L’héritage, un aliment du capitalisme.

L’héritage est à la fois une trace évidente de la patrimonialité de notre société, issue du droit romain, et un signe clair de ce que notre société est toujours aristocratique, dans le plein sens médiéval du terme.

Ce n’est pas du Moyen-Âge que nous vient l’héritage, mais il y est passé, y a entériné le droit de transmission familial que nous connaissons toujours, le droit du plus riche à faire de son fils un autre riche, du comte à faire de son fils un autre comte. Aucune révolution bourgeoise ne l’a remis en question, parce qu’il fait partie intégrante du droit de propriété.

Explication: dans la propriété, il y a trois éléments:
1) l’usus (ou usage), qui permet au détenteur d’un bien de l’utiliser de manière incontestée, comme un marteau sur un clou, même s’il appartient à mon voisin;
2) le fructus (ou fruit), qui permet de recueillir d’un bien ce qu’il produit, tel un arbre dans le jardin, même si je le loue;
3) l’abusus (qu’on ne peut traduire que par “abus”, mais les Latins ne l’entendaient pas comme nous, ce qui est ironique), qui est le noyau de la propriété. Les deux premiers sont également les deux droits que possède le locataire, le possesseur. L’abusus, c’est le droit du propriétaire de vendre, louer, céder, transformer ou détruire un bien, sans en référer à personne. Et dans ce droit, donc, figure la transmission, élément essentiel de la propriété, de la pérennité de la propriété, et par là de la pérennité du capital.

Or, si les riches transmettent beaucoup à leurs fils, les pauvres transmettent peu, voire rien, aux leurs. Et donc l’héritage entérine l’inégalité, reproduit les inégalités, les accroît même.

Si certains libertariens regrettent qu’un propriétaire ne puisse choisir ses héritiers en dehors de sa famille dans certains pays, comme en France ou en Belgique, où les enfants du riche sont protégés contre la liberté de celui-ci, il ne s’agit que d’un nuage de lait dans le noir de notre affirmation: l’héritage, par sa grande latitude, est une prolongation du pouvoir de décision du défunt sur le reste de la société. Et cela signifie qu’un mort a souvent plus de poids dans la société que des millions de vivants.

Est-ce juste?

D’où vient l’héritage? Est-il justifié dans son essence? Au-delà de la justice, comment explique-t-on l’existence même de l’héritage?

L’héritage remonte à l’époque des débuts du capitalisme.

Dès que certains hommes, spécialisés dans la garde du grenier, puis du temple où l’on amassait les réserves, où l’on gardait la trace comptable des têtes de bétail, où l’on mettait sous la garde des divinités les biens meubles et immeubles de la communauté, se furent assurés que leur progéniture allait reprendre leur charge, ils étrennèrent l’héritage. Ils justifièrent probablement cela aux yeux des autres membres du groupe par la compétence, à l’origine: voyez, j’ai appris à mon fils ce que je savais sur ma charge, il est donc le plus à même de remplir ma charge. Confiscation des savoirs.

Peu à peu, ces fils, ou petits-fils, après quelques générations, définirent des titres suffisants qui leur permirent, à la force du poignet, à la sueur du front des autres, sous la protection des plus forts du groupe, de s’auto-attribuer le succès de celui-ci, afin de réduire à rien la possibilité, la légitimité de la contestation de leurs prétentions. Peu à peu, ils devinrent gardiens officiels, sour les titres de prêtres ou de princes de la société.

Puis, ce dont ils avaient la charge, qui était à l’origine le bien de toute la communauté, devint peu à peu celui d’une entité abstraite, l’Etat, dont ils étaient les responsables. En quelques générations (dix? cent? qui pourra l’établir?), ils réussirent à créer un lien entre eux-mêmes et ces biens. Ce lien, c’est la propriété, puisque c’est le droit de transmettre sans devoir rendre d’autres comptes.

Lorsqu’il n’y avait qu’un gardien, la société était monarchique (pouvoir d’un seul). Lorsqu’ils étaient plus nombreux, elle était théocratique (pouvoir basé sur le divin) ou aristocratique (pouvoir des meilleurs). Avec l’accroissement de la population, ces oligarchies (pouvoir de plusieurs) devint la règle, en dépit de l’importance d’une tête au milieu de tous ces privilégiés.

S’il y avait un roi (et le vocabulaire dut apparaître assez vite), il y avait des adjoints, des prêtres autour qui collaboraient avec lui -et parfois le renversaient, aussi-, pour asseoir une caste supérieure sur le reste de la société, qui “croissait et multipliait” en dessous.

Le vocabulaire accompagnait la fonction, la fonction accompagnait la richesse accumulée, l’augmentation de cette richesse justifiait la conservation des titres, les titres se multipliaient, se sacralisaient, devenaient intouchables.

On érigea des statues, des monuments, des murs, des tombeaux, on mit en scène des gestes, des récits, des mythes, des généalogies, on établit des rites, des protocoles, des hiérarchies, des chambellans, on mit tout cela par écrit, sur la pierre, l’argile, la fibre, pour que les siècles des siècles reconnaissent le droit d’un homme de se prolonger dans la mort à travers sa famille.

Et les causes profondes de tout cela? Le pourquoi? Est-ce pour le bien de tous?

Il en va de l’héritage comme des mythes de la vie éternelle: on se figure qu’en se prolongeant après la mort à travers ses biens conservés, augmentés, transmis à sa progéniture, l’on s’assure une pérennité qui permettrait à son initiateur et à ses continuateurs de vivre pour toujours. Une illusion commode qui justifie l’inégalité.

