Que diable est-il en train d’arriver ? Une analyse en trois actes.

Un article signé par une sociologue brésilienne, docteur de l’USP et professeure de l’UFRGS, Raquel WEISS
L’original se trouve sur le site suivant:
http://www.socionautas.com.br/2013/06/que-diabos-esta-acontecendo-uma-analise.html

Face à la multitude qui s’est emparée des rues dans plusieurs villes de notre pays, lundi dernier 17 juin, le thème qui revenait le plus souvent dans la presse était l’indignation envers les événements. Qui sont ces gens ? Que veulent-ils ? D’où ont-ils surgi ? Journalistes, scientifiques, politiciens, tous s’interrogent à ce sujet. Répondre à ces questions ne sera pas chose facile, et je ne pense pas qu’il existe une réponse unique et définitive, d’autant plus qu’il s’agit d’un mouvement en cours. Mais ceci ne peut être une excuse pour ne pas chercher à comprendre, et ce que je propose ici est une tentatitve d’analyse à partir du répertoire théorique que je considère adéquat, dans le cadre d’une approche proprement sociologique, et considérant des événements, des idées, des déclarations et des actions avec lesquels nous avons eu des contacts, et qui nous ont amenés à la construction de ce dialogue conjoncturel. L’analyse en trois actes qui suit prend en compte non les manifestations en tant que phénomènes isolés, mais la situation dans laquelle elles se trouvent inscrites, observe les différents acteurs qui agissent et réagissent aux protestations. Chaque acte correspond à différents moments de ce processus et attire l’attention sur différents aspects qui y sont liés.

Premier acte : Pour 20 centimes.

Les manifestations qui protestaient contre l’augmentation des tarifs de transport de bus ont beaucoup gagné en visibilité à travers tout le pays, surtout en raison de l’énorme volume de personnes qui descendirent dans les rues pour exprimer leur mécontentement. Dans les médias, dans les couloirs, de tout côté, on entendait les personnes se demander : tout ce « boucan, c’est vraiment pour 20 centimes ? ». Et bien, oui. C’est-à-dire, plus ou moins. C’est l’objectif le plus évident, mais ce n’est pas un objectif qui serait venu de nulle part, d’un jour à l’autre. Et ce n’était pas l’unique objectif des manifestations. Plusieurs autres manifestations traversent le pays, et même le monde, pour le dire vite, avec les revendications les plus variées, depuis les plus explicites, comme dans le cas de la « marche de l’herbe », jusqu’à des mouvements plus complexes comme Occupy au États-Unis d’Amérique.
Dans le cas particulier du Brésil.ce que nous avons besoin de comprendre, c’est que depuis longtemps déjà, existe un mouvement infatigable de la société civile, mais sous des formes que nous n’avons pas l’habitude de considérer comme des formes d’action « réellement politiques », parce qu’elles échappent aux modèles traditionnels de « médiation ». Ce ne sont pas des partis, ni des mouvements sociaux structurés de formes plus traditionnelles, avec des structures hiérarchiques et des formes d’organisation centralisées et bien claires.

Il s’agit d’un autre univers qui, pour le regard d’un observateur non-averti, fait penser à « une bande de jeunes qui font la fête », ou quelque chose de ce genre. Des expressions apparaissent, qui ne correspondent pas aux analyses traditionnelles concernant la vie politique : collectifs, horizontalité, intervention urbaine. Les noms les plus bureaucratiques et les plus sérieux qui évoquent les partis et les mouvements sociaux traditionnels cèdent la place à des appellations moins prétentieuses, dont le sens, le plus souvent, n’est pas explicite : « L’amour existe à São Paulo », « Mouvement passe libre », « En dehors de l’axe », « À la dérive », « Masse critique », « Bande culturelle », et ainsi de suite.

Soit ! Ils n’ont pas d’organisation hiérarchique, ni ne veulent assumer la forme d’un parti. Mais alors que veulent-ils ? La réponse, cependant, est sans doute aussi variée qu’il existe de ces « mouvements ». Pour autant, il est peut-être possible d’ébaucher une certaine manière de penser une unité : ce sont des personnes, dans la plus grande partie des cas « jeunes », qui se réunissent parce qu’ils partagent une vision du monde, avec l’intention d’inférer d’une certaine manière dans l’ordre des choses. En général, ils promeuvent de nombreux événements et discussions au cours desquels les causes que chaque mouvement défend sont débattues : cela peut être la mobilité urbaine, la lutte pour la légalisation de l’avortement, de la promotion de causes identitaires, etc. etc. etc. Le point de départ est toujours le diagnostic d’un mal, soit dans la ville, soit dans l’Etat, soit dans le pays, voire même dans le monde entier.

