La confusion des genres, p. 16-22

Début: p. 1-8 et p. 8-16

Ces nuits où je ne me rendormais pas, où je rebranchais mon ordinateur pour écouter mon fichier des Pixies, de Le Forestier, frère et soeur et de Reggiani, ou pour visionner des films en ligne d’informations alternatives, il m’arrivait de remonter jusqu’aux véritables sources de ma conscience adulte, pour lesquelles, telles que celles du Nil, il fallait envoyer des explorateurs téméraires, prêts à renoncer certains jours à leur thé de cinq heures parce que le boy qui transportait la bouilloire avait été bouffé par un animal sauvage –qui n’était pas un tigre, car, comme je l’avais appris dans « Le sens de la vie », il n’y a pas de tigre en Afrique-, explorateurs qui parviendraient à les fixer définitivement sur des cartes dont toute la gloire serait ensuite d’être consultées par des armées de gentlemen dans des clubs fermés à tout ce qui n’était mâle et anglais, à la rigueur écossais, et qui se réjouiraient au-dessus de leurs tasses qu’il existe encore des hommes de valeur dans le royaume ; mais quant aux miennes, je ne pouvais m’engager que seul en amont de mes souvenirs, sur les rives de ce qui était devenu de plus en plus flou, effort pour lequel je recevais l’aide, justement, de l’heure qui me rappelait ces nuits où, enfant, je me réveillais avec la nécessité de vérifier que ma mère dormait bien dans la chambre à côté.

Ces instants de panique arrivaient lorsque nous n’étions pas à la maison. Pour les vacances, quand nous ne partions pas, ma mère acceptait les invitations sans enthousiasme de mes oncles, les frères de mon père, à passer quelques jours, parfois deux semaines, dans leur maison de campagne. C’était leur manière à eux de montrer qu’ils avaient le sens de la famille. Ils étaient copropriétaires d’une ferme construite au début du XXème Siècle qui avait été transformée par les précédents propriétaires en quelque chose de plus confortable. Un accident de chasse (avait-ce été le fils ? le frère, qui… ?) avait provoqué sa vente forcée et mes oncles s’étaient mis d’accord pour mettre la moitié de la somme chacun et se partager le butin contractuellement année après année. L’épreuve principale fut jouée à pile ou face pour savoir qui prendrait le mois de juillet et qui, donc, se contenterait d’août. Pour une raison qui m’avait échappé, du bas de mes six ans (mais m’échappe encore), le partage ne semblait pas équitable à celui à qui le second avait été attribué.

Mes oncles paternels, j’avais mis du temps à m’en apercevoir, ne s’aimaient pas –et n’avaient probablement pas aimé mon père. Ils dissimulaient cette antipathie mutuelle, qui devait remonter à de vieilles rivalités d’adolescents, derrière des intérêts temporairement communs. Ils cherchaient juste à s’exploiter l’un l’autre jusqu’à la mort de leurs parents, au moment de l’héritage qui allait fatalement les déchirer, car, celui-ci consistant principalement en biens immobiliers, ils n’allaient pas accepter les expertises qui auraient pour but de les départager, et n’avaient opté pour l’achat de cette maison en commun que parce que c’était tout ce qu’ils pouvaient se permettre en attendant et que, malgré leur inimitié, ils préféraient cela plutôt que rien par souci de statut social. Au nombre de collègues, proches, médecins de famille, agents d’assurance, experts, notables locaux, qui étaient passés les voir dans leur palais, c’est le raisonnement que je parvins à faire bien plus tard, lorsqu’un jour, j’eus l’occasion de repasser devant, toute désolée d’être vide au milieu de l’automne, maison spacieuse qui ne servait presque pas dix mois sur douze… Par contraste, leurs femmes s’entendaient, elles, sincèrement, ce qui semblait tenir du miracle. Ayant échappé à la révolution sexuelle grâce à leur naissance protégée et à la fréquentation jusqu’à la fin de l’adolescence d’églises et d’écoles de grands noms, elles avaient toutes les deux fait un mariage adéquat, avec respectivement un ingénieur et un avocat, dont elles n’allaient découvrir que trop tard, si jamais, la médiocrité. Elles partageaient également l’aigreur de l’infidélité de leurs époux et avaient trouvé dans le malheur de l’autre un réconfort à leur propre tristesse. Comme leur éducation les avait confinées à des études, pour l’une moyennes, pour l’autre peu valorisées, elles craignaient de devoir reprendre un travail en bas-relief si elles devaient divorcer, et, pour autant que je sache, ne tentèrent pas de trouver d’amant. Je ne pense pas non plus qu’elles aient eu de relations ensemble : l’idée même de l’homosexualité devait leur répugner. Je n’en ai pas la certitude, cependant lorsqu’elles s’embrassaient (sur la joue, toujours la droite) en notre présence, les rares fois où les deux oncles se retrouvaient en même temps au même endroit, ayant trimballé femmes et marmailles avec eux, soit dans la maison de campagne, soit chez les grands-parents, elles se serraient dans les bras avec une retenue pincée qui ne trahissait pas le désir physique. Le temps de mes premiers ébats était encore loin, et les modes changent. Mon expérience future et mes lectures de Christiane Rochefort n’allaient pas correspondre à ce qu’elles montraient et, qui sait, peut-être cachaient-elles bien ce que nul ne pouvait voir, mais mes oncles étaient tellement abrutis et mes grands-parents si imprégnés de préjugés imbéciles que, même si elles s’étaient léchées à pleine bouche devant tout le monde, je crois que personne n’aurait compris ou n’y aurait vraiment cru. Donc, à moins qu’on ne me montre le contraire, je m’en tiens à ma première hypothèse, qu’elles se serraient essentiellement les coudes dans l’adversité et l’amertume d’un commun cocufiage institutionnel sans pour autant en profiter pour réduire leurs frustrations sexuelles ensemble.

