Contradictions

En théorie, le libéralisme, que ce soit selon Hayek, Friedman, Smith et les autres, est censé apporter à chacun une occasion de développer son individualité à travers la libre disposition de sa force de travail. Le libéralisme, chantre de l’égalité des opportunités, des chances, des possibilités, est, en idée, le plus juste des systèmes économiques en ce qu’il ouvre à tous, sans barrière, la possibilité de faire fortune -ou non- et de jouïr des biens de la vie. Chacun investira en temps de travail ce qu’il estimera nécessaire pour vivre1.

en gros, yaka.

La pratique est, bien sûr, toute autre.

Concrètement, l’OIT n’a pu que constater avec amertume (mais sans grande surprise) que les trente glorieuses, menées par le keynésianisme honni par les “classiques” fut largement plus égalitaire que les trente années qui suivirent2.

Les inégalités ont largement crû depuis la (re)montée en puissance des “amis de Von Mieses”. Et la sclérose sociale -c’est-à-dire l’impossibilité pour l’acenseur social de se mouvoir- a rarement été plus évidente. En clair: si tu nais pauvre, tu as toutes les chances de mourir pauvre –et vite.

Il faut de sacrés couilles aux défenseurs du libre-marché pour prétendre que c’est encore la faute à “trop d’interventions” des États3

Mais il y a plus.

Pour qu’il y ait réellement justice, il faudrait imaginer que, tous, “au commencement”, nous soyons dotés d’aptitudes, d’habiletés, de prédispositions, sinon égales, du moins équivalentes, et qui nous permettent à tous de trouver notre place dans le monde. Et dans un monde capitaliste de surcroît, c’est-à-dire un monde de compétition et d’égoïsme.

À ceux à qui il manquerait la force, aurait été donnée la perspicacité; à ceux qui n’ont pas de facilité pour étudier, la nature aurait réservé la volonté de faire plus; aux laids l’intelligence, aux moins subtiles la capacité de communiquer, aux plus débiles4 la richesse matérielle, etc.

Quelque chose comme ça… Avec les nuances que vous voudrez…

Mais la nature ne nous a pas dotés de capacités comparables à celles d’une fiche de personnage de jeu de rôle, où chacun part avec un nombre de points équivalents à distribuer parmi les 6 caractéristiques et les 200 compétences que les concepteurs des règles ont identifiées afin de définir les possibilités des joueurs.

Non, nous ne sommes pas dans JRTM ou dans Donjons & Dragons. Nous sommes dans un immense non-jeu à une seule partie chacun5, avec des prédispositions aléatoires pour chaque individu, sans relation aucune avec le moindre esprit de justice ou de partage calculé entre les individus. Certains, génétiquement, auront plus ou moins de chances que d’autres. Certains auront eu la chance de naître dans un pays tempéré et en paix depuis 60 ans6, d’autres la malchance d’apparaître en pleine sécheresse dans un pays dévasté par la guerre. Certains auront des parents aisés, libéraux, ouverts, équilibrés, d’autres n’auront pas la moitié de ce scénario de base. Certains devront survivre dans la pollution de Mexico, d’autres grandiront à l’air pur de Chamonix. Il y a encore bien des facteurs à considérer, le premier desquels pourrait être la date de la naissance, par exemple, en regard des circonstances historiques, environnementales, politiques ou autres.

Une chose est certaine: pour qu’il y ait égalité des possibilités de chacun, il faut qu’une machine la force. Il faut rétablir ces chances, forcer certains à abandonner une partie de la leur au bénéfice de ceux qui en manquent7.

On appelle cela alors un État social ou social-démocrate. Pour les libéraux, c’est injuste. On se demande ce qu’ils entendent exactement par juste, sinon les seules situations où eux-mêmes sont susceptibles de gagner8.

Mais il manque encore de nombreux paramètres, car nul ne sait9 quand il va mourir, ni de quoi. Vous pouvez avoir été chanceux pendant douze ans et mourir foudroyé par une maladie encore inconnue, tout comme il est possible de vivre 80 ans en fumant comme une cheminée au milieu des charbonnages.

Vous préférez quoi?

Ce qui me ramène au libéralisme, c’est l’extrême contradiction qui en motive les fondements.

