souffraient des rapports inégaux, des règles établies, des amendements séculaires ou des volontés patriarcales. Mais ils ne se levaient pas. Jusqu’à ces dernières années, je ne ressentais chez eux que d’infinitésimaux frissonnements, rien de très vivant.

Restaient finalement nos pauvres carcasses de « reduci » jetées à la risée de ceux qui nous avaient quittés sous prétexte de réalisme et de pragmatisme et en tout cas de ceux qui ne nous considéraient que comme des obstacles d’envergure moyenne ou médiocre, des espèces de facteurs incontournables, mais à la limite utiles en ce qu’ils justifiaient à la fois les budgets sécuritaires et la démocratie qui nous tolérait, disait-on, parce que, bonne poire, elle tolère tout, même ce qui la conteste de manière non démocratique, à condition que l’on joue le jeu de la démocratie, ce qui se mordait la queue, certes, mais ne dérangeait presque personne, car comment montrer à mon beau-père, et c’était là la deuxième faiblesse que je ne me pardonnais pas, mon incapacité à convaincre les personnes que j’aimais, que, contrairement aux assertions des journaux, nous n’étions en réalité pas plus libres de contester la démocratie telle qu’elle existait sous le prétexte qu’elle n’existait pas en essence, puisque justement elle nous laissait la contester pour autant que nous ne critiquions pas son essence. Cela me rappelait ces chrétiens qui se targuaient d’être libres parce qu’ils avaient choisi, disaient-ils, de se soumettre à Dieu de la manière qu’ils avaient estimé conforme, mais qui refusaient de considérer que cette soumission consistât en une limite substantielle de leur liberté, comme ces « libres penseurs » britanniques, pour lesquels il n’existait qu’une limite : celle de la foi en Dieu. Comme si la liberté devait s’imposer des limites, perdre son essence pour exister. Par exemple, s’il était impossible de la considérer hors du carcan de la propriété privée, dont la fonction première, avant de donner un droit à quelqu’un, était bien d’en priver tous les autres. J’avais de la considération pour mon beau-père mais je ne pouvais m’empêcher de lui trouver un esprit étroit et incompatible avec un raisonnement logique à plusieurs étages comme il était nécessaire de poser pour expliquer mon point de vue, surtout que la patience n’était pas exactement sa principale vertu et que lorsqu’il commençait à voir qu’il perdait pied, plutôt que de me réclamer des éclaircissements, il me laissait en plan en me disant que mon raisonnement ne tenait pas debout. Il me fallait bien reconnaître que les faiblesses qu’il manifestait étaient le lot de la plupart des personnes que je connaissais en dehors de nos cercles de militants et je constatais qu’il fallait sans doute se situer en dehors du système de pensée établi pour en comprendre les défauts. Mais cela n’est pas suffisant, car, si vous vivez depuis votre naissance hors de ce système de pensée établi, vous n’en saisissez pas plus les défauts que si vous y êtes ; et j’en dois conclure qu’il faut y avoir vécu et en être sorti pour le comprendre effectivement. Toute l’équation réside alors dans la problématique : comment en sortir ? Et par là même, je posais la question : comment en étions-nous sortis ? Et, peut-être plus difficile encore, comment ceux qui se moquaient de nous y étaient retournés ?

Suite ici.

La confusion des genres – extrait 1 (pages 7-9)