Car qu’importe le sort de tous. La raison d’un homme deviendra la raison d’Etat. Quand l’héritage se répandra dans la population parmi les plus riches -comme en Grèce ou à Rome, la raison d’Etat se confondra avec la raison de la Gens -c’est-à-dire de la famille, du patriarche -il y aura autant de raison d’Etat qu’il y a de Pères de famille. Le vocabulaire s’enrichira d’autant, puisque même à Rome, qui n’est plus monarchique, on désignera encore de nombreux “Pères de la Patrie”. Le vocabulaire n’est jamais anodin.

Il y a là, on le remarque aussitôt, quelque chose d’une pathologie mentale. Aux spirituels, je suppose, il n’échappera pas le côté vain, inutile, orgueilleux de la manoeuvre de l’héritage. Aux matérialistes, je l’espère, l’inanité de celle-ci paraîtra encore plus évidente: quand on est mort, on est mort.

Alors qui peut y croire, hors les matérialistes et les spirituels? Il reste les religieux, dont la seule préoccupation est la perpétuation et la conservation de ce qui existe dans leur petit présent.

Que reste-t-il alors à l’héritage pour se justifier dans un système économique juste?

Les libertariens le justifient d’un trait: son utilité. Selon eux (je me réfère à Henri Lepage, dans son livre Pourquoi la propriété, qui en résume bien l’idée), l’héritage entraîne l’accumulation de capitaux tels qu’ils permettront la réalisation de projets qui, sinon, n’auraient pu se faire en dehors de la construction injuste des Etats.

On ne peut, dans ces lignes, que s’accorder sur le caractère injuste des Etats.

Cependant, nous ne pouvons permettre de laisser croire qu’il n’existe comme possibilités à, par exemple, l’établissement d’une ligne ferroviaire, ou la construction d’un pont digne de ce nom, que le capital privé et le capital d’Etat.

Le capital n’est pas le seul moteur du génie humain, même s’il est sans doute le plus puissant, ce qu’il est difficile de nier. Il n’est pas malaisé d’imaginer des systèmes de coopératives et de mutuelles horizontales vouées à la construction collective de structures complexes et élaborées. Il est possible qu’aucune de celles-ci n’aura l’idée de fabriquer une pyramide, une cathédrale, le Christ Rédempteur de Rio ou un porte-avion, mais est-ce bien à cela que l’on distingue le génie humain? Ces artefacts sont-ils bien à même d’améliorer la condition humaine? Il suffit, en outre, de penser aux merveilles du monde du passé, de se souvenir qu’à part la Muraille de Chine et les Pyramides de Gizhé, elles ont toutes disparu. Que la Muraille fut construite par des princes mégalomanes, ou plutôt sous leur égide par des quantités invraisemblables d’ouvriers, et que son utilité est très discutable -en dehors d’être un agent de soumission du peuple. Que les Pyramides, elles aussi fruits de leaders mégalomaniaques qui auraient fait paraître nos tyrans du XXe Siècle pour des amateurs, ont également été construites par des milliers de travailleurs exploités, fort probablement esclaves, dans le seul but de pérenniser un pouvoir illégitime en le divinisant.

Que ces constructions témoignent de la vigueur de l’intellect de leurs architectes, de leurs ingénieurs, cela ne fait aucun doute. Que ces savants eussent été bien plus utiles à travailler au bonheur des hommes n’est pas moins certain.

Les constructions mégalomaniaques du passé, tout comme les projets fous du présent, tels que les lignes de trains à grande vitesse traversant l’Europe de part en part, alors que des voies plus traditionnelles existent déjà, ont peut-être plus de chance de traverser les millénaires que les humbles maisons collectivement réalisées dans des civilisations plus égalitaires. Pour autant, je ne peux croire que les cathédrales, les forteresses B-52 ou le Kremlin aient pu rendre les populations qui les ont vu construire plus heureuses.

Je n’ai aucun mal à imaginer, parce que cela s’est déjà produit dans le passé, des initiatives collectives vouées à la construction de réseaux d’irrigation, de routes carrossables ou de carrières de matière première. Avec la technologie d’aujourd’hui, ce type de réalisation peut se faire plus facilement, peut s’étendre à des choses plus complexes, nécessite moins de moyens et d’autres, autrefois inenvisageable sans un roi ou un Rockfeller, sont tout à fait possibles à la vigueur de coopératives entrelacées et se mettant d’accord sur des projets communs.

Avec pour effet qu’un projet de grande taille ne pourra plus se faire sans l’aval des populations concernées. On n’aura plus le creusement d’une voie de chemin de fer en dessous d’une montagne menaçant un environnement et des villages, ni des barrages gigantesques, réalisés pour le profit d’entreprises lointaines. On se concentrera sur des projets plus modestes, moins contraignants. Il est pratiquement certain qu’il ne pourrait plus y avoir de centrales nucléaires parce qu’elles nécessitent des structures verticales et autoritaires, incompatibles avec la démocratie participative.

Par contre, des ingénieurs engagés par des collectivités réduites organiseront des petites centrales de production énergétique adaptées aux localités, avec des moyens de communication susceptible de transférer écologiquement le surplus de ces masses d’énergie en réduisant les pertes au maximum, parce que ces pertes ne pourraient plus être encaissées ni par les Etats, ni par des compagnies d’assurance, ni par des entreprises qui feraient retomber leurs pertes sur les prix.

L’héritage aboli, c’est toute la structure sociale qui devra être repensée au bénéfice du plus grand nombre. Parce que l’on ne pourra plus favoriser individuellement ses enfants, on fera tout pour que ses enfants jouissent de la société la plus égalitaire, la plus juste et la plus prospère dans son ensemble possible.

Délire? Rêve? Fantasme?

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