Solitude

(publié en Italie dans MCM15, décembre 2006)

Emma regarda Leo avec de grands yeux, tous ronds, tous pleins de l’étonnement qu’elle aurait bien écrit avec un h, tant il la laissait sans voix, sans souffle, sans rien dans la gorge, qu’elle trouvait sèche, trop, à s’asphyxier, déjà que de ne pas respirer ce n’est pas une très bonne idée, alors elle referma le o pas très grand, mais le plus grand qu’elle pouvait faire et reposa sa tasse sur la petite table ronde. Le verre d’eau était vide, et zut, il aurait été bienvenu, là. Leo cessa de sourire; il n’aurait pas cru que sa petite réflexion provoquerait une telle réaction. Enfin, quoi, il n’avait rien dit de grave, se dit-il. Les yeux d’Emma se baladèrent un petit peu, histoire de reprendre contenance, filant doucement du verre à la vitrine du café et elle lut sans vraiment s’en apercevoir “Réveillez la passion qui est en vous” sur un énorme pot de yaourt. Juste à côté, un autre panneau mettait en évidence une tête de fion bardée d’un sigle politique et du slogan “Nourrissons nos rêves”. Ses yeux revinrent, via le trafic du Boulevard Saint-Germain, sur le visage de Leo qui avait sorti une cigarette et s’apprêtait à l’allumer. Elle lui en prit une machinalement et tendit les lèvres vers le briquet.
-Je ne m’attendais pas à ce que tu me dises ça, Leo. Vraiment, je suis sur le cul, là.
-Enfin, voyons, Emma, qu’est-ce que tu ferais, toi, si ça t’arrivait? Ne me dis pas que tu ne sauterais pas à pieds joints sur l’opportunité!
-Hm…
Elle aspira avidement la première dose de tabac, de goudron et de nicotine. Ah, que c’est bon, juste après un café. Dire qu’elle voulait arrêter…
-Et puis tu ne vas pas en faire un fromage, hein? D’ici à ce que ça m’arrive!
-“C’est l’intention qui compte”, fit Emma en souriant de l’expression consacrée. Ca me suffit de savoir que, si ça t’arrivait, tu dirais oui. Allez, Leo, avoue que… Mets-toi à ma place et tu verras comme ça peut paraître… Comme ça peut me paraître absurde.
-“Madame, votre profil correspond exactement à ce que nous cherchons et nous sommes prêts à faire un gros effort pour vous avoir dans notre entreprise; nous savons qu’un concurrent vous a offert tant. Nous savons aussi que si vous avez choisi de rester auprès de votre employeur actuel malgré toutes les offres faites jusqu’ici, c’est parce que vous estimez qu’elle correspond mieux à vos idéaux, à vos préoccupations, à votre éthique. Mais, justement, nous vous offrons, nous, la possibilité de vous intégrer dans notre diagramme à un échelon d’où vous serez en mesure de changer, disons,…
-…votre image…
-…”Mais l’image, c’est ce qui porte une entreprise, voyons, vous le savez… Ne jouons pas à l’autruche, chère Madame. Le marché, c’est nous qui le faisons. Si vous entrez dans notre entreprise, nous vous assurons que vous aurez votre mot à dire sur l’ensemble des critères de production…
-…de distribution, de transport, de logistique…
-“Bien sûr, tout cela, et bien plus, et par ailleurs, pour nous assurer votre collaboration, notre Conseil d’Administration est prêt à vous offrir une augmentation substantielle de votre salaire, jusqu’à, disons, que diriez-vous du chiffre de 5.000 euros par mois… Sans compter les avantages liés à votre statut, naturellement…”
Elle fit signe au garçon de lui apporter un autre aussi serré que le précédent.
-Le seul poste qui me conviendrait dans une entreprise telle que la vôtre, Monsieur, joua le jeu Emma, c’est celui de directeur indéboulonnable et d’actionnaire majoritaire. A partir du moment où l’un et l’autre sont hors de toute portée, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire…
-Ah, mais donc tu admets que tu pourrais céder à cette idée?
-Allons, Leo, tu te rends bien compte que, si j’occupe ce poste, la boîte court à la faillite dans les six mois. Ou alors, je me fais trucider, je ne sais pas… En tout cas, jamais une entreprise d’une telle envergure ne m’offrirait tous ces avantages pour que je change leur image…
-Tu refuserais un salaire de 5.000 euros pour participer à la restructuration d’une entreprise de merde et en faire quelque chose de potable?
-Leoooo…
Elle écrasa sa cigarette sous son haut talon.
-Leoooo… répéta-t-elle, tu vas cesser ce jeu? La seule chose qui intéresserait cette boîte en m’engageant serait de briser celle où je travaille et qui lui fait concurrence sur le plan éthique, justement. Ils m’engageraient -si j’acceptais- à recevoir mes 5.000 euros par mois pour la fermer et si, au bout de six mois, je ne me suis pas pliée aux exigences de rendement des actionnaires, ils me mettront, au mieux, au placard, au pire, à la porte… Ou vice versa…
-Soit, mais 5.000 euros par mois; tu t’imagines? Tu n’aurais plus à t’en faire comme tu le fais pour ta gosse; tu pourrais arrêter d’aller pleurer tous les mois chez ton ex pour qu’il raque les 250 petites pièces qu’il t’accorde en seigneur et tu pourrais même envisager d’acheter la maison dont tu me parlais il y a deux ou trois ans…
-La maison? Ah, tu veux dire celle que je voulais ouvrir avec toi, Ludivine, David et les autres… Tu te souviens quand je vous en ai parlé, la première fois? J’avais même déjà trouvé le nom… “Le jardin des Espérances”… Qu’est-ce que j’en ferais aujourd’hui, Leo? Je ne pourrais même pas te proposer d’en prendre une part…
Leo s’étrangla en finissant son verre de vin rouge.
-Hrg… Pourquoi tu dis ça? articula-t-il.
-Où est-ce que je mettrais un type qui est prêt à se vendre à tout ce qui me fait horreur pour 5.000 euros par mois?… Est-ce que je voudrais qu’il serve d’oncle à Madeleine?… Eh ben… Dire que je t’aimais, Leo… Et qu’il m’en restait encore beaucoup, encore… Mais, là, je crois que, c’est bien fini, tu m’as guérie, dis donc… Ca ne t’ennuie pas si j’y vais, dis?
Et elle déposa un billet de dix euros sur la table, sous la tasse de café qui venait d’arriver et qu’elle avait vidée d’un trait. Leo la vit se lever et, il ne pourrait pas le jurer, mais, au moment où elle détourna la tête, il lui semble qu’une larme commençait à tomber le long de son nez…