L’échiquer brésilien en 2016
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20-21 mars 2016 – Thierry Thomas
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L’actualité brésilienne est terriblement complexe à comprendre, surtout pour qui ne suit les événements que de loin et via les médias traditionnels européens. Il est difficile de vous donner toutes les sources dont je me suis servi pour rédiger les notes qui suivent. Cependant, vous pouvez en retrouver l’essentiel sur les sites repris en note de bas de page, outre, pour ce qui concerne les éléments institutionnels, wikipedia (qui n’est pas une source en soi, mais une base de faits à vérifier).
D’avance, mes excuses pour la longueur de cet article, mais il n’y avait pas moyen de faire plus simple, contrairement à ce qu’un “papier” du Soir, de la Libre ou de la RTBF le suggérerait.
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Le Brésil est-il au bord d’une dictature du prolétariat ?
Non. Je n’irai pas jusqu’à dire « malheureusement, non ». Cela dit, il est bon de renverser un certain nombre de certitudes locales. Certains canards méritent qu’on leur casse quelques pattes.
A l’écoute de la RTBF, à la lecture de quotidiens belges en ligne, le gouvernement de Dilma Rousseff tendrait dangereusement vers une forme autoritaire et corrompue, alors que des millions de courageux citoyens seraient descendus dans la rue pour défendre l’action d’un juge fédéral, auquel certains vont jusqu’à s’associer sous le slogan « Nous sommes tous Sergio Moro ».
Or, si cela ressemble à la réalité, ça n’en a que l’apparence.
S’il est vrai que le gouvernement Dilma Rousseff est actuellement secoué par une série de scandales, il faut savoir que la présidente elle-même n’est pas soupçonnée de quoi que ce soit, sinon de chercher à défendre son prédécesseur.
Par contre, on ne parle pas beaucoup des membres des différents partis qui composent sa majorité actuelle et qui eux sont pleinement éclaboussés par des accusations de corruption, concernant notamment l’entreprise semi-privée, semi-publique Petrobras ; parmi les personnes concernées, en tête figure l’actuel président de la chambre des députés, Eduardo Cunha, ennemi intime de la présidente, et qui barre systématiquement toute possibilité de changements de législation vers la gauche.
Le plus « cocasse », c’est que nombre de ces personnages, députés, éclaboussés par l’opération judiciaire nommée « Lava-Jato », se trouvent en première ligne pour demander l’impeachment de la présidente (autrement dit, sa destitution « légale »).
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Comment cela est-il possible ? Le gouvernement brésilien n’est-il pas de gauche.
Non. Il ne l’est pas. Il faut d’abord savoir que la présidente a beau avoir été élue au premier tour avec plus de 50 pour-cent des voix exprimées, elle a dû, tout comme lors de son premier mandat, et tout comme son prédécesseur, Luis Inácio Lula da Silva, s’allier avec plusieurs partis de droite dure, le premier desquels étant le parti du vice-président, Michel Temer, mais aussi d’Eduardo Cunha, le PMDB.
Sur 23 ministres, le PT et le PMDB en comptent 5 chacun. Mais ils n’auraient pas encore la majorité à eux seuls. A gauche, seul le PCdoB compte un ministre, celui de la défense. Mais plusieurs autres partis sont également représentés dans le gouvernement : le PSD, le PDT, le PTB, le PROS et le PR, chacun comptant un ministre. Tous les autres ministres sont considérés « indépendants ».
Cette alliance entre le PT et ces partis qui se considèrent tous au centre, ou peu s’en faut, montre déjà que, tant Lula (qui eut jusqu’à 8 partis alliés dans son gouvernement lors de son premier mandat, le sien propre n’atteignant guère plus de 18 % des députés au parlement), que Dilma Rousseff, ou même leur parti ne peuvent guère être totalement responsabilisés pour la politique dans son ensemble, ni pour ses bons, ni pour ses mauvais côtés.
D’autant qu’il faut encore se rappeler deux choses :
-D’une part, le Brésil est une fédération de 26 Etats, plus le District Fédéral de Brasilia, la capitale. Les Etats disposent d’une vaste autonomie, d’un pouvoir qui réduit fortement celui de la République Fédérale. Nombre d’entre eux sont éclaboussés de scandales également.
