Bravo, Emile

Juste pour vous manifester mon affection récente et tardive pour un auteur de bandes dessinées pas banal, en dépit de ses principes a priori peu novateurs; Emile Bravo tente de retrouver les chemins de la bédé pour enfants, ou en tout cas pour jeunes, à travers sa vision de Spirou (Le Journal d’un Ingénu, largement primé) ou son personnage maintenant fétiche des épatantes aventures de Jules. Et pourtant, rien n’est simpliste, ni linéaire, dans les scénarios de cet excellent dialoguiste, au demeurant graphiste de grand talent.

Le trait un peu gras donne un beau relief à l’ensemble qui hésite avec subtilité entre ligne claire et nervosisme à la Franquin. Les ellipses narratives sont nombreuses et bien situées, et permettent d’équilibrer de longues sections de dialogues complexes, rendus très naturels par des coupures liées au contexte, comme un coup de téléphone qui hache le raisonnement d’une scientifique ou l’arrivée à destination des personnages occupés à discuter sur le mythe d’Orphée dont on n’aura le fin mot qu’en conclusion de volume.

L’auteur n’hésite pas à sacrifier ou faire disparaître un personnage secondaire avec plus de naturel que ceux qui ont tendance à les conserver par fidélité ou par souci d’efficacité. Ainsi, autour de Jules, il arrive qu’on ne voie pratiquement pas sa petite amie pendant presque tout un album -alors qu’elle est si attachante-, que tel ami, devenu trop grand (Jules vieillit moins vite que son entourage en raison de ses voyages spatiaux), disparaisse, que ses amis extraterrestres soient carrément absents au cours de telle ou telle aventure, en dépit du ressort comique potentiel qu’ils représentent et de l’évidence qu’ils ont acquise dans le vécu de notre héros.

Bravo étale avec sympathie et brio toute sa science, qui est grande, pour familiariser les enfants aussi bien avec la politique (dans le Journal d’un ingénu), avec la philosophie, la cosmologie, ou la physique, et même un brin de “théologie pour les nuls” (dans l’excellent “La question du père”). La science-fiction n’hésite pas à flirter avec le réalisme et Jules se retrouve de fait à cheval sur les deux styles, mais avec autant de bonheur que d’humour.

Les morales déversées par des extraterrestres délirants sont autant de possibilités de réflexions pour les jeunes, les plus jeunes et les moins jeunes. Enfin, il n’hésite pas à se mettre en danger en présentant une thèse scientifique en début de volume pour ensuite la démolir par la bouche (invisible) d’un autre personnage. Cette dialectique interne, accueillie par Jules auquel le lecteur ingénu (tel Spirou) peut s’identifier, enrichit encore le monde vivant, mobile, fluide de l’auteur.

On hésite toujours à fixer l’âge du public d’Emile Bravo. Parfois, on a un peu l’impression qu’il est plus jeune que soi; parfois, que la masse de dialogues s’avère inaccessible aux enfants; l’action de certaines pages tranchant avec l’inertie de beaucoup d’autres pourraient s’avérer un obstacle marketing à ses scénarios, mais ce n’est pas moi qui m’en plaindrai: j’adore.

Emile Bravo s’est également amusé à massacrer les contes traditionnels, mais je m’abstiendrai d’en dire trop, car je n’ai pour l’heure parcouru que l’un de ses volumes qui, pour drôle qu’il était, me convainquait moins.

J’en reviens à mon titre: Bravo, Emile.

4 Responses to “Bravo, Emile”

  1. Alexis d'Osaka Says:

    Nervosisme ???
    Belle critique: je ne connais pas, mais tu m’as donné envie de le lire

  2. tito Says:

    oui, le trait nerveux de Franquin est connu comme une alternative artistique à la ligne claire. Je ne voulais pas répéter “trait”, et voilà… j’ai peut-être créé un mot, ce qui ne me dérange pas. 🙂

  3. grelots Says:

    Très belle critique… 🙂
    JM

  4. grelots Says:

    Meric pour le lien… 😉

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