rapport de forces -ou comment se faire des amis…

En lisant l’intro d’Interventions de Chomsky1, je suis tombé sur quelques réflexions de Peter Hart qui déplore le fait que dans les principaux journaux américains (et de citer le Washington Post, le New York Times, le Los Angeles Times et USA Today) la gauche n’a pour ainsi dire pas voix au chapitre.

Les chroniqueurs (columnists) catalogués à gauche sont rares, et beaucoup furent virés durant les dix dernières années, selon son analyse, sous prétexte que, selon certains éditeurs, “le marché décide”.

(Quand on constate la pauvreté de la presse européenne de manière générale et ses rares exceptions, on peut généraliser le débat)

L’argument est démonté par Hart2 , mais il oublie une petite chose: tous ces journaux ont des propriétaires et, dans le monde dans lequel nous vivons, au moins en Occident3, ce sont ces derniers qui décident.

Peter Hart a raison d’estimer que les voix de la gauche ne se font pas entendre suffisamment fort, que les conservateurs ont confisqué la plus grande partie des médias, mais (désolé si j’en choque plus d’un, ici) c’est de bonne guerre…

Nous4 avons accepté depuis très longtemps le combat sur le terrain de la droite, là où, pour être efficace, nous aurions dû gagner en quelques décennies… Cependant, ce terrain, j’en suis aujourd’hui convaincu, était trop favorable à la droite, aux conservateurs. D’abord parce que les moyens en présence étaient considérablement plus importants de leur côté. Le rapport de force en leur faveur était évident. La masse capitaliste, considérant qu’un franc égale une voix, était tout à fait à leur avantage. Pendant quelques dizaines d’années, disons entre 1866 et 1936, il est possible que la masse humaine eût pu faire pencher les plateaux de la balance en notre faveur, mais trop des nôtres, même sincères, ont accepté de batailler dans la “voie de la démocratie”, sous des prétextes humanitaires que l’on peut comprendre (ce que je fais) et approuver (ce que je ne fais pas), mais qui, historiquement, nous l’ont mis bien profonde…

Ensuite, et les deux arguments se valent, il y avait trop de monde dans nos rangs qui ne désirait pas réellement gagner, mais bien “jouer le jeu” de la démocratie, faire balancer les plateaux alternativement d’un côté et de l’autre pour équilibrer les forces en présence, dans l’idée que la société se construit sur base du pluralisme des idées… alors même que celles de la gauche et celles de la droite, si elles sont franches, sont inconciliables5.

Bref, nous n’en sommes pas sortis indemnes.

Les lieux où le rapport de force nous est favorable n’existent tout simplement pas. S’il fallait compter sur les masses populaires, la corruption des syndicats, des partis, des républiques socialistes a fait le ménage pour la droite et de moins en moins de gens y croient -qui leur donnera tort? Quant aux élections, elles montrent qu’à de rares exceptions près6, les gens même les plus humbles votent le plus souvent contre leurs intérêts. Les élections montrent régulièrement que les figures médiatiques l’emportent sur les défenseurs de leurs droits. Sarkozy en France, Collor au Brésil en sont deux exemples manifestes, mais il serait assez aisé d’en faire un décompte plus important -par contre, pratiquement impossible de le rendre exhaustif.

Les lieux où nous pouvons compter des alliés sont ceux où les hommes vivent contre ou sans la propriété privée. L’impérialisme du capitalisme aidant, ces lieux sont de plus en plus rares.

Et ils sont principalement dans la tête d’individus…

C’est dans cette analyse de la défaite d’une bataille qui s’est jouée dans les idées, dans les confrontations, mais pas tellement sur le terrain (occupé par la guerre des blocs où seules les ambitions se jouaient pour la direction du jeu), que nous nous trouvons confrontés à un problème difficile à surmonter: sommes-nous capables de mener la bataille sur notre terrain, en dehors du rapport de forces imposé par les princes de la concurrence?

Première étape, en outre: tous les hommes et toutes les femmes de gauche sauront-ils bien identifier à la fois le problème et le prochain champ de bataille?

On n’est pas près de rigoler…

  1. publié chez Penguin Books en 2007. []
  2. mettant notamment en évidence que les chroniqueurs conservateurs n’ont pas plus de succès que les libéraux. []
  3. Vous savez, cette partie du monde où la propriété privée règne dans le droit. []
  4. La gauche. []
  5. l’une reposant sur la propriété privée, l’autre la dénonçant. []
  6. qui risquent bien de n’être que des accidents de parcours pour les conservateurs, et même au pire de solides cautions au système qui les maintient en place. []

15 Responses to “rapport de forces -ou comment se faire des amis…”

  1. Un Homme Says:

    Bon, j’ai peut-être pas tout compris; mais:
    “Nous4 avons accepté depuis très longtemps le combat sur le terrain de la droite”
    Sur quel autre terrain aurions-nous pu le mener, étant donné que:
    “Les lieux où le rapport de force nous est favorable n’existent tout simplement pas.”
    ???

  2. tito Says:

    là où il n’y a pas de rapport de force 🙂

  3. Un Homme Says:

    Et où est-ce donc? Et si un tel lieu n’existe pas, comment nous (la gauche) aurions-nous pu mener le combat sur ce terrain?

  4. thitho Says:

    Attention, je dis que les lieux où le rapport de force nous est favorable n’existent pas. Et en fin de post: “sommes-nous capables de mener la bataille sur notre terrain, en dehors du rapport de forces imposé par les princes de la concurrence?”

    … en dehors du rapport de force… C’est de celui-là que nous devons sans doute nous débarrasser.

  5. Un Homme Says:

    Euh…
    Une bataille sans rapport de force? Est-ce possible?

    (j’avais fait un super commentaire mais j’ai été trop lent à poster, tant pis :p)

  6. tito Says:

    Justement: la bataille est plus individuelle et internet au groupe que véritablement avec l’ennemi: il s’agit de trouver des lieux où les rapports de force n’ont plus cours, puisque ceux-ci ne nous sont pas favorables.

  7. Un Homme Says:

    Si je comprends bien, il s’agit donc de déserter le champ de bataille et de fuir la confrontation?

  8. julien uh Says:

    euh je ne comprends pas non plus.
    Grosso modo, il faudrait trouver un ilot sans rapport de force (donc sans contradictions de classes) et de là lancer nos bataillons ?
    Donc soit un endroit primitif (dans le sens de non affecté par le féodalisme ou le capitalisme), soit un endroit où la révolution aurait déjà eu lieu ?
    Et si c’est un lieu immatériel, il s’agirait aussi soi-même d’être coupé matériellement du rapport de force ?

  9. thitho Says:

    Le Plan B: le journal qui mord et fuit. Un exemple.
    En d’autres termes, ce ne sont pas tant des lieux physiques, mais des espaces temporaires que nous pourrions viser. Nous l’avons déjà fait, même ensemble, mon cher Ju: chercher des champs d’action où l’adversaire ne se trouve pas encore, le chatouiller, le mordiller, et quand il se réveille, partir et trouver autre chose. Au rapport de force, nous perdons… Chaque fois que nous gagnons un procès, il change la loi pour le prochain coup… Alors, il ne faut pas rester sur le champ de bataille: il faut toujours en trouver de nouveaux. Quitte à revenir sur les anciens lorsqu’il croira que nous l’aurons déserté (à quand, enfin, cette grève générale au finish dont je rêve?).

    Até!

  10. julien uh Says:

    décidément, je ne comprends pas grand-choses à ton usage des mots. Un rapport de forces n’est autre que la rencontre de deux forces opposées. dès lors que tu mordilles ou chatouille, c’est aussi du rapport de forces. Et à quoi sert de “mordiller” si c’est pour, après avoir “réveillé” le système (comme s’il était incapable de combattre les nouvelles luttes), le laisser cicatriser peinard à l’endroit où cela lui aurait fait mal. De grâce des exemples concrets pour que j’y voie plus clair

  11. thitho Says:

    Je ne suis pas sûr de te convaincre de toute façon. Si déjà tu estimes que l’exemple du Plan B est mauvais, on est mal partis.

    Ce que je sais, c’est que nous n’avons pas les moyens humains et matériels d’affronter la machine de guerre de droite. La machine capitaliste. La machine adverse. Or, nous devons continuer à nous battre, mais c’est plus “sans eux”, entre nous, que nous devons nous battre, et non pas nous battre pour nous entre-déchirer (ça, je n’ai pas besoin de nous haranguer à le faire: ça fait bien cent cinquante ans que la gauche se détruit toute seule, et c’en est grande pitié).
    Non, nous battre pour trouver des solutions où le rapport de force -qui nous est défavorable- ne joue pas. Donc, des “lieux” (réels ou virtuels, collectifs ou individuels) où le combat ne se joue pas contre notre adversaire culturel (je me refuse à l’appeler naturel, il ne l’est pas), mais contre notre propension à
    -nous sacrifier sans progresser (ce qui est, certes, noble, mais peu utile);
    -nous obstiner dans des méandres répétitifs (même s’il ne s’agit pas d’oublier les exemples de l’histoire, que du contraire);
    -nous jeter dans des batailles où, même si nous gagnons cinquante centimètres, le jeu nous aura coûté trop d’énergie, trop d’amis, trop de plein de choses, et généralement les cinquante centimètres pris sont écrasés par les mètres perdus ensuite sous l’effet du rouleau compresseur qui a trouvé de nouvelles manières de nous dépasser.