Au sein des Etats, les mêmes partis actuellement au pouvoir au niveau fédéral sont parfois alliés, mais aussi souvent adversaires. Et parmi les alliés du PT, certains d’entre eux sont alliés avec le principal parti de l’opposition : le PSDB. Ainsi, dans l’État d’Espírito Santo, le PMDB et le PSDB se partagent le gouvernement ; au Maranhão, le PCdoB, de gauche, est allié avec le PSDB, de droite ; dans le Mato Grosso, le gouvernement se partage entre le PSDB et le PSD. Toutes ces alliances au sein des Etats créent fatalement des tensions avec le gouvernement fédéral. Mais il est également vrai que l’appartenance à un parti, au Brésil, ne signifie pas que l’on suive une ligne politique déterminée nationalement. Et cela sera éclairé par le point suivant.
-Car, d’autre part, les députés et sénateurs, quoique membres de partis, se distinguent surtout par leur appartenance à divers groupes d’intérêts. Outre qu’ils sont en moyenne des hommes blancs d’une cinquantaine d’années et détenteurs d’un patrimoine d’un millions de reais, ils se caractérisent avant tout par leurs organes de financement, leur appartenance entrepreneuriale ou même leur religion.
Ainsi, les députés représentant le lobby agroalimentaire sont 153, sur 513 ; les entrepreneurs 207. Sachant que seuls 69 députés sont du PT, on peut évaluer les difficultés qu’ils doivent avoir d’imaginer même proposer une réforme agraire ou une meilleure défense de l’environnement -si tant est d’ailleurs qu’ils le désirent, ce qui n’est pas souvent le cas.
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« Golpe » ?
Il ne s’agit pas ici de défendre Dilma Rousseff ou son prédécesseur, mais de se rappeler que la démocratie brésilienne est très jeune. Les réflexes autoritaires sont très fréquents dans la société brésilienne.
Une certaine nostalgie de l’époque où l’on ne remettait pas en question l’autorité des « colonels » locaux (chefs de réseaux de clientélisme) se reflète dans l’impunité dont jouissent encore les assassins des militants de gauche des régions rurales, par exemple, dans la découverte régulière de situations d’esclavages sur des latifundias ou dans le fait que la Police Militaire, principale force publique de l’État, est la police qui tue le plus au monde.
La gauche brésilienne n’est pas satisfaite de l’action des gouvernements Lula et Dilma, mais elle est consciente de la menace qui pèse sur le pays, et c’est elle notamment qui a appelé, le 18 mars, à un ensemble de manifestations, non pas tant pour « défendre le gouvernement Dilma » que pour appeler au respect des formes démocratiques.
En effet, lors des manifestations « jaunes et vertes », culminant lors du 13 mars, les slogans allaient parfois jusqu’à l’appel à l’intervention militaire (notons, par ailleurs, que jusqu’ici les forces militaires sont restées loyales au gouvernement, bien que la Police Militaire ait montré des signes de partialité dans son comportement vis-à-vis des manifestants, agissant aux ordres du Gouverneur de l’État, et à São Paulo il s’agit de Geraldo Alckmin, sur lequel nous reviendrons plus loin ; la Police Civile, elle, répond aux ordre du Gouvernement Fédéral).
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Mais que se passe-t-il alors ?
Depuis que le PT est au gouvernement, plusieurs groupes d’influence ont manifesté leur insatisfaction, voire leur frustration.
Les premiers de ces groupes sont les médias traditionnellement de droite, à commencer par la chaîne de télévision Globo, qui participa largement au maintien de la dictature et fut très longtemps l’obstacle principal à l’élection de Lula, contribuant entre deux feuilletons à le ridiculiser au cours des campagnes électorales de 1988 à 2002.
Mais la Globo n’est pas seule : les journaux O Globo, A Folha de São Paulo, O Estado de São Paulo, les revues Veja, Época et Istoé se démarquent aussi par leur militantisme anti-PT.
