Les limites de Stiglitz – II

Joseph STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première était consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La troisième reviendra sur quelques points remarquables concernant Stiglitz, l’économie et les tenants du libéralisme en général, mais aussi aux critiques que l’on peut faire à son travail.

2e partie – Ce que Stiglitz nous apporte.

Au-delà de nombreuses évidences, qu’il devient difficile de contre-argumenter ((Parmi bien d’autres, en voici quelques-unes parmi mes préférées:
1. “Crises don’t destroy the assets of an economy.” (p. 58) En effet, une crise ne fait que révéler des problèmes d’offres et de demandes dans une économie capitaliste: la valeur utile du travail, des matières premières, en tant que telle, ne change pas parce qu’un trader a attrapé un rhume. Le problème, c’est que l’empire médiatique et une bonne partie des économistes et des politiques tentent de nous faire croire qu’une crise implique de la destruction de valeur, ce qui n’est vrai que d’un point de vue capitaliste, pas d’un point de vue matérialiste. Stiglitz aurait pu citer sa source pour l’établir: un certain Karl Marx;
2. “(The biggest banks) knew that if they got into trouble, the government would rescue them.” (p. 83) Exact, mais si Stiglitz apporte ici un argument fondamental apparent, selon lequel ces banques seraient “trop grandes pour faire faillite” (il en conteste d’ailleurs la légitimité, p. 164 et sv.), il ne fait qu’effleurer la raison principale de l’attitude des gouvernements, c’est que, comme l’a montré notamment G. Geuens, dans “Tous pouvoirs confondus”, gouvernants, pouvoirs financiers et médias sont généralement liés plus même qu’alliés. Ces grosses institutions financières possèdent trop d’avantages du simple fait de leur poids, de leur position dominante (comme Stiglitz le montre p. 118 -mais n’est-ce pas pour cela que la “plus grande démocratie du monde” a inventé la loi anti-trust?), mais le simple fait qu’un Paulson ait été lié à Goldman-Sachs avant d’intégrer le gouvernement Bush justifie le sauvetage d’AIG, débitrice de Goldman-Sachs, et non la crainte qu’une banque trop grosse entraîne les autres -car, sinon, on n’explique pas la chute de Lehman Brothers ou de la Royal Bank of Scotland;
3. “bank executives acted as they are supposed to act in a capitalist system -in their own self interest.” (p.111) Voilà une évidence qui a le mérite de n’être pas oubliée et qui est suivie, chez Stiglitz, de la suivante: une fois renflouées, les banques et Wall Street n’ont pas du tout disponibilisé les liquidités données ou prêtées par les administrations; leurs exécutifs se sont empressés de s’octroyer des bonus pour le cas de nouvelles années de vaches maigres à venir; cette affirmation devrait donc tendre à nous faire penser que l’économie ne devrait pas reposer sur le système financier pour sa bonne marche. Pourtant, Stiglitz veut encore que la finance se mette au service de l’économie, par un tour de passe-passe qu’il n’explique pas.)), l’auteur nous offre une quantité très appréciables d’informations sur l’économie étatsunienne, les raisons de la crise récente, mais aussi les faiblesses régulières du système libéral en place.

Il insiste notamment sur les externalités ((Externalities.)), c’est-à-dire dans son langage, les agents économiques qui souffrent ou bénéficient des effets collatéraux des contrats sans avoir eu la possibilité d’y intervenir. Un exemple repris p. 15, est celui des millions de personnes qui ont vu la valeur de leurs maisons s’effondrer, parce que la bulle immobilière en a touché quelques millions d’autres ((Ce principe des externalités entre d’ailleurs dans sa thèse sur l’asymétrie de l’information en économie de marché, provoquant de nombreuses déficiences dans celle-ci. Voir à ce sujet la première partie de ce compte-rendu.)).

A l’instar de Nouriel Roubini, qui est d’ailleurs un de ses amis, Stiglitz montre que l’économie américaine est fondée sur une espèce d’immense schéma Ponzi, où les dividendes du présent sont payés avec les (estimations de) valeurs du futur, sans aucune garantie qu’un jour tout ne va pas s’effondrer d’un seul coup, lorsqu’on aura pris conscience qu’une trop grande partie des valeurs n’existe en fait pas ((On notera d’ailleurs, ce que ne fait pas Stiglitz, qu’en sauvant les banques et institutions financières comme cela a été fait au cours de ces deux dernières années, on a en un sens inscrit dans le marbre des valeurs que le marché lui-même avait pourtant “décidé” de reconnaître comme non-existantes; ce faisant, les Etats ont, eux aussi, emprunté sur l’avenir pour sauver des institutions défaillantes. Stiglitz expose ailleurs que les Etats auraient mieux fait, plutôt que de sauver des banques défaillantes, de financer des institutions plus saines qui, elles, n’ont pas commis de malversations financières. Comment ne pas concorder avec lui?)). En clair, l’économie américaine vit sur la certitude qu’elle va croître en permanence, qu’elle peut s’endetter toujours plus, que son futur sera toujours plus riche que son présent.

