Dialogue de Léo

Léo Malet me fait naviguer dans le plaisir de la lecture policière et l’anarchie; ses dialogues décalés, ses descriptions redondantes, parfois limite lourdingues, ses situations impossibles, entretropmêlées de coïncidences, tout respire un Paris qui étouffe et résiste pourtant. Même quand Nestor Burma discute avec un milliardaire sur son yacht amarré au port du Louvre, ça donne ça:

– Ce cornichon de maître après Dieu! