Death Porn

L’exhibitionnisme n’est plus une maladie, mais la norme.

Qui ne s’exhibe pas devient suspect, sinon des autorités, au moins de l’audience générale.

L’inclusion est toujours plus excluante : qui n’est pas dedans est forcément dehors, et qui ne suit pas reste à la traine.

Le discours commun accompagne l’événement, et l’événement semble créé du discours commun. Illusion, mais généralisation d’un phénomène plusieurs fois centenaire, autrefois réservé à un espace relativement restreint, noblesse et cour, puis étendu à une classe, la bourgeoisie, qui, finalement, ne se distingue de la première que par un certain nombre de conventions et d’usages dont on discute la réalité1.

Ce phénomène de mode, de convention, fait de conformisme plus que de création, et d’exhibition de la personne plus que de l’individu2, s’est ensuite étendu à la classe moyenne. Et aujourd’hui, internet rend les choses plus rapides et plus immédiates. On partage des éléments de sa vie qui, autrefois, faisaient partie de notre intimité. Ce que nous portons, ce que nous achetons, les endroits où nous allons, sont partagés3, au sens qu’ils sont révélés, auprès de notre audience, dans le même esprit, mais à une échelle autrement plus importante, que ce que la bonne société faisait à travers les chroniques, les gazettes, puis les magazines qui en racontaient -et en racontent encore- les péripéties.

Mais ceci s’étend à des domaines auxquels on aurait pu ne pas s’attendre : si la dernière coiffure ou la couleur des ongles récemment adoptée ne surprennent plus, on peut s’étonner de la floraison des photos rapidement prises des plats préparés chez soi ou commandés au restaurant avant d’être mangés, et qui sont diffusés sur la toile bien avant leur digestion.

C’est tout juste si l’on ne pourrait pas supplier l’auteur des photos d’épargner sa nourriture tant la vitesse de partage a atteint des sommets.

L’internet sans fil disponible dans les restaurants permet d’éviter le décalage temporel entre l’exhibition et l’ingestion. Une boisson surmontée d’un petit parasol, une paire de gants ou de chaussures, achetées, consommées, ne sont pas moins fréquentes.

Les poètes anti-consuméristes ne sont pas en reste. « Une pierre, un arbre, un nuage » (C. McCullers) peuvent aussi servir de prétexte à un partage, sans doute plus gratuit, mais pas moins révélateurs d’un besoin d’exister aux yeux des autres non pas à travers un discours, un travail ou une pensée, mais via un élément hors de soi que l’on s’approprie par sa fixation dans l’image.

Il peut y avoir de la beauté dans cette futilité aussi.

Mais dans le même temps, les médias télévisuels multiplient les expériences dites de télé-réalité. Les exploits des appartements fermés partagés par une douzaine de candidats éliminés un à un par des systèmes d’élection au moins aussi douteux, sinon plus, que ceux des campagnes politiques, ont laissé la place à une multitude de variantes : des plus exotiques, et conservant un système sélectif pernicieux mais balancé par des voix suaves et des debriefings4 permettant une catharsis ambiguë, aux plus inattendues, telles ces émissions qui proposent à une personne de l’aider à métamorphoser son apparence physique ou celle de son appartement, en passant par des concours de cuisine ou des comparaisons professionnelles. Le concours devient permanent, l’exhibition se généralise dans tous les domaines. On peut s’interroger sur la moralité de telles émissions, mais il faut reconnaître que dans une société qui valorise les relations marchandes, les échanges commerciaux et dénigre de plus en plus les échanges sociaux fondés sur la gratuité et les relations désintéressées, où le héros est celui qui gagne, et non pas celui qui aide, il est difficile de culpabiliser des producteurs qui proposent simplement à des milliers, voire des millions d’individus, de prendre sa part de célébrité, puisqu’il s’agit précisément de ce que la société moderne sociale-libérale propose comme principale possibilité d’accomplissement de soi. On est loin de l’idéal de recherche de bonheur que proposait la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 17895.

Reconnaissons-le, les jeux télévisés sont déjà très vieux et certains vainqueurs, par le passé, ont connu une certaine notoriété. Les compétences intellectuelles ou sportives étaient alors privilégiées, même si on peut s’interroger sur les critères d’excellence proposés par ces jeux, déjà. Puis, la chance, voire la fourberie ont commencé à être encouragés. La complexité des règles de certains jeux permet de faire gagner non pas celui qui sait plus ou fait mieux, mais celui qui a tiré les bonnes cartes. De nouveau, entre un principe méritocratique dont on peut discuter longtemps de la pertinence morale et une désignation par le sort d’un vainqueur, on ne sait trop à quoi donner sa préférence. Mais ensuite sont venus d’autres principes encouragés par ces jeux comme par les émissions de télé-réalité : le double-jeu, la traitrise, l’hypocrisie. Il s’agit d’éliminer l’autre avant qu’il vous élimine, quitte à réduire vos propres chances de victoire finale. Les affinités ou les intérêts communs passent au second plan, voire nous desservent. Forcément, les coups dans le dos se multiplient. C’est le règne de Loki, le dieu de la discorde. C’est le réflexe d’Apollon qui crache dans la bouche de Cassandre pour en dénigrer la parole. C’est la préférence de l’apparence au vrai. Il y a quelque chose de la tragédie grecque portée à son pinacle, mais surtout banalisée, généralisée, et, alors que le théâtre antique, lui, devait éveiller les spectateurs sur les excès à éviter, il semble que la télé-réalité cherche à nous inciter à la démesure et à l’orgueil. Non, plutôt à la vanité.

Et tout ceci de longue date est encouragé par des commentateurs, des animateurs, qui dédouanent le tricheur, voire encouragent ce qu’ils transforment en « beau geste ». Si tel joueur de football marque de la main, sans que l’arbitre ne le voie, il en est justifié par la cause qu’il défend, c’est-à-dire, bien sûr, non pas celle de son propre portefeuille, mais celle du pays qu’il propulse à l’étape suivante de la compétition. Si tel commentateur avait été irlandais et non pas français, dans un exemple célèbre, il n’aurait pu que condamner le geste du fauteur et réclamer la déchéance de l’équipe dont, dans notre dimension, il loue le jusqu’au-boutisme. Comment ensuite parvenir à un jugement cohérent lorsqu’il s’agit de responsables politiques ou de comportements des dirigeants de grandes entreprises ?

Perspectives.

Tout ceci ne nous dit pas vers quoi nous allons. La pornographie amateure, qu’on pourrait presque appelée « artisanale », si la pornographie professionnelle pouvait être qualifiée d’industrielle, devient le symbole des limites que l’on s’attend de mois en mois à voir franchir. J’avoue ne pas savoir laquelle des deux a précédé l’autre, de l’exhibition des plats au restaurant ou de celle des ébats sexuels. Mais c’est d’une synthèse des deux que m’est venue l’idée saugrenue qu’il ne m’étonnerait pas de voir surgir sur internet, voire à la télévision.

Peut-être cette idée est-elle plus révélatrice de l’état de démence de notre société que de mon propre état de santé mentale. Je ne suis guère qu’un historien qui tente d’observer le monde dans lequel il évolue en fonction du temps long, dans le souhait, d’ailleurs, que ce temps long l’emporte sur le temps court et sur l’immédiateté. Ce souhait, qui peut paraître arbitraire, est le produit d’une réflexion intellectuelle, que l’on retrouve chez des penseurs morts depuis longtemps, depuis Hegel, Marx ou Kropotkine, jusqu’à observateurs contemporains tels que Todd, Lordon, Onfray, Bricmont, Attali, etc. Des personnes qui ne sont pas sur la même longueur d’onde, donc, mais qui partagent au moins une chose : que la réalité ne se mesure pas sur le seul temps présent.

Prochaine frontière

La dernière intimité est peut-être aussi le dernier lieu de notre solitude.

Ce lieu, c’est celui de notre mort. On meurt solitaire. Que l’on agonise à l’hôpital, dans la compagnie d’autres malades et dans la sollicitude d’aides professionnelles, ou que l’on décède accidentellement chez soi sans avoir eu le temps d’appeler au secours, on meurt en réalité dans la solitude, parce qu’on est le seul ou la seule à mourir au moment où on le fait.

Même si l’on partage un accident de moyen de transport collectif ou si l’on meurt dans une bataille, la réalité du phénomène de la mort est qu’on ne la partage pas.

C’est sans doute ce qui fait qu’elle effraie le plus les hommes qui, généralement, n’aiment pas la solitude. C’est aussi sans doute a contrario pour cela que les plus stoïciennes d’entre nous, les moins pris par cette peur sont des solitaires, parfois misanthropes, même s’il s’agit parfois d’une façade de désillusion.

Mondragon allégorie de la mort

La mort est peut-être la dernière intimité. Et donc peut-être la prochaine barrière, la limite suivante qui sera franchie.

On peut l’imaginer sous deux profils différents.

