La confusion des genres, p. 8-16

Suite des pages 1-8 que vous trouverez ici.

Il me semblait que je réinventais le mythe de la caverne augmenté de cette nouvelle inconnue à l’équation qui impliquerait que certains philosophes, après avoir vu les idées dans leur réalité, auraient décidé de retourner s’enchaîner, et je ne voyais guère comment convaincre Roberto de la quitter, lui pour qui les écologistes signifiaient la surtaxation de son camion ; les socialistes la multiplication des impôts sur les petits patrons autonomes dont il était ; les communistes une engeance qu’il fallait interdire d’exercer la politique puisqu’ils étaient opposés à la liberté d’entreprise, donc à la liberté tout court ; les anarchistes guère autre chose que des terroristes que rien ne distinguait des musulmans qui obligeaient leurs femmes à porter des vêtements dont il ne parvenait à retenir ni les noms, ni les définitions ; les féministes des emmerdeurs (et plus généralement des emmerdeuses) dont la tâche était achevée depuis des décennies et qui ne savaient pas quand il fallait s’arrêter.

De mon incapacité à convaincre les personnes qui m’étaient proches depuis tant de temps (et que dire de mon frère, qui venait d’accepter de se présenter aux prochaines élections parlementaires sous une bannière qui criminalisait depuis presque toujours tous les mouvements auxquels j’avais participé depuis la fin de mon adolescence), je ne ressentais aucune frustration, aucun sentiment d’inaboutissement, seulement un énorme complexe de culpabilité, du fait que j’estimais avoir l’intelligence nécessaire pour les amener à nous suivre et que, n’y parvenant pas, cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’était ma propre personnalité, prétentieuse ou méprisante, comme on me l’avait déjà souligné, qui les empêchait de s’accorder pour changer de route et participer à un monde effectivement meilleur, plus égal et plus libre, moins dangereux et moins désespéré. Pourtant, dans maintes discussions, je m’étais aussi entendu dire que, si je me présentais, les mêmes personnes qui me taxaient d’orgueil surdimensionné et de mépris pour leurs intelligence, prétendaient qu’elles voteraient pour moi, persuadées que j’apporterais quelque chose de nouveau et peut-être parviendrais à résoudre les problèmes qui les touchaient. Comme il n’en aurait pu être question, les élections dans le cadre d’une démocratie représentative figurant pour moi l’aboutissement de l’exploitation intellectuelle des masses et ne pouvant en aucun cas permettre l’émancipation des populations, je me renfermais lors de ces discussions dans un discours rendu brumeux par l’alcool ingurgité à ces occasions et qui devait justifier de ma position (« Nan, c’est pas de l’antiparlementarisme primaire ! Et, nan, j’suis pas poujadiste ! ») et ne servait généralement qu’à faire croire à mes interlocuteurs que ma paresse restait plus forte que mon ambition révolutionnaire ou que mes belles idées n’étaient destinées qu’à les rester (« un’idea, un concetto, un’idea, Finché resta un’idea, é soltanto un’astrazione… »), qu’en fin de compte ma position politique n’était qu’une posture –au moins, évitais-je probablement le terme d’imposture de la part de ceux qui m’aimaient.

Lorsque je retournais dans mes plumes, c’était pour ne pas retrouver aussitôt le sommeil. L’angoisse apaisée pour le reste de la nuit par la vue du sommeil calme de Lucie avait fait place à celle plus dramatique, car insoluble, des perspectives de vie de la génération future et du repli de mes pensées sur nos actions passées. Et les miennes en particulier. De mes dernières activités à l’IRé ou au journal, je sautais dans la ligne du temps de nos aventures ; aventures est le mot juste car nous nous lancions dans des projets que nul ne voulait voir accomplis autour de nous. À l’université, au Centre Libertaire, lors du J15, au Collectif d’Actions Contre les Expulsions… Nous explorions des contrées de vie que ni les autorités, ni les partis, ni les syndicats, ni même une bonne partie des bonnes âmes que nous rencontrions dans telle ou telle organisation militante n’aimaient voir se développer. Chaque fois, les bâtons s’accumulaient dans nos roues, souvent les mêmes sous des formes à peine différentes : diffamations, poursuites policières, jugements sans dossiers, contre-mouvements fascistes, mais aussi de la part de nos « alliés objectifs », les partis et les syndicats de la gauche acceptable. Nous organisions des espèces de camps libres, sans programme préétabli, avec l’objectif premier de faire chier les autorités -en leur montrant à quoi pouvait mener l’autonomie- à qui nous refusions de livrer -pardon, de désigner des chefs, des représentants, des délégués, des boucs émissaires. Nous nous lancions dans des manifestations plus ou moins spontanées, aux parcours étudiés entre nous, et nous étions peut-être cinquante, mais nous faisions plus mal (même si peu) que si nous étions cent mille, parce que nous ne faisions que de l’inattendu et que parmi les cent mille, il y avait fatalement les repoussoirs de l’appareil qui répondaient aux questions des caméras (et donc, les cent mille, en fin de compte, ne lui faisaient aucun mal, à l’appareil). Et, parmi ces cent mille, nous ne pouvions apparaître, c’est-à-dire exister politiquement, que si nous brisions une caméra au-dessus d’une banque ou si nous retournions une grosse voiture, ce qui n’était pas ma tasse de thé… Ou alors, si nous citions tel artiste italien qui osait dire que, même après son exécution, Aldo Moro était encore responsable de quarante années de cancer mafioso-chrétien… Ou si nous provoquions un barrage symbolique au passage d’un camion blindé qui emportait un étranger vers l’avion qui le « ramènera chez lui » (sans avoir réussi à convaincre un seul journaliste encarté à nous accompagner pour constater la violation des droits humains en jeu), ou quand nous fichions une tarte à la crème dans la figure d’un imbécile médiatique –que nous étions enfants ! Mais de le faire nous produisait tellement de bien, simplement de le faire, de nous mettre dans l’action et de produire l’acte précaire, inconséquent, qui rappelait à sa victime que l’auguste, c’était nous, et le sinistre blanchâtre, c’était lui, et aussi qu’il n’était pas inatteignable, pas invulnérable, pas impunissable-, ou lorsque nous nous permettions de danser devant des lignes de policiers qui obéissaient pendant une heure à l’ordre de ne pas bouger, avant de nous foncer dessus –chose qu’elle, on ne voyait jamais à la télévision, sinon sur des images de pays dont les gouvernements n’étaient pas alliés aux nôtres- à coups de matraques et de canons à eau, sans aucune autre provocation que celles de curieux personnages masqués que nous ne comptions jamais parmi nous avant ou après notre manifestation et qui jetaient des mottes de terre sur leurs collègues pour justifier leurs assauts…