    Un exemple bien concret: malgré toute l’estime que je leur porte, force est de constater que RESF, qui est la pointe émergée de la lutte contre les expulsions aujourd’hui, et toutes les actions des sans-papiers, n’ont pas plus d’effet que toutes celles menées depuis la mort du Collectif première version (celle qui s’est prise un procès). Les arsenaux mis en place depuis les années 90′ pour contrer l’action des différents collectifs qui ne parviennent pas à renouveler la nature même de leur combat -et je ne les critique pas, au contraire, je les trouve aussi admirables que nous l’étions- est maintenant suffisamment rôdée pour éteindre dans l’oeuf l’efficacité que l’on pourrait attendre de la justesse de cette lutte.

    De même, les grêves devenues “prises d’otages”, parce qu’elles ne cherchent que le rapport de force, en oubliant que celui-ci leur est définitivement défavorables, ne peuvent espérer mener très loin dans leur lutte. Ce sont d’autres méthodes -ou d’autres objectifs, mais alors d’autres échelles, d’autres plein de choses- qu’il faut mettre en place dans la lutte économique. Ceci implique peut-être un grand bond en arrière pour lequel tu ne serais pas mécontent, je suppose, mais je pense que celui-ci nécessite d’abord un super-bond en avant -c’est-à-dire un renouvellement des “cadres”, dans tous les sens du terme.

    On pourrait aussi parler de l’information, évidemment. On pourrait parler de beaucoup de luttes, et notamment de celles produites par ce que certains appellent des “peuples” -notion qui ferait bien d’être revisitée également…

    Je n’appelle pas à la réécriture d’un grand machin théorique, hein, mais plutôt à la fabrication de milliers de nouvelles théories qui se fichent bien de savoir si celles de leurs voisins sont correctes, et qui se contentent de viser un seul but: l’affaiblissement du capitalisme. Et, à mon sens, cela ne se peut faire qu’en dehors de la confrontation directe et du rapport de force. (Paradoxal? Peut-être, mais jusqu’ici, la méthode “non-paradoxale” ne marche pas. Et puis le paradoxe n’est-il pas dialectique? hein hein hein)

    Personnellement, je suis certain qu’il est inutile et même nuisible de penser que même la disparition de 50 unités capitalistes justifie la disparition d’une unité de gauche. Même ainsi, sachant que l’épée de la justice sera toujours moins lourde que le tas d’or, la lutte ne nous mènera pas à grand’chose.

    Voilà, je ne m’attends pas à t’avoir convaincu, mais j’ai horreur de laisser un raisonnement en plan quand il m’est réclamé 🙂

  12. thitho Says:

    Je pensais à d’autres exemples: ceux des guérillas, urbaines ou locales, qui, si elles ne se renouvellent pas, finissent généralement par se prendre de fameuses tuiles de la part de la réaction, à moins d’être appuyées par l’extérieur (comme la résistance de la 2e guerre).

    Makhno, la Commune, le Che même, en ont fait les frais.

    Que certaines guérillas aient survécu beaucoup plus longtemps sans se renouveler tend à montrer plutôt que le système en place se nourrissait de sa présence plutôt que n’en souffrait.