Le libéralisme prétend que nous sommes tous capables de poursuivre le bonheur avec des chances équivalentes dans un monde laissé sans frein à l’accumulation de capital.

Si l’on dit “dans un monde libre de toute entrave”, je peux ajouter: “Ah oui, y compris l’entrave de la propriété privée“, mais évidemment je me prendrai les foudres des libéraux sur la tête: un monde sans propriété privée, c’est
-absurde
-impossible
-le communisme
-la ruine des avocats, des juges, des notaires, des spéculateurs, des banques et j’en passe…
-la crise
-etc.10

En réalité, les libéraux ne désirent pas un monde où tous ont les mêmes chances. Si ce monde existait, le libéralisme serait impossible, car chacun aurait les moyens d’assouvir ses besoins –ou en tout cas des besoins équivalents à ceux de tous les autres-, et la demande s’effondrerait d’autant; un monde où nous serions débarrassés de toute entrave signifierait aussi que les psychotropes de la consommation (et, par extension, la consommation de psychotropes) perdraient tous leurs attraits, puisque nous aurions tous une acuité égale par rapport à leur vanité.

Un monde libéré, ce serait un monde où la publicité ne pourrait plus mentir, car nous le saurions aussitôt. Par conséquent, la publicité disparaîtrait.

Un monde libéré rendrait impossible la vente de produits moyens ou médiocres, puisque chacun aurait la possibilité de s’approprier ce qu’il désire par son travail.

Un monde libéré éteindrait toute possibilité de cacher une information, le capitalisme serait transparent, tout se saurait, et par extension il deviendrait impossible11.

Un monde libéré où tout le monde serait plus ou moins égaux devant les contingences du monde nous permettrait de diminuer le temps de travail jusqu’à pratiquement l’abolir –et, qui sait, l’éteindre tout à fait- pour nous permettre de nous consacrer aux épreuves plus élevées de l’humanité: l’art, la réflexion, la contemplation, le dialogue, le rire, l’amour et le sexe –le tout sans la dimension consommatrice imbécile12.

Le libéralisme, par essence, se nourrit d’inégalités. Mais dans l’inégalité, il ne peut y avoir de possibilités équivalentes pour tous et donc, par extension, il y aura toujours des patrons et des employés qui, dans le contexte de la nécessité de la plus-value, du taux de profit, de la concurrence, deviendront toujours maîtres et esclaves, et réactualiseront systématiquement la lutte des classes. Bref, le libéralisme concrétisé, c’est le contraire de la fin de l’histoire imaginée par Francis Fukuyama.

  1. Ici réside une première contradiction en ce que le temps que nous sommes prêts à consacrer au travail ne peut dépendre de notre seule volonté, étant entendu que plus notre voisin travaille, plus nous devrons travailler pour compenser l’augmentation du prix des choses qui, par la demande induite de son travail, ne cessera de pénaliser ceux qui désirent travailler moins et consommer des choses simples. []
  2. CartaCapital, 27 mai 2009 []
  3. En gros, les plus libéraux des libéraux, les seuls un peu honnêtes dans leurs têtes, mais qui restent salement gonflés, n’hésitent pas à dire que c’est encore et toujours la présence de l’État dans le jeu économique qui est responsable de la misère persistante. Si on ne peut nier que l’État en fait de moins en moins pour soulager les plus affamés des terriens, il faut tout de même noter que c’est dans les régions du monde où l’État intervient le moins, voire les encourage, que les entreprises ont le plus les coudées franches pour exploiter leur main d’oeuvre, à n’importe quelles conditions et à n’importe quel âge. []
  4. Dans le sens: faibles. []
  5. Sans bouton de sauvegarde et encore moins de possibilité de recommencer. []
  6. Suivez mon regard. []
  7. Le fait est que cette équation entre en conflit avec la liberté, et donc aussi avec l’égalité: voir un précédent post que j’ai édité ici. Mais j’ai déjà tapé sur l’État. Ici je tape sur le libéralisme. []
  8. Mais de gagner quoi, déjà? []
  9. Sauf rares exceptions peu enviables. []
  10. Barrez les mentions inutiles, s’il y en a. []
  11. Thèse de Stiglitz: le capitalisme nécessite des zones d’ombre pour exister, donc des mensonges, des omissions, des coups bas, etc. []
  12. Je vire Vaneigem, moi… []

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