Stiglitz montre à plusieurs reprises que le système financier étatsunien est trop soucieux de ses propres profits ((P. 188, Stiglitz nous informe qu’à la veille de la crise, 40% des profits d’entreprise, donc théoriquement de l’économie réelle, étaient réalisés dans le secteur financier, ce qui tend à montrer qu’il y a un véritable déséquilibre entre la création de valeur réelle et l’illusion des valeurs comme les indices nous les montrent. En effet, 40% des profits dans le seul secteur financier, cela signifie dans la non-création de biens ou de service, mais dans la seule fantaisie qu’il y en a eu ou, pire, qu’il y en aura. Le problème, c’est que, même s’il y en aura dans le futur, quand celui-ci sera présent, ces profits ne pourront plus l’être pour le présent, et le secteur financier sera obligé de multipilier encore ses profits dans un futur suivant, et encore, et encore, et encore…)), et qu’il ne produit pas en parallèle suffisamment d’avantages pour l’économie réelle ((Ce qui nous étonne le plus, c’est que cela semble étonner Stiglitz.)). Cela s’est révélé notamment dans les échaffaudages financiers à l’origine de la bulle immobilière, où les intermédiaires entre les emprunteurs et les prêteurs se sont multipliés de manière indécente. Notre économiste regrette au passage l’époque où la petite banque d’investissement local ((Qu’il sait cependant exister encore bel et bien, voir plus bas dans ce même article.)) connaissait bien ses clients et se lamente de la situation des securities ((Système qui prétendait réduire les risques des investisseurs en hypothèques en faisant des paquets de valeurs avec des emprunts éparpillés géographiquement, dans l’idée que si, par exemple, des emprunteurs d’une région ne peuvent plus payer leurs emprunts, le manque à gagner là sera compensé par les profits ailleurs. “Malheureusement”, la bulle immobilière, dite des subprimes, était devenue intrinsèque au système même des hypothèques aux USA, et le même problème a surgi partout sur le territoire plus ou moins en même temps. Sans parler des autres vices du système, que Stiglitz expose dès les premières pages du livre.)) qui ont surtout fait en sorte que les acteurs du prêt ne se connaissent plus et que la confiance a disparu du contrat. Stiglitz a dû trop voir “It’s a wonderful life”, de Capra, et il en a visiblement oublié le méchant Mister Potter.

Dans le même ordre d’idée, il nous présente son opinion sur les conflits d’intérêts qui grèvent l’économie de marché aux USA, pas seulement dans le cadre de cette fameuse bulle ((Les employés des agences de prêts étant payés non à la qualité de leurs clients, mais à la quantité, ils se retrouvaient trop tentés à accorder des prêts à des
personnes qui, en réalité, selon toute vraisemblance, ne parviendraient pas à assumer leurs obligations.)), mais aussi concernant les agences de notation, payées pour donner des estimations aux entreprises qui les financent ((P. 92, notamment.)).

On l’a déjà mentionné ((voir la première note.)), les entreprises “trop grandes pour faire faillite” ((Too-big-to-fail.)) sont un véritable danger pour l’économie étatsunienne. Elles ont souvent des positions dominantes qui font que leur valeur réside plus dans ces dernières que dans la qualité de leurs services ou dans l’intelligence de leurs décideurs. En définitive, le risque qu’elles font courir à la société qu’elles desservent, fait que la société dans son ensemble devient une “externalité” ((Voir ci-dessus, et p. 118.)) malheureuse de leurs problèmes. De la même manière, elles occupent une place prépondérante auprès de la Fed, la (trop?) fameuse Banque Fédérale, indépendante de l’Etat, mais souffrant de trop nombreux conflits d’intérêts des membres de son bureau de décision souvent liés avec les mêmes grandes banques, quand ils n’en sont pas les dirigeants ((Voir p. 136.)).

