Les limites de Stiglitz – I
Joseph E. STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.
Compte-rendu en trois parties.
La première est consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La deuxième résume les points forts du travail de Joseph Stiglitz, ce qu’il nous apporte, ce en quoi il nous enseigne;
La troisième reviendra sur quelques points remarquables concernant son travail, l’économie et les tenants du libéralisme en général, et les critiques inévitables.
1e Partie
L’auteur ((Le premier réflexe de beaucoup de navigateurs sera sans doute de se tourner vers wikipedia pour découvrir le personnage. Ce n’est pas un mauvais réflexe en soi, mais il s’agit d’y être d’une grande prudence. La page anglaise de Stiglitz y est entachée de quelques positions tendancieuses, notamment lorsqu’on y prétend que, comme il défend une intervention de l’État, il a changé de position sur le socialisme dont il était un opposant en 1994 et serait devenu donc un défenseur aujourd’hui. Les auteurs de cette page s’imaginent donc pouvoir à la fois limiter le socialisme à une intervention de l’État dans l’économie, et également de prétendre que tout qui promeut une intervention de l’État dans l’économie a des tendances socialistes. Si vous avez lu mes diverses chroniques économiques, vous aurez compris que cette double idée ne correspond pas selon moi à la réalité.))
Joseph Stiglitz est un économiste américain proche des milieux démocrates, généralement catalogué “à gauche”, mais nous verrons qu’il s’agit d’une idée hautement relative.
Stiglitz est célèbre (dans le monde de l’économie) pour avoir étudié les marchés d’une manière hétérodoxe. Au contraire des classiques et néoclassiques, il part du principe que les marchés ne sont efficaces qu’exceptionnellement -alors que pour les tenants du classicisme, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils souffrent des crises ((Dans Freefall, il montre notamment que les crises ont été extrêmement nombreuses au cours des années qui ont suivi les 30 glorieuses.)). Pour cette idée, on entend parfois des “personnalités de gauche” le brandir. En lisant son ouvrage, j’ai cru reconnaître quelques idées entendues dans la bouche de jean-Luc Mélenchon ((Notamment au cours d’un débat animé par Daniel Schneidermann entre lui et Jacques Attali.)), mais sans pouvoir assurer qu’il s’agit de son livre de chevet. Comme lui, Stiglitz est favorable à une plus grande maîtrise de la banque centrale d’un pays, estime que le gouvernement devrait intervenir plus vigoureusement sur les marchés, participant activement à leurs financement et leur surveillance, et va jusqu’à estimer qu’il n’est pas souhaitable de rémunérer exagérément les dirigeants des grandes entreprises. Pour autant, il n’est pas vraiment un révolutionnaire.
Stiglitz a largement contribué au principe de l’information asymétrique, pour lequel il a co-obtenu le prix Nobel (parallèle) d’économie et qui, superficiellement, dit que les marchés ne fonctionnent pas tout seuls. En gros, il avance le concept des “externalités“, c’est-à-dire des agents économiques qui subissent ou bénéficient des effets du marché sans avoir été impliquées dans les décisions, et qui font que les marchés ne peuvent pas fonctionner correctement, en raison, donc, d’une asymétrie de l’informations. Or, ces externalités sont permanentes et l’information n’est jamais parfaite. En conséquence, selon Stiglitz, les marchés ont besoin de régulateurs ((Note: On aurait pu croire qu’il allait en conclure que les marchés ne fonctionnent pas du tout, mais ce n’est absolument pas le cas: Stiglitz reste un partisan de l’économie de marché et du capitalisme. Il n’a absolument rien d’un socialiste.))…
Il a aussi lancé une théorie sur le chômage et les revenus qui est intéressante pour qui veut encore défendre l’économie de marché. Ses positions sont celles d’un keynésien de type classique. Il défend en effet les théories de l’économiste John Maynard Keynes, le chantre des marchés encouragés par les programmes de financement de l’État, qui contribua, après la grande dépression, à donner de la consistance à la politique économique de Roosevelt. Certains secteurs, comme l’enseignement et la santé, sont selon lui des domaines que l’Administration doit soutenir et privilégier. Ceci pour nous rappeler qu’il n’est pas de gauche; Stiglitz veut sauver le capitalisme de lui-même.