Tout d’abord, sordide et crue, mais correspondant bien aussi bien à cette expansion de l’exhibition telle que nous la connaissons aujourd’hui, sans cependant exclure qu’elle suivrait un phénomène déjà très ancien. Monet peignait sa femme sur son lit de mort, Madame Tussaud réalisait des masques de cire à partir de masques mortuaires et les exposait au grand public, et ces masques mortuaires accompagnent les maisons depuis Agammemnon, depuis les cérémonies funéraires des Romains, qui exposaient les masques mortuaires des ancêtres à chaque enterrement. Les cérémonies américaines, « à cercueil ouvert », sont dans la même veine et ont sûrement une explication historique similaire. Demain, des sites nous proposeront des images, voire des films autour de morts, ou même d’agonisants. Il existe déjà des sites qui proposent aux proches d’un défunt de se recueillir ensemble autour de sa figure, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agira. Généralement, ces sites ne proposent pas d’images du défunt dans son dernier état, mais plutôt des photos souvenirs de l’époque où il partageait notre histoire. En fait, ce que ces nouveaux sites proposeront sera la généralisation de ce qui a été réalisé pour Lénine pendant plus de septante ans, l’exposition de sa momie, combiné à ce que l’on a pu voir pour le pape Jean-Paul II : une véritable exhibition de son agonie pour le plus grand plaisir des béats qui s’imaginaient assister à une ascension en direct. Quel dommage qu’il n’y ait pas eu de mise en scène telle que celle imaginée par Dino Risi dans « le bon roi Dagobert », où, à la fin, Coluche, mort, est monté à l’aide de treuils vers le ciel.

Aux plus belles assiettes pourraient succéder les plus belles agonies ou les plus belles figures mortuaires. Et plus seulement pour les seuls princes, présidents ou artistes, mais pour madame et pour monsieur tout-le-monde.

Enfin, la mise en scène de ce genre d’exhibition rejoindra le cadre d’une émission de télé-réalité. Une demi-douzaine de familles s’affronteront autour, chacune, d’un parent ou d’une parente sur le point de quitter cette vallée de larmes. Il s’agira de rivaliser d’inventivité pour promouvoir, par des critères esthétiques ou spectaculaires, celui ou celle qui est sur le point de nous quitter, mais avec le sentiment d’avoir une dernière fois contribué à la pérennité de sa maison. Une forme de retour ponctuel de l’importance des familles, de la manse, de la domus telle que l’histoire et l’anthropologie nous la présentent dans son importance à travers le temps et l’espace. Il y aura une forme de revanche un peu futile de la vieille ennemie de l’individu à travers cette émission6.

La mise en scène de la mort ne serait ni une nouveauté ni quelque chose d’incroyablement choquant. Mais notre société de consommation avait pris l’habitude de reléguer la mort à des espaces et des temps relativement restreints et isolés. On est loin de l’époque où le cimetière entourait l’église qui se trouvait au centre du village. Les cimetières ont progressivement été évacués des villes7.

Ce genre d’émission en arriverait à permettre des situations paradoxales, où deux mourants se faisant face pourraient être amenés à compatir l’un pour l’autre. Le premier mort aurait ainsi le privilège d’assister (presque) à la mort de celui ou celle qui mourra après lui. Jusqu’ici, le philosophe pouvait dire que la mort n’arrivait qu’aux autres, puisqu’on n’assistait jamais à la sienne propre, mais désormais, on pourra en direct visionner les images de sa propre agonie. On ne sait trop évidemment dans quel état, mais le sordide peut-il avoir des limites ?

  1. Joseph Morsel, dans son livre, L’aristocratie médiévale (Ve-XVe Siècle), Armand Colin, 2011, montre avec talent -même si j’ai des doutes sur quelques passages- que ce que nous appelons bourgeoisie, vue de notre temps, et réalité d’ancien régime, accompagne le pouvoir aristocrate, s’y greffe et s’y confond en grande partie. []
  2. En droit romain, la personne possède, l’individu existe. []
  3. Bien plus que ce que nous faisons. []
  4. Comme pour “Death porn”, je n’ai pas cherché de version française pour ce terme. []
  5. Et de la Constitution américaine. []
  6. Des émissions de jeu proposaient d’ailleurs ce type de promotion, où des familles s’affrontaient dans des épreuves amusantes. Mes souvenirs en remontent aux deux dernières décennies du XXe Siècle, mais je suppose que, ci ou là, le fait existe encore. []
  7. Je viens de lire que celui de Monaco a quitté le Rocher dans la décennie même où la Principauté adopta ce qui allait faire sa fortune, le tourisme et le casino, vers 1860. Ce n’est donc pas si ancien. Vienne avait exclu ses cimetières quelques temps avant la mort de Mozart, par souci d’hygiène. Quand on voit une ville tentaculaire comme São Paulo, on est en droit de se demander ce qui arrive aux défunts qui ne sont pas incinérés. Les Romains nous ont laissé des routes qui font penser un peu à l’idée exposée ci-avant : un étalage de tombes et de monuments mémoriels nous rappellent que nous sommes vivants et que nous allons mourir. Si les pierres tombales ont longtemps été le privilège des personnes aisées, voire riches, il arrive qu’elles nous cherchent à nous rappeler que le défunt continue de vivre avec nous. Les gisants se redressent, redeviennent altiers et s’exposent dans le meilleur de la forme de qui ils représentent []

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