Les rares médias « de gauche » ou indépendants sont peu diffusés et sous-financés. Ainsi le CartaCapital de l’éternel opposant démocrate Mino Carta ou le Brasil de Fato, ouvertement marxiste, par exemple. Peu diffusés, ils ne peuvent de toute façon pas lutter contre des chaînes de télévision privées conservatrices. Les chaînes de radio ne sont guère plus diversifiées.
S’il n’y avait que les médias… Mais les gros entrepreneurs, quoique choyés sous les gouvernements Lula-Dilma, se sont également ligués contre les « affreux gauchistes » (pour rappel, Lula est un ancien syndicaliste et Dilma une ancienne militante communiste). Ainsi, en réaction à la nomination, certes discutable, de Lula comme ministre, des fédérations d’entrepreneurs se sont liguées pour lancer un… appel à ne pas payer l’impôt fédéral. Ceci n’est rien d’autre qu’une incitation à commettre un délit grave. Sachant que la justice s’occupe activement du cas de Lula, ces syndicats patronaux tentent d’influer de manière totalement illégale sur la situation politique.
Et pourtant, ce n’est pas parce que Lula est devenu ministre qu’il échappera à la justice. Certes, il ne sera plus poursuivi par le même juge fédéral, Sergio Moro, lequel travaille avec la Police Fédérale, mais il existe au Brésil un tribunal spécial autorisé à juger des situations impliquant des ministres en exercice. Et ces juges du Tribunal Suprême Fédéral, bien que parfois nommés par Lula lui-même, ne lui sont pas spécialement favorables, contrairement à une série de rumeurs à ce sujet .
Le plus emblématique d’entre eux, Gilmar Mendes, nommé par l’alors président Fernando Henrique Cardoso en 2002, lui-même entaché de nombreuses irrégularités et soupçonné de « gentillesse » à l’égard de personnalités douteuses, a promis un traitement sans concession à Lula. Or il a été chargé de la plupart des dossiers “Lula”. Il n’y a donc aucune raison de penser que Lula échapperait à une éventuelle condamnation s’il devait être reconnu coupable.
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Les médias, les entrepreneurs… C’est tout ? Non.
Au sein du Congrès, de nombreux députés, y compris de sa majorité théorique, menacent la présidente d’une procédure d’impeachment. Ce qui signifie qu’elle risque la destitution si la procédure aboutit. Et pourtant, si l’on considère les causes de cette procédure, force est de reconnaître que le dossier ne la concerne… jamais. Mais cela ne gène pas ses opposants, dont nous avons déjà parlé, parmi lesquels beaucoup lui reprochent d’avoir empêché la privatisation du Pre-Sal, ces champs pétrolifères récemment découverts et pour lesquels Dilma comptent bien que le Brésil, dans son ensemble, puisse profiter, à l’instar du Vénézuéla ou de la Norvège.
L’opposition du PSDB, José Serra en tête, a déposé un contre-projet en 2015 pour renverser cette logique et compte bien l’appliquer si elle revient au pouvoir. On reproche aussi à Dilma dans les milieux financiers d’avoir réduit les possibilités de bénéfices dans les banques en jouant avec les taux d’intérêt jusque là hyper favorables aux « monnayeurs ».
Les médias conservateurs, les députés nostalgiques du « colonélisme », les grands entrepreneurs fatigués de devoir négocier leurs marchés privilégiés, et même les banques, cela fait déjà beaucoup… Mais on ne peut s’empêcher de se demander s’il n’y a pas aussi derrière tout ça une petite influence extérieure. Ce ne serait pas la première fois, sans même remonter jusqu’au coup d’État de 1964. Le gouvernement brésilien a déjà été bousculé pour sa « mauvaise gestion » de la forêt amazonienne, mais aussi pour son intrusion dans les dossiers iranien, syrien ou libyen, par exemple.