J’étais –comme la plupart des humains au cours de l’histoire- le produit d’une culture de propagande permanente qui ne disait pas son nom. Non seulement, je craignais, comme tout enfant, de me retrouver loin de mon seul parent –ma mère-, mais surtout, mon intérêt pour les informations ayant été très précoce et voulant toujours en savoir plus, à l’exemple de ma mère, je regardais avec elle le journal télévisé du repas du soir et, si elle avait l’avantage de pouvoir lire le journal le matin suivant, moi, je l’écoutais illustrer des mots qu’elle lisait les images qui accompagnaient parfois les articles sérieux de la presse, et j’apprenais peu à peu à avoir surtout peur de ces deux vieillards qui paraissaient commander le destin de la planète, sous l’appellation étrange de guerre froide. Exactement comme dans la chanson de Sting, plus tard, qui s’inquiétait de savoir si les Russes pouvaient aimer leurs enfants, chanson dont l’album traversa mon adolescence et qui me ramène toujours à la mélancolie de ma mère lorsque je l’entends.

Cette peur me réveillait toutes les nuits que je ne passais pas dans ma propre chambre en ville. Je me levais et j’allais jusqu’à la porte de celle où ma mère dormait seule dans un lit archaïque d’environ un mètre soixante-dix de côté, qui avait été celui d’un couple du début du siècle et que les oncles avaient récupéré pour les (petits) invités. Quand, au milieu de ma nuit, j’avais eu l’occasion de voir ma mère étendue seule, sur cette anachronicité qui semblait lui dire, tant d’années après la mort de mon père, qu’elle devait rester dans son souvenir et la chasteté que le veuvage lui imposait, je parvenais à me recoucher et à me rendormir, malgré les ronflements de mes deux plus jeunes cousins dont les lits encerclaient mon matelas.

Parfois, sans le vouloir, je la réveillais du seul bruit de mes pas sur le plancher de bois trop vieux, et elle m’invitait à passer la fin de la nuit auprès d’elle dans un grand geste de la main soulevant les draps et la couverture. Je ne refusais jamais, car je ressentais un soulagement infini à l’idée de passer, non pas les dernières heures de la nuit, mais mes derniers moments auprès de l’être que j’aimais entre tous, dans la perspective d’un embrasement mondial qui ne pouvait qu’arriver vers l’aube.

J’éprouvais une acide déception en me réveillant, le matin, comme tous les précédents, ayant échappé à la guerre nucléaire. Mais je crois que, ce que je regrettais de fait, c’était que mes cousins, mes tantes et mes oncles avaient également survécu à la tranquillité de la nuit qui, en définitive, ne s’était révélée un long moment d’angoisse peu reposant que pour moi.

Je n’avais aucune sympathie pour toute cette partie de ma famille. Tout le temps que nous passions là-bas, je ressentais une profonde nostalgie de notre appartement et du frère de maman, mon oncle, avec qui nous passions une grande partie de notre temps en ville. Si j’aimais la campagne, je ne supportais ni la maison, ni les oncles, ni les tantes. Quant aux cousins, leurs jeux que je trouvais stupides étaient ceux de tous les enfants de leur âge et, en ville, j’y participais avec d’autres gamins sans rechigner.

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