Stiglitz évoque encore bien d’autres problèmes de l’économie US, comme le fait que les décideurs d’entreprises ont souvent d’autres intérêts que leurs actionnaires ((P. 154, ce qui pose, selon Stiglitz, de sérieux problèmes de gestion des entreprises, et par là même d’intérêts de leur existence pour la société. Ce passage est sans doute l’un des plus cruciaux pour montrer que Stiglitz est bien un capitaliste: il montre toute l’importance que prend pour lui le principe du propriétaire-responsable-bénéficiaire dans l’économie.)), si ce ne sont pas les intérêts privés et les intérêts sociaux qui s’opposent ((P. 153, où les entreprises oublient qu’elles sont censées être utiles au public, et non pas seulement à leurs actionnaires ou à leurs cadres. Comme souvent dans ce livre, Stiglitz fait montre ici d’une naïveté presque effrayante.)); le manque de transparence, naturellement ((P. 161, qui, selon Stiglitz, est l’un des noeuds du problème de l’économie de marché, voir la 1e partie de ce compte-rendu, mais aussi la 3e.)); l’effet domino ((P. 149-150.)), du fait que, manquant d’imagination, les banques imitent généralement leurs concurrents sans vérifier que les modèles suivis par ceux-ci sont ou non défectueux, s’entraînant les unes les autres dans leurs chutes; les profits du secteur financier sont de plus en plus basés sur les “frais” (fees), autrement dit sur un déplacement des richesses, et non une création de valeur ((P. 195. Ce fait contribue à montrer que, contrairement aux assertions des défenseurs du secteur financier, ce dernier ne crée pas de richesse. Seul le travail dégage une plus-value susceptible de se transformer en valeur d’usage. S’il était seulement besoin de le prouver encore.)); les USA ont cessé d’être compétitifs dans de nombreux domaines et, par voie de conséquence, le partenaire privilégié de tous les autres marchés ((P. 196.)); la trop grande confiance dans les marchés futurs rend vulnérable l’économie locale ((P. 251-252 et p. 284, en notant que ce problème est également valable pour le reste du monde.)); le système économique étatsunien n’est pas soutenable et sa remise en question va coûter beaucoup moralement et matériellement ((P. 288.))…

A contrario, les USA bénéficient encore d’avantages incommensurables par rapport à leurs concurrents: leur supériorité financière, militaire et historique leur permet de supporter une quantité phénoménale de crises qui affectent tout le monde ((P. 211.)); ils peuvent se permettre des mesures de protectionnisme impunément, ce que les autres ne peuvent pas ((P. 213.)); leur réseau de banques locales, finançant les PME, est incomparable ((P. 214, note 7.)).

Mais les USA sont en train de se réveiller d’un “beau” rêve. Beaucoup de leurs citoyens pensaient que les qualités de leur pays allaient rester indépassables, que les “valeurs” étatsuniennes (esprit d’entreprise, compétitivité, qualité de production, que sais-je) menaient l’économie du monde pour les siècles à venir, alors que leurs équilibres et leur croissance ne se maintenaient qu’à coups de subsides, de protectionnismes ((Voir à ce sujet: un vieil article.)) et de prêts à taux ridicules en raison de l’émission continuelle de dollars à travers le monde. Cette époque n’est peut-être pas encore révolue, mais les USA ne peuvent plus compter aujourd’hui que sur quelques années de suprématie, désormais toute relative. L’Europe, le Japon, la Chine, et maintenant d’autres nouvelles puissances économiques leur contestent progressivement des parts de PIB mondial ((On peut cependant, et avec quelque argument, douter de cette analyse: il n’est pas du tout impossible que les USA retrouvent leur triomphalisme ancien, s’appuyant sur leur formidable machine de guerre pour faire suffisamment pression sur le reste du monde, ou du moins sur une partie significative de celui-ci, afin de récupérer ce qui lui a été “indument” repris: sa domination économique. Au pire, ils pourraient trouver bien des prétextes pour se lancer dans une guerre de plus, dirigée cette fois contre leurs concurrents “et néanmoins alliés”, si cela devait s’avérer nécessaires à qui sait quelle prochaine administration dont le niveau intellectuel parviendrait à faire oublier celui des précédentes.)).

Dans cet esprit, Stiglitz propose une solution fondée sur un keynésianisme classique. J’aborderai cette solution dans la troisième partie, car elle mérite selon moi un large développement argumenté et une critique en règle de sa vision.

Leave a Reply

Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

*