S’il fallait le prouver, il suffit de rappeler qu’il fut l’un des conseillers principaux en économie de Bill Clinton dans les années 90 ((Il l’évoque d’ailleurs dans ce livre, se positionnant lui-même au “centre”, entre les conseillers de droite et les conseillers de gauche de Clinton.)), avant de travailler comme “chief economist” à la Banque Mondiale; Stiglitz est donc un homme de droite, même s’il y a plus à droite que lui.
Le livre
Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy., au titre hollywoodien et au sous-titre bien plus explicite, expose, en dix chapitres les raisons et les causes de la crise “de 2008”, les solutions effectivement proposées par les deux administrations étatsuniennes de Bush et Obama, les raisons des résultats en demi-teintes, voire négatifs, de celles-ci, et les propositions de Joseph Stiglitz lui-même pour, dans un avenir proche, éviter que les crises ne transforment le monde économique en cendres. Voilà pour une présentation brève et que je crois neutre du propos du livre.
Stiglitz s’est armé d’une quantité estimable d’informations, de références, de sources, d’analyses et de travaux; il s’est appuyé sur ses collègues, ses amis, ses étudiants, et est loin d’être seul à penser ce qu’il pense. Il représente un courant d’économistes prônant la régulation des marchés et opposés aux écoles de Vienne et de Chicago, aux néoclassiques, à tous ceux qui, en gros, refusent d’accorder un rôle de décideur à l’Administration de l’État, mais ont couru dans ses jupes quand il s’est agi de récupérer leurs billes.
C’est en cela que réside un paradoxe clair, selon moi, chez Stiglitz: on verra dans le compte-rendu qui suit, qu’il a toutes les informations nécessaires pour critiquer aussi bien les agents du marché que les administrations successives des USA ((Stiglitz se concentre essentiellement sur son pays. J’ai eu le sentiment qu’il ne voit les autres que comme des sources de problèmes ou d’appui, plutôt que des acteurs en soi, doués d’une vie propre, voir notamment p. 134, note 37.)), et, en fin de compte, c’est aux mêmes qu’il confie le soin d’appliquer ses remèdes de grand-père (Keynes) à la même économie de marché. Il y a de la foi dans ce scientifique qui se veut grand. Il y a surtout un problème de méthodologie quant à la défense de son point de vue ((Voir surtout la troisième partie de ce compte-rendu.)). Et s’il démolit justement les positions de ses adversaires classiques et néoclassiques, il ne convainc pas dans son sens, parce que, pour ce faire, il faudrait que l’on soit déjà convaincu.
Structure
De manière très académique, presque didactique, mais efficace aussi, Stiglitz nous fait un portrait en 6 chapitres de la crise qui a pris à la gorge l’économie US (avant de s’emparer de celle du reste du monde, dont il dit finalement peu ((Un petit exemple p. 21 “The Global Crisis”, mais Stiglitz semble supposer que, lorsque le problème sera réglé pour son pays, le reste du monde suivra.))), ce qui est ennuyeux quand on considère le titre de son livre.
Les deux premiers chapitres sont consacrés aux causes et aux effets;
le troisième à la réponse immédiate apportée par l’administration du gouvernement étatsunien;
le quatrième est consacré au phénomène qui a fait éclater la bulle: l’hypothèque;
le cinquième, à la pseudo-surprise du véritable scandale du “bail out” (renflouement) des fondateurs de la crise;
le sixième sur les causes réelles du massacre de ces dernières années, et les bases des réponses de Stiglitz.
Les chapitres 7 à 10 consacrent le “capitalisme vu par Stiglitz“, un capitalisme à visage humain comme on en a vu bien d’autres et qui ne convaincra de nouveau que le fidèle. Il rend compte de comment, selon lui, le capitalisme peut redevenir le pourvoyeur de la satisfaction du plus grand nombre. Les conditions, on le verra, sont pour le moins paradoxales et en contradiction totale avec les principes mêmes du capitalisme libéral. Mais elles n’en sont pas pour autant de gauche.
deuxième partie à suivre dans quelques jours.