Les « ennemis » combattus par ces mouvements ne sont pas aussi facilement identifiables que par le passé. Serait-ce une réponse au manque de sens qui caractérise notre monde contemporain ? L’absence d’un « ennemi unique » contre lequel lutter n’a cependant pas comme conséquence l’absence de proposition ou l’absence d’une cause concrète. L’ennemi n’est plus « la dictature ». Ils valorisent la démocratie, et ne sont d’ailleurs possibles que parce que la démocratie existe. Ils ne veulent pas en finir avec elle, ils ne veulent pas dire « tout cela est une saloperie, jetons tout et recommençons à zéro ». Ils veulent, bien au contraire, prendre position face aux milliers de problèmes concrets qui ne sont pas résolus par la simple existence d’une démocratie. De fait, nous le savons, la démocratie n’est jamais qu’une forme, dont le contenu est construit par les personnes qui y vivent, les personnes qui ont la responsabilité de penser sur ce que nous voulons, sur les conséquences des lois, des pratiques, des politiques publiques.

Il s’agit de mouvements qui, donc, s’emparent de la démocratie, mais ne se contentent pas de laisser les décisions sur tous les sujets dans les mains des représentants élus. Mais ils ne sont pas contre les partis. Ils ne veulent pas abolir, ni remplacer le rôle joué par les partis. Sans doute existe-t-il ici une autre conception de la démocratie : il ne s’agit plus de la démocratie représentative, du type, j’ai voté, et je ne me préoccupe plus de rien, ni d’une démocratie au sens strict. Il s’agit de l’idée selon laquelle la politique se fait tous les jours, par tout le monde. C’est la réaction aux injustices sociales et aux attaques identitaires commises quotidiennement, et qui finissent par être telles qu’elles deviennent loi : l’augmentation du prix du transport public, les légisations sur l’avortement, les lois qui traitent de l’homosexualité comme une maladie, et ainsi de suite.

Dans le contexte de ces groupes, c’est une manière de s’organiser autour de valeurs partagées qui sont réévaluées et réfléchies. Et, naturellement, beaucoup d’objectifs sont transversaux, sont partagés par plusieurs mouvements différents et représentent la vision du monde de nombreuses personnes. C’est un peu ce qui est arrivé tout récemment avec l’augmentation des tarifs de bus : à travers tout le pays, il y avait déjà beaucoup de groupes mobilisés qui réfléchissaient sur les différentes décisions politiques, s’enrichissant de discussions profondes sur le sens de l’espace public et la question de la mobilité. Quand des gouvernements municiapux annoncèrent un peu partout qu’ils allaient augmenter le prix d’un service qui était déjà fort peu accessible, le mouvement a gagné une force inimaginable. Il s’agissait de personnes qui adhéraient déjà à cette cause et qui possédaient un grand pouvoir de mobilisation rendu visible, naturellement, par les réseaux sociaux. Il s’agissait d’une cause considérée juste par une large partie de la population, ce qui a mené beaucoup de gens dans les rues, à cause de 20 centimes.

Deuxième acte : les étudiants bruyants et les gens bien pensants.

La conséquence inévitable d’une revendication qui conquiert de nombreux adeptes et qui n’a pas de résultat est, évidemment, la protestation. Et protester, dans ces cas, ne se fait pas seulement sur Facebook ou Twitter. Ce sont bien sûr des plates-formes importantes, d’échange d’idées et de mobilisation. Mais c’est dans la rue, quand elle est prise, que tout se passe. Par là apparaît un fait entièrement nouveau : les individus qui auparavant étaient isolés, ou qui n’agissaient que dans des petits groupes, se réunissent maintenant en une masse conséquente. Ils marchent ensemble, chantent ensemble, rythment ensemble, crient ensemble. Une véritable métamorphose s’opère. Ces idées qui étaient jusque là simplement bonnes et justes se transforment en valeurs ultimes et irréductibles, acquièrent un caractère presque sacré, inviolable. Et les individus se sentent plus forts : ce que chacun est dans le groupe n’est plus la même chose que lorsqu’il était seul. Et tout ce qui est produit dans ce contexte en vient à être investi de cette énergie extraordinaire.

Il s’agit du processus qu’en sociologie on appelle « effervescence collective ». Cette idée a été développée par un auteur qui m’est particulièrement cher : Emile Durkheim. Il décrit ce phénomène en lui attribuant un caractère « dynamogénique ». L’idée de dynamogénie, qui trouve son origine dans la biologie, signifie une altération des fonctions organiques en rapport avec une intense élévation du tonus vital, engendrée par une surexcitation. Les moments de manifestation sont des moments d’effervescence par excellence, des moments au cours desquels tout semble faire sens, l’individu fait l’expérience d’une énergie énorme, et ceci fait en sorte que la cause pour laquelle il lutte devient la chose la plus importante de sa vie, au moins dans ce présent. Selon le même auteur, ces situations d’effervescence peuvent rendre ces individus capables d’actes héroïques inimaginables, mais également d’actes destructifs. Il est impossible de prévoir le cours des choses, et il est difficile de savoir comment chaque individu réagira face à ces situations.

