Se servir sur la bête

D’après un article, loin d’être surprenant, de Libé en ligne, les dirigeants des Hedge Funds (ces espèces de maîtres de l’univers bien cachés derrière leurs décisions financières sans aucun souci de production ou d’utilité sociale) ont réussi une année 2009 bien meilleure que la précédente, en raison des possibilités de rachat à la baisse de parts de nombreuses institutions financières fragilisées par la crise. Mais comment ont-ils fait? Comment, en période de crise, peut-on gagner du pognon? C’est extrêmement et diaboliquement simple.

Imaginez que vous soyez à la tête d’une grosse somme d’argent et que vous ayez l’esprit un peu, disons, spéculateur. Pas entreprenant, mais spéculateur. Qu’allez-vous acheter comme actions? Des valeurs montantes? Hm. Oui, c’est une possibilité. Du moins, si vous êtes convaincu que cette valorisation ait un fond de réalité suffisant pour conserver ensuite un certain niveau et vous permettre de gagner de l’argent sur le long terme, soit grâce aux dividendes des actions -mais il faut espérer que l’entreprise fasse suffisamment de bénéfices pour en distribuer à ses actionnaires-, soit en revendant vos actions avec bénéfice -mais dans ce cas, il faut espérer qu’il y ait des acheteurs et que le bénéfice dépasse les frais engagés.

Bref, faire du pognon quand la bourse va bien, c’est possible. Mais ça peut être long et, surtout, c’est très risqué, car, vous le savez sûrement, une valorisation boursière peut être un mirage et résulter en une catastrophe. Plus de dividendes, plus d’acheteurs, chute de l’action, fin des haricots, suicide…

Enfin, ne dramatisons pas trop.

Il y a l’autre cas de figure: qui irait acheter des actions d’une entreprise dont le cours de l’action baisse, voire s’écrase? Auriez-vous acheté des actions Lehman Brothers le jour précédant sa déclaration de banqueroute?

Non, pas de Lehman Brothers, parce que vous auriez su, informé comme vous l’êtes, que le gouvernement étatsunien n’avait aucunement l’intention de la sauver. Mais quid de sa “copine”, Goldman Sachs, qui paraissait dans le même cas? Sa valeur boursière s’était effondrée, et on pensait qu’elle allait suivre sa grande soeur dans le gouffre. Sauf que l’un de ses anciens CEO, Henry Paulson, est un membre du gouvernement Bush; c’en était même le Secrétaire au Trésor. Bref, le porte-monnaie.

Sachant cela -et bien d’autres choses que seuls les dieux de la finance, les maîtres de l’univers, selon Tom Wolfe, savent-, il était possible d’imaginer que Goldman Sachs allait s’en sortir, d’acheter des actions de la boîte au plus bas et les voir remonter rapidement au cours des deux années qui suivirent. Multiplier ce cas de figure simple par le nombre de boîtes, de banques, d’institutions financières qui sont passés du bleu au rouge et du rouge à l’azur, et vous expliquez les milliards de dollars de bonus touchés par les grands pontes des Hedge Funds, ces gangrènes des privatisations à tout-va, par ailleurs.

C’est ainsi que Nathan Rothschild renforça l’une des fortunes les plus extraordinaires de l’histoire en 1815 en spéculant sur la chute de l’Empire de Napoléon: pendant quelques heures, il fut le seul à savoir que Waterloo avait été gagnée par les Anglais, manipula les boursicoteurs de Londres et fit son beurre sur leur dos1. Que faire? Le féliciter pour avoir tondu tous ces moutons de la finance, ou le pendre pour participation à l’exploitation capitaliste mondiale?

On n’a pas tout à fait tort de dire que l’information est devenue l’une des armes principales de l’économie. En fait, on a tort que sur une petite chose: l’information n’est pas devenue une arme, elle l’a toujours été. Lorsque Crassus investit sur César, jeune politicien audacieux, il se figure bien qu’il aura un retour sur investissement énorme. Et, de fait, s’il avait survécu à sa campagne orientale, ç’aurait été largement le cas. Le même Crassus avait fait fortune en couplant une compagnie de pompiers privés (ses ‘clients’) avec une entreprise de spéculation immobilière. Lorsqu’il apprenait qu’il y avait le feu, quelque part à Rome, il envoyait les deux sur places et signifiait aux malheureux propriétaires des terrains environants qu’il était prêt à faire éteindre l’incendie à condition qu’ils vendent leurs immeubles à vil prix. De l’art de montrer que la privatisation des services n’a qu’un seul objectif: le profit personnel…

Crassus est donc le premier exemple que l’histoire a retenu de ce que l’on peut faire fortune en spéculant sur la baisse de la valeur d’un bien et sur l’information de ce que cette baisse n’est que temporaire. Il montre également, tout comme Rothschild, que l’auteur du profit peut être aussi l’auteur de la fluctuation de la valeur en question.

Vous pouvez en tirer les conclusions que vous voulez. Moi, j’en ai tiré les miennes

  1. Les circonstances exactes de cette histoire sont sujettes à caution, mais la base en est bien réelle. []

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