En effet, depuis Lula et notamment son excellent ministre des affaires étrangères, l’indépendant Celso Amorim, le Brésil a cessé de figurer dans le « jardin » des USA. Conscients de la force potentielle du Brésil en Amérique Latine, et de l’importance de l’Amérique Latine dans le monde, Lula et Celso Amorim ont initié une nouvelle manière de considérer la politique internationale, impliquant notamment le pays dans le mouvement des BRICS, avec la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Dilma, bien que plus modérément, a suivi la même ligne. Le PSDB, dans l’opposition depuis 2003, lui, s’était distingué pour son suivisme étatsunien durant la présidence de Fernando Henrique Cardoso.
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Et ces manifestations, alors ?
Le 13 mars, nous avons pu assister à de nombreuses manifestations, impliquant en effet des centaines de milliers de personnes, peut-être trois millions de Brésiliens dans de nombreuses villes du pays. Ces manifestants, généralement, apparaissaient sur les images, bien blancs, équipés de lunettes de soleils et habillés de jaune et de vert. Peu représentative de la société brésilienne, plus métissée dans son ensemble, faut-il le rappeler.
Rappelons que deux « manifestants » du 13 mars, Aécio Neves, sénateur du Minas Gerais, et Geraldo Alckmin, gouverneur de l’État de São Paulo, se faisaient l’écho du sentiment de dégoût pour la corruption… Or, l’un comme l’autre sont sujets à scandales. Alckmin est impliqué dans un honteux détournement de repas scolaires dans les écoles publiques, de prévarication dans le cadre du creusement du métro et de rapports peu avouables avec des chefs de gangs. Quant à Aécio Neves, il est soupçonné de détenir des fonds illégaux dans un paradis fiscal, de tremper dans des trafics d’influence à Minas Gerais, sans compter que l’un de ses proches amis se trouve empêtré dans une sombre affaire de drogue retrouvée dans… son hélicoptère personnel. Inutile de dire que de tous ces scandales touchant le PSDB, mais aussi le PMDB, les médias traditionnels parlent peu ces derniers temps
Le héros de cette manifestation, le juge Sergio Moro, connu pour son action de « nettoyage » de corruption dans les entreprises de construction, venait de divulguer par voie de presse des « éléments de preuve » à charge contre Dilma et Lula, principalement un enregistrement de conversation téléphonique qui s’avéra, par lui-même, totalement illégal, car relevé hors de tout mandat. Non seulement il était illégal, mais en plus sa divulgation ne respectait pas le secret de l’instruction. Mais il y a plus : les éléments incriminants contre Lula et Dilma ne relevaient que de l’interprétation erronée de quelques mots lancés par Dilma. Moro l’a lui-même reconnu : il n’y a pas grand-chose dans ces enregistrements. Autrement dit, le juge fédéral a jeté de l’huile sur le feu de manière illégale et illégitime. Mais, une fois l’huile versée, évidemment, le feu est difficile à éteindre. D’autant que les médias ne contribuent pas à remettre ces éléments dans l’ordre et le contexte adéquats.
Alors, pourquoi le juge fédéral a-t-il fait cela ? (23 mars 2016)
Note supplémentaire du 11 avril 2016: Rien de ce qui précède n’a perdu de sa pertinence. Les doutes à l’égard de l’action judiciaire de Sergio Moro sont de plus en plus légers. Le PMDB négocie avec le PSDB la possibilité -et surtout les suites- de l’impeachment de Dilma Rousseff, qui n’est pourtant pas plus justifié en faits. Cette procédure suit son cours, dans un contexte tumultueux, où le Congrès ne parvient pas à redorer son image… Les grands médias ne parviennent guère à se dépêtrer. Ils se partagent entre les figures politiques, accusent à tour de bras au fur et à mesure des rumeurs et des faits plus ou moins avérés, ne s’entendant que sur une chose: la promotion de l’impeachment et le discrédit du mouvement social qui s’y oppose. Heureusement, les mouvements sociaux et les médias “dominés” sont nombreux et vivants au Brésil. Paradoxalement, donc, ce sont ces derniers, déçus par le PT, qui pourraient participer au sauvetage du gouvernement de Dilma Rousseff, même privée (de manière ambiguë) de son principal partenaire.
A suivre… de près!