Quel qu’en soit le résultat, l’expérience de prendre part à une manifestation de cette envergure est quelque chose de transformateur, d’inoubliable et que les individus ne veulent pas voir se terminer. Et, de fait, pour que les valeurs envisagées dans ce contexte continuent à avoir le même attrait, il est véritablement nécessaire de revivre périodiquement ces moments, pour nourrir la foi dans ces idéaux. Ceci garantit une continuité du mouvement et même permet qu’il croisse. Mais, évidemment, la prise des rues provoque une autre conséquence : la réaction de ceux qui y voient leur quotidien perturbé. Qui n’y trouve pas son compte, qui ne partage pas la cause, voit dans ces manifestations rien d’autre qu’un obstacle. Et les personnes qui interrompent leur vie pour faire ce genre de choses, ce ne peut être qu’une bande d’étudiants sans occupation, dont le futur est assuré, qui veulent s’amuser et dérangent la vie des citoyens bien pensants qui doivent aller travailler.

Et, face à ce diagnostic, lourdement repris et répété par la « grande presse », il est plus que naturel que les citoyens bien pensants aspirent à l’ordre, ce qui signifie en finir avec le blocage du trafic et tout ce qui interfère dans la routine. Et qui est responsable de l’instauration de l’ordre ? La police, naturellement.
A un moment déterminé, la police ne réagit pas seulement aux situations considérées comme illégitimes [comme des graffiti, des déprédations, par exemple], mais va bien plus loin : elle fait usage de la force [avec tout l’appareil à sa disposition] pour contenir la manifestation elle-même, comme si la manifestation en soi était un acte illégitime. Je fais ici référence au 13 juin dernier, naturellement, à São Paulo. Personne n’a été épargné. Qui que ce fût, quoi qu’il fît, les coups pleuvaient.

Les scènes enregistrées ont heurté à ce point la conscience publique, allant jusqu’à provoquer l’irritation d’organismes internationaux, qu’il fut difficile de considérer ce type d’action policière comme légitime. Il fut difficile d’accepter que le désir d’ordre fût plus important que l’État de Droit, que les Droits de l’Homme, que la liberté d’expression démocratique. Et c’est ici que commence le retournement de cette histoire.

Acte 3 : Ce n’est pas seulement pour les 20 centimes – C’est pour tout.

Le jour qui suivit la manifestation évoquée plus haut, les moyens de communication, de manière presque miraculeuse (?), commencèrent à raconter de nouvelles versions de l’histoire du mouvement : il y avait eu un problème de respect du côté de la police. Les bons citoyens devaient se mobiliser contre l’arbitraire. Le mouvement est légitime. Les bons citoyens devaient faire partie du mouvement, pour lutter pour un Brésil meilleur, contre la corruption, contre tout. Une vague de patriotisme envahit le pays. Il semblait que chacun se retrouvait dans le sentiment d’appartenance à la nation et voulait faire partie de ce moment historique. Ou de cette grande fête. Même des jeunes qui ne se sont jamais approchés d’une manifestation adhéraient au mouvement, ce qui, en principe, pourrait être quelque chose de très positif. Au vu des centaines de milliers de personnes qui ont pris la rue, c’était la joie de tout côté parce que « le géant s’était réveillé ». Entre vendredi et lundi, quelque chose est arrivé qui a réveillé le pays. La presse qui, auparavant, critiquait amèrement le mouvement, désormais l’exaltait, à pleins poumons. La grande question est : que s’est-il passé ?

Je crois que personne, en pleine conscience, ne croit réellement que ceci puisse signifier une prise de conscience de la part de la presse. Il s’agit, en fait, d’un coup de maître. Nous pouvons recourir à une métaphore pour l’éclaircir. Plutôt que de s’employer de front contre une force opposée à ses intérêts, elle a eu recours à quelque chose de caractéristique des arts martiaux : je n’attaque pas de front, j’absorbe l’énergie et je la rends dans une autre direction. Ce qui renverse l’opposant, c’est la force qu’il a lui-même engendrée. Simple, efficace, génial.