    Mais ceci n’est évidemment pas prouvé historiquement, c’est un point de vue…

  13. julien uh Says:

    c’est pas une question thitho, mais c’est que je ne comprends toujours pas.
    Et pour le plan b je ne comprend pas non plus : c’est un journal, moyen de propagation des idées. Le rapport de force pour le journal-même est évident et se joue entre autres à son nombre de lecteurs ou à son influence médiatique. Ce rapport de forces, ou son audience si tu veux, s’explique par sa volonté de diffuser certaines idées ou principes qui elles-mêmes cherchent à s’imposer vis-à-vis de certaines autres, notamment armées de talonnettes (suivez mon regard vers le bas). On est donc en plein rapport de force.
    Donc, et je vais y aller directement : tu t’égares dans un discours confus au départ de l’idée d’un espace permettant une certaine sérénité, quitte à ce qu’il ne soit qu’interne, qui permettrait de trouver les forces pour petit à petit terrasser le capitalisme.
    Mais en fait tu refuses tout simplement d’accepter que nous vivons dans un monde dont aucun centimètre cube, fusse-t-il cérébral, n’est épargné par le capitalisme. Pour éviter de perdre espoir, tu recrées maladroitement la notion de rapport de forces telle qu’elle t’arrange : ce qui compte ce n’est pas un endroit sans capitalisme mais bien sans rapport de forces. Ce qui ne veut plus rien dire du tout ! Le capitalisme est le plus grand générateur de rapports de forces qui existe.
    Enfin, tu te contentes d’une conception statique de l’histoire (et non pas dynamique) et uniquement d’un point de vue… militaire (les défaites de la guérilla, etc. lors-même que leur existence peut déjà être considérée comme une avancée, primo; secundo qu’elles modifient considérablement et durablement l’implication des militants “hors guérilla” qui en gardent un mythe historique leur donnant une certaine motivation (et je constate, ici. je ne dis pas qu’il faut devenir guérillero juste pour faire plaisir aux bambins gauchisssses des générations à venir)

  14. thitho Says:

    C’est pas sympa de nier mes exemples non-militaires…

    Pour ce qui est du Plan B, je pense qu’il n’a pas du tout l’ambition de se positionner dans un rapport de force. Ou alors, il se trompe de manière de faire, car il est typiquement dans le schème de celui qui mord sans discernement sur tous les bords qui ne sont pas le sien, et donc se prive de toute alliance possible. Se faisant, il se refuse à envisager même une possibilité de gain, car, sans alliance, il est astreint à la lutte à mort -la sienne. C’est le principe de Camus: se battre ou se suicider. Il y a un peu des deux dans le Plan B, comme en de nombreuses attitudes admirables, vouées à l’échec, au sens premier du terme: vouées, dans l’idée qu’elles lui sont destinées…

    Personnellement, je n’estime pas m’égarer. J’estime que les luttes traditionnelles sont désormais égarées si elles ne se remettent pas en question par rapport à l’adversaire qu’elles côtoient trop souvent.

    Cela dit, Ju, je ne veux blesser personne, juste parvenir à influencer le débat. Je ne refuse pas non plus la perspective historique, au contraire: dois-je te rappeler que c’est tout de même ma formation de base?
    Je mets juste en exergue que les victoires passées n’ont été que temporaires, ont été renversées, ou ont été payées par le sang et la sueur d’autres populations -et ça, je vois mal comment le nier: les victoires sociales européennes ont été essentiellement permises par l’exploitation des colonies et néo-colonies-, les luttes militaires ou non-militaires qui ne se sont pas renouvelées ont été comprises et efficacement combattues par les forces capitalistes qui les ont assimilées et n’en ont plus peur. C’est donc sur des terrains toujours différenciés qu’il nous faut reposer chaque fois le travail de militance -et donc éviter le rapport de force que désire, naturellement, le capitalisme.

    Quand je dis que les lieux où le rapport de force nous est favorable n’existent pas, j’attends que l’on me montre le contraire. Les lieux où les victoires ont été possibles, sont ceux où le capitalisme a été surpris. Malheureusement, il est rarement surpris deux fois. Il faut mordre, et fuir pour trouver un autre point à mordre. On évite ainsi le rapport de force qui nous est défavorable. Jouer de la diversion, du piège -de la guerilla militante, enfin, que cette guerilla soit militaire ou non qu’importe: l’important est de surprendre un adversaire qui se prépare à chaque fois à recevoir les mêmes coups.

    Enfin, je ne refuse pas de croire que notre monde est occupé en totalité par le capitalisme. Si c´était vrai, nous serions tous capitalistes. Or, ce n’est pas vrai.

    Par contre, je suis d’accord avec ton assertion: le capitalisme est un excellent générateur de rapport de force. Le meilleur, dis-tu. Quels sont les autres?

  15. Un Homme Says:

    Juste une remarque en passant, le journal qui mord et fuit, ce n’est pas le Plan B mais bien CQFD qui a, magie du rapport de force, besoin d’argent pour continuer…

    Voir par exemple: http://www.bakchich.info/article5037.html

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