Tuesday, June 18th, 2013

Restaient finalement nos pauvres carcasses de « reduci » jetées à la risée de ceux qui nous avaient quittés sous prétexte de réalisme et de pragmatisme et en tout cas de ceux qui ne nous considéraient que comme des obstacles d’envergure moyenne ou médiocre, des espèces de facteurs incontournables, mais à la limite utiles en ce qu’ils justifiaient à la fois les budgets sécuritaires et la démocratie qui nous tolérait, disait-on, parce que, bonne poire, elle tolère tout, même ce qui la conteste de manière non démocratique, à condition que l’on joue le jeu de la démocratie, ce qui se mordait la queue, certes, mais ne dérangeait presque personne, car comment montrer à mon beau-père, et c’était là la deuxième faiblesse que je ne me pardonnais pas, mon incapacité à convaincre les personnes que j’aimais, que, contrairement aux assertions des journaux, nous n’étions en réalité pas plus libres de contester la démocratie telle qu’elle existait sous le prétexte qu’elle n’existait pas en essence, puisque justement elle nous laissait la contester pour autant que nous ne critiquions pas son essence. Cela me rappelait ces chrétiens qui se targuaient d’être libres parce qu’ils avaient choisi, disaient-ils, de se soumettre à Dieu de la manière qu’ils avaient estimé conforme, mais qui refusaient de considérer que cette soumission consistât en une limite substantielle de leur liberté, comme ces « libres penseurs » britanniques, pour lesquels il n’existait qu’une limite : celle de la foi en Dieu. Comme si la liberté devait s’imposer des limites, perdre son essence pour exister. Par exemple, s’il était impossible de la considérer hors du carcan de la propriété privée, dont la fonction première, avant de donner un droit à quelqu’un, était bien d’en priver tous les autres. J’avais de la considération pour mon beau-père mais je ne pouvais m’empêcher de lui trouver un esprit étroit et incompatible avec un raisonnement logique à plusieurs étages comme il était nécessaire de poser pour expliquer mon point de vue, surtout que la patience n’était pas exactement sa principale vertu et que lorsqu’il commençait à voir qu’il perdait pied, plutôt que de me réclamer des éclaircissements, il me laissait en plan en me disant que mon raisonnement ne tenait pas debout. Il me fallait bien reconnaître que les faiblesses qu’il manifestait étaient le lot de la plupart des personnes que je connaissais en dehors de nos cercles de militants et je constatais qu’il fallait sans doute se situer en dehors du système de pensée établi pour en comprendre les défauts. Mais cela n’est pas suffisant, car, si vous vivez depuis votre naissance hors de ce système de pensée établi, vous n’en saisissez pas plus les défauts que si vous y êtes ; et j’en dois conclure qu’il faut y avoir vécu et en être sorti pour le comprendre effectivement. Toute l’équation réside alors dans la problématique : comment en sortir ? Et par là même, je posais la question : comment en étions-nous sortis ? Et, peut-être plus difficile encore, comment ceux qui se moquaient de nous y étaient retournés ?

Il me semblait que je réinventais le mythe de la caverne augmenté de cette nouvelle inconnue à l’équation qui impliquerait que certains philosophes, après avoir vu les idées dans leur réalité, auraient décidé de retourner s’enchaîner, et je ne voyais guère comment convaincre Roberto de la quitter, lui pour qui les écologistes signifiaient la surtaxation de son camion ; les socialistes la multiplication des impôts sur les petits patrons autonomes dont il était ; les communistes une engeance qu’il fallait interdire d’exercer la politique puisqu’ils étaient opposés à la liberté d’entreprise, donc à la liberté tout court ; les anarchistes guère autre chose que des terroristes que rien ne distinguait des musulmans qui obligeaient leurs femmes à porter des vêtements dont il ne parvenait à retenir ni les noms, ni les définitions ; les féministes des emmerdeurs (et plus généralement des emmerdeuses) dont la tâche était achevée depuis des décennies et qui ne savaient pas quand il fallait s’arrêter.

Pendant l’exposition, les travaux continuent…

Thursday, April 11th, 2013

Ce blog n’est pas fermé, il est en souffrance de temps et de motivation, mais il n’est pas question, encore, qu’il meure…

En attendant, j’invite la lectrice et le lecteur à déclarer ennemis du peuple tous ceux qui s’attaquent toujours un peu plus aux soins de santé, à l’enseignement, aux transports publics, qui bradent la vie des femmes et des hommes au nom d’une austérité qui sert de cache-sexe à une politique qui doit faire mouiller l’ex-dame-de-fer “là où elle est”, qui vous vendent des nécessités là où il n’y a que celles des amasseurs, qui considèrent comme superflu ce que chacun est en droit de considérer comme essentiel dans sa quête du bonheur terrestre; je les invite aussi à ne jamais renoncer à la lutte contre la foi, les dogmes, les allumés, les inspirés, les éclairés qui trouvent dans un livre, un haddit, un verset, un évangile, un traité d’économie autrichien la vérité de toute la vie et de tout savoir; je les invite à pendre, fut-ce symboliquement, tous les faiseurs de papier inutile, tous ceux qui n’ont rien à dire qui vaille et qui vous vendent de la consolation; tous ceux qui n’ont d’originaux que leurs plans commerciaux; n’hésitez pas à pendre Amélie Coelho, Alain Nothomb ou Paulo Minc; n’hésitez pas à jeter au feu… pardon, au recyclage, les livres imbéciles de Bernard Glucksmann ou André-Henri Lévy; ne votez pour aucun parti qui a ait fait preuve de son attachement au courant dominant, qui vous vend toujours plus blanc avant élection, et repasse les mêmes soupes le jour d’après…

Essayez autre chose.