Autrement dit, plutôt que de critiquer les manifestations, les médias les ont transformées en quelque chose qui réponde à leurs intérêts, en incitant une masse de plus en plus grande de personnes à y prendre part. L’effervescence qui était déjà grande est devenue gigantesque. Il faut ici rappeler quelque chose de crucial : l’effervescence est en elle-même neutre. C’est une énergie qui peut créer, conserver ou détruire. Elle confère un caractère de sacralité à n’importe quel idéal qui a les faveurs d’un groupe d’individus. La manifestation n’est pas un lieu de débat, de formation d’opinion. C’est un lieu où les opinions déjà formées se manifestent et gagnent une intensité jusque là inespérée. Et il n’est pas difficile d’imaginer ce qui arrive lorsque les mots d’ordre se comptent par dizaines dans une seule manifestation. Encore plus lorsque les mots d’ordre ne sont pas seulement différents, mais contradictoires. Et quand il ne s’agit pas seulement des mots d’ordre, mais bien de véritables cosmologies (ou de visions du monde, ndt).

Le mouvement qui avait commencé en se positionnant au-delà des partis, mais s’accordant sur des visions de centre-gauche, comptant par ailleurs sur l’appui de partis de gauche, d’un jour à l’autre se vit dépassé par des personnes à leurs côtés qui s’opposaient à la présence de tout parti. Et qui avaient un discours d’opposition au gouvernement brésilien. D’opposition à la présidente de la république. On entendait des cris du genre « Dehors Dilma » (du nom de la présidente, Dilma Rousseff, ndt). Et, face à cela, deux scénarios paraissaient possibles, tous deux très intéressants pour l’opposition : un impeachment, plaçant Michel Temer (le vice-président, conservateur, ndt) dans la ligne successorale, ou la défaite aux prochaines élections pour le centre-gauche, de préférence avec la victoire d’un candidat de centre-droit.

Et comme si l’histoire n’était pas déjà suffisamment compliquée, voilà qu’elle allait se troubler encore. Ce ne sont plus seulement ces acteurs qui sont en jeu. Comme l’affirma Paulo Peres, politologue, ce mouvement a catalysé toute une série d’insatisfactions et a ouvert une « boîte de Pandore », de laquelle tout peut sortir : sans-partis critiques du gouvernement, anarchistes qui trouvent dans la destruction du patrimoine une de leurs formes d’action, skinheads et néonazis qui sont les partis de gauche, noirs, homosexuels et qui sait qui encore… Mais les médias persistent à montrer que les troubles ne sont que le reflet d’une minorité et que le mouvement est beau.

Aujourd’hui, jeudi 20 juin, ces différences sont encore attisées. La lutte pour les 20 centimes est d’ores et déjà gagnée. Les dizaines de mots d’ordre poursuivent leur chemin dans les rues, avec de nouveaux dédoublements. A São Paulo, des agressions entre les manifestants eux-mêmes, en particulier des skinheads et des néonazis. A Rio de Janeiro, des actes extrêmement violents contre des bâtiments publics. A Porto Alegre, la combinaison d’une action démonstrative de la Brigade Militaire et d’actes de déprédation contre de petits établissements commerciaux, réalisées par des personnes que l’on ne peut identifier. On ne sait pas qui ils sont ni ce qu’ils veulent. Le sentiment de tension et d’insécurité nous amène à nous poser des questions sur ce qui est en train de se passer. Chacun donne à sa manière du sens à ce qui arrive. Mais, sans aucun doute, apparaît de tous les côtés une sensation que quelque chose ne va pas.

Aujourd’hui encore, j’ai pris un taxi, où j’ai eu un échange verbal troublant. Le chauffeur m’affirmait qu’il était en faveur de la manifestation. Qu’il pensait, en fait, que l’on devrait tout casser à Brasilia (la capitale du pays, ndt), se débarrasser du gouvernement. Lui demandant qui il faudrait mettre à la place de Dilma, j’ai eu une réponse à laquelle je ne m’attendais pas : « Ca pourrait être un militaire, parce qu’eux au moins ne font pas de politique, et ils remettraient de l’ordre dans cette barraque. » Ni les pétistes (partisans du PT, le parti de Dilma Roussef, ndt), ni les toucans (opposants du PSDB, centre-droit, ndt), ni une victoire de l’extrême-gauche, ni aucun mouvement social.

Pour reprendre une expression de Max Weber, c’est le paradoxe des conséquences. Nous sommes les artisans de notre histoire, mais nos exigences ne sont pas les seules en jeu. Il existe des intérêts de tous types, certains portés par un appareil de propagande et d’investigation au-delà de notre capacité d’imagination. Il est temps pour nous aujourd’hui d’être intelligents. Il est temps d’utiliser notre raison un peu plus que nos sentiments, car il nous faut de la stratégie, de la lucidité. Il est temps, une fois de plus, de prendre l’histoire entre nos mains, de faire un diagnostic sérieux de présent, histoire de parvenir à nous construire un futur où seraient préservées ces valeurs qui nous sont les plus précieuses, parmi lesquelles, la liberté, la liberté responsable, dans le sens le plus profond du temps, la liberté de continuer à exprimer nos exigences et notre vision du monde.

Raquel Weiss
Professeure de sociologie de l’UFRGS.

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