Je n’avais jamais l’impression, même depuis l’arrivée de Lucie dans ma vie, que toutes ces choses fussent loin de moi, au contraire : chaque acte, chaque participation, chaque événement qui avait provoqué la colère de nos magistrats restait pour moi un frais souvenir dont je pouvais à loisir me réjouir, que je pouvais me raconter en riant en silence, comme si je me trouvais devant une bonne bière avec moi-même, que je me secouais amicalement l’épaule pour me reprendre au milieu de mon récit, me rappelant à moi-même le détail oublié et qui tuait, ce qui ne pouvait que produire l’effet voulu, avoir la conséquence obvie : celle de convaincre o fulano encore dubitatif de la justesse de nos vues, dans la joie de la contestation. Ce n’était pas de la naïveté, mais de l’espoir, encore, que la mise en scène, au milieu de la rue, du conflit israélo-palestinien sous forme d’un combat de boxe ridicule entre un David bardé d’armes perché sur un bouclier aux couleurs multiples de l’Occident et soutenu par quatre hommes masqués des mêmes, et un Goliath grassouillet, mais trop bas, tout seul et pourvu d’une fictive ceinture d’explosif, le tout brodé d’un scénario burlesque, ne puisse qu’attirer les applaudissements d’une foule, même uniquement composée de juifs, et mener à leur conversion pour notre cause désespérée.

Fraîches encore, ces images de défaites, de dégoûts, de déceptions surtout… De déceptions terribles, lorsque je me revoyais au milieu de mes amis, après la réalisation d’une pièce et d’un débat convaincants sur un sujet, le travail social, pour lequel nous avions acquis une certaine crédibilité, on nous demandait des suites, des reprises et je me retrouvais solitaire enthousiaste à vouloir effectivement suivre les conseils de notre public échauffé, que nous laissions refroidir et mourir dans l’obscurité froide des sorties de nos locaux fatigués, sans la perspective d’un recommencement, d’une prolongation, d’un affinement, de quelque chose, en somme, qui rentabilise notre effort vers ce sujet. Je me souviens aussi, avec dépit, de la face réjouie, imbécile, de celui que je croyais inébranlablement fidèle, solide parmi les piliers du Centre Libertaire, et qui m’annonça fièrement avoir jeté les trois cents affiches surnuméraires qui avaient stagné au grenier de notre lieu de rencontre pendant trop de temps, mais que je venais d’annoncer, deux jours plus tôt, vouloir aller placarder nuitamment par toute la ville avec Jérôme, armé de colle et de ballets-brosses, dans l’espoir amusé de penser que toutes ces affiches, aux contenus artistique, humoristique, talentueux (pas le mien, de talent, mais celui de plusieurs de nos glorieux prédécesseurs retombés entre-temps dans l’oubli parfait), clamant notre militantisme athée, anti-religieux (« Contre le Sida, la capote, pas la calote »), libertaire (« L’ordre, c’est le bonheur »), anti-capitaliste, écologiste, anti-consumériste (« La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons »), allait peut-être réveiller dix ou vingt consciences, et que cette nuit de travail, ou ces deux nuits, ou ces trois nuits, allaient justifier les dix années d’endormissement des affiches et leur stockage encombrant au fond d’une pièce sombre. Jeune, encore, cette scène où, au milieu de 300 militants de tant d’obédiences différentes, je me faisais applaudir pour le récit par Serge Rubin de mon intervention décidée en opposition à la signature d’un accord non seulement superflu, mais insultant, au cours d’une réunion avec les ONG et les syndicats qui exigeaient de nous, pour prix de leur association à notre mouvement, lui-même fruit d’un travail de longue haleine, le renoncement à la quasi-totalité des principes que nous avions adoptés dans la joie de notre ensemble large et -à notre niveau- œcuménique, alors que, dix minutes après, passant au vote, la même assemblée dont j’avais reçu l’ovation, guidée par des masses partidaires et des intérêts que je ne comprendrais qu’au jour du contre-sommet, massivement, entérinait l’accord traître, qui provoqua ma démission dégoûtée du secrétariat de ce que je croyais avoir été une coalition historique de mouvements minoritaires et qui m’avait apporté l’espoir qu’un travail en commun, sans les figures officielles, sans les tenants des plus grandes parts de marché de la gauche militante, était possible.

Et fraîche encore, cette impression éteinte, ce sentiment diffus, de défaite, que je faisais partie de cette « razza in estinzione», mais je ne voulais pas le croire, qui voulait « vraiment changer la vie » (cambiare veramente la vita)…

Comme le disait Gaber.

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