Essayez de travailler moins, de consommer moins, de planter des graines pas homologuées Grosse Industrie, de moins râler sur le temps et de chauffer moins vos pièces chimiquement isolées; de refonder des liens avec le libraire, le maraîcher et le boucher; de vous acheter un vélo, d’apprendre à le regonfler, à réparer un pneu, à remettre une chaîne, à la huiler; d’arrêter de chier sur les transports publics et de vous reporter sur les files de conducteurs tout seuls dans leurs grosses berlines; et de penser à tout ce qui fait qu’on va dans le mur…

Lisez Kropotkine, Proudhon, Bakhounine, Malatesta, Debord, Goldman, Luxembourg, Marx, Goodwin, Lucien, Epicure, Chomsky, Jorion, Miller (Henri et Arthur), McCullers, Steinbeck,…

A plus tard, qui sait, sur les barricades?

Extraits d’Imbrications

Friday, December 21st, 2012

De mon incapacité à convaincre les personnes qui m’étaient proches depuis tant de temps (et que dire de mon frère, qui venait d’accepter de se présenter aux prochaines élections parlementaires sous une bannière qui criminalisait depuis presque toujours tous les mouvements auxquels j’avais participé depuis la fin de mon adolescence), je ne ressentais aucune frustration, aucun sentiment d’inaboutissement, seulement un énorme complexe de culpabilité, du fait que j’estimais avoir l’intelligence nécessaire pour les amener à nous suivre et que, n’y parvenant pas, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : c’était ma propre personnalité, prétentieuse ou méprisante, comme on me l’avait déjà soulignée, qui les empêchait de s’accorder pour changer de route et participer à un monde effectivement meilleur, plus égal et plus libre, moins dangereux et moins désespéré. Pourtant, au cours de maintes discussions, je m’étais aussi entendu dire que, si je me présentais, les mêmes personnes qui me taxaient d’orgueil surdimensionné et de mépris pour leurs intelligence, juraient qu’elles voteraient pour moi, persuadées que j’apporterais quelque chose de nouveau et peut-être parviendrais à résoudre les problèmes qui les touchaient particulièrement. Comme il n’en aurait pu être question, les élections dans le cadre d’une démocratie représentative figurant pour moi l’aboutissement de l’exploitation intellectuelle des masses et ne pouvant en aucun cas permettre l’émancipation des populations, je me renfermais lors de ces discussions dans un discours brumeux –souvent lié à l’alcool y ingurgité- qui devait justifier de ma position (« Nan, c’est pas de l’antiparlementarisme primaire ! Et, nan, j’suis pas poujadiste ! ») et qui ne servait généralement qu’à faire croire à mes interlocuteurs que ma paresse restait plus forte que mon ambition révolutionnaire ou que mes belles idées n’étaient destinées qu’à les rester (« un’idea, un concetto, un’idea, Finché resta un’idea, é soltanto un astrazione… »), qu’en fin de compte ma position politique n’était qu’une posture –au moins, évitais-je probablement le terme d’imposture de la part de ceux qui m’aimaient.

Friday, December 14th, 2012

J. TARDI, Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB, Casterman, 2012.

Jacques Tardi ne nous déçoit pas, même quand il se met en difficulté.

Plus de 160 pages de récits relatant l’histoire d’un soldat de la IIe guerre mondiale.

Ce serait peut-être banal ou juste un témognage intéressant si ce n’était pas le travail de Jacques Tardi, qui parvenait à nous toucher sur la Guerre de 14-18, à laquelle avait participé son grand-père; cette fois, c’est son père, servant d’un char Hotchkiss, capturé dès 1940, qui raconte à son fils dix ans de sa vie, de 1935 à 1945. René Tardi passera notamment plus de quatre ans dans un stalag allemand, sur la Mer Baltique. Un récit étonnant, présenté comme un dialogue entre le père prisonnier et son fils âgé d’une quinzaine d’années. Tardi s’est inspiré, pour reconstruire cette belle relation avec son père décédé depuis 1986, des cahiers que ce dernier avait rédigé pour lui quelques années avant de mourir.

Changeant de période, d’horizon, il n’est plus en France, ni aux alentours des années 1910. Son souci du détail, de l’information, mêlé à son sens de la mise en scène, de l’adaptation, nous offre plus qu’un reportage au sein du monde des prisonniers de guerre. Il prête également à son père ses vieux réflexes anarchistes -à moins qu’ils ne fussent authentiques-, ce qui n’est pas pour nous déplaire. A un détail près, Tardi ne cherche jamais à embellir ou à manipuler l’histoire pour nous la rendre. Il la dessine telle qu’il la lit.

Tardi, pour la première fois à ma connaissance, se déshabille lui-même et n’hésite pas à montrer la passion qu’il devait éprouver pour son père, une passion de petit garçon qui vécut ses premières années sans son père, d’un adolescent bouleversé par le caractère fermé, colérique de son paternel.

Le résultat, c’est probablement l’un des meilleurs opus (auquel ont participé ses enfants et sa femme) de ce géant sans Dieu, ni maître, comparable en vigueur à “Ici-même” et dans le souci de la reconstitution à “C’était la guerre des tranchées”.

Jacques Tardi, une fois de plus, n’a pas pu nous décevoir.

Carnavals (25 juin 1999)

Tuesday, May 8th, 2012

Dans les ornières
Dans les refuges
Il y a des corps
Endimanchés.

Tous les flambeaux
Se sont éteints.
Les grondements
Sourdent plus loin.

Les routes éparpillées de cortèges tout vibrants de la ferveur enragée de peuples qui n’existent pas.

Les lumières étaient chaudes -crépitants flashs multicolores tout à leur joie.
Une fois finie la bringue, ballent les bras le long des corps décomposés -gueules de bois infernales -on ne se sent pas dessouler.

Puis le soir tombe
Sur les campagnes,
Les défilés
Se désagrègent.

Les masques jaunes
Les masques rouges
Grisent de vie
Dans les ornières.

Dans les refuges, les belles-mères effectivement montrent leurs langues autour des pantins sacrifiés à de meilleurs printemps.

Les rues se massent d’ivresses discontinues -Chacun se presse, pour effleurer l’agneau qui emporte avec lui le malheur de la cité.

La nuit s’achève enfin sur ce qu’il n’est même pas drôle d’appeler un rite de purification.

Bravo, Emile

Saturday, February 18th, 2012

Juste pour vous manifester mon affection récente et tardive pour un auteur de bandes dessinées pas banal, en dépit de ses principes a priori peu novateurs; Emile Bravo tente de retrouver les chemins de la bédé pour enfants, ou en tout cas pour jeunes, à travers sa vision de Spirou (Le Journal d’un Ingénu, largement primé) ou son personnage maintenant fétiche des épatantes aventures de Jules. Et pourtant, rien n’est simpliste, ni linéaire, dans les scénarios de cet excellent dialoguiste, au demeurant graphiste de grand talent.

Le trait un peu gras donne un beau relief à l’ensemble qui hésite avec subtilité entre ligne claire et nervosisme à la Franquin. Les ellipses narratives sont nombreuses et bien situées, et permettent d’équilibrer de longues sections de dialogues complexes, rendus très naturels par des coupures liées au contexte, comme un coup de téléphone qui hache le raisonnement d’une scientifique ou l’arrivée à destination des personnages occupés à discuter sur le mythe d’Orphée dont on n’aura le fin mot qu’en conclusion de volume.

L’auteur n’hésite pas à sacrifier ou faire disparaître un personnage secondaire avec plus de naturel que ceux qui ont tendance à les conserver par fidélité ou par souci d’efficacité. Ainsi, autour de Jules, il arrive qu’on ne voie pratiquement pas sa petite amie pendant presque tout un album -alors qu’elle est si attachante-, que tel ami, devenu trop grand (Jules vieillit moins vite que son entourage en raison de ses voyages spatiaux), disparaisse, que ses amis extraterrestres soient carrément absents au cours de telle ou telle aventure, en dépit du ressort comique potentiel qu’ils représentent et de l’évidence qu’ils ont acquise dans le vécu de notre héros.

Bravo étale avec sympathie et brio toute sa science, qui est grande, pour familiariser les enfants aussi bien avec la politique (dans le Journal d’un ingénu), avec la philosophie, la cosmologie, ou la physique, et même un brin de “théologie pour les nuls” (dans l’excellent “La question du père”). La science-fiction n’hésite pas à flirter avec le réalisme et Jules se retrouve de fait à cheval sur les deux styles, mais avec autant de bonheur que d’humour.

Les morales déversées par des extraterrestres délirants sont autant de possibilités de réflexions pour les jeunes, les plus jeunes et les moins jeunes. Enfin, il n’hésite pas à se mettre en danger en présentant une thèse scientifique en début de volume pour ensuite la démolir par la bouche (invisible) d’un autre personnage. Cette dialectique interne, accueillie par Jules auquel le lecteur ingénu (tel Spirou) peut s’identifier, enrichit encore le monde vivant, mobile, fluide de l’auteur.

On hésite toujours à fixer l’âge du public d’Emile Bravo. Parfois, on a un peu l’impression qu’il est plus jeune que soi; parfois, que la masse de dialogues s’avère inaccessible aux enfants; l’action de certaines pages tranchant avec l’inertie de beaucoup d’autres pourraient s’avérer un obstacle marketing à ses scénarios, mais ce n’est pas moi qui m’en plaindrai: j’adore.

Emile Bravo s’est également amusé à massacrer les contes traditionnels, mais je m’abstiendrai d’en dire trop, car je n’ai pour l’heure parcouru que l’un de ses volumes qui, pour drôle qu’il était, me convainquait moins.

J’en reviens à mon titre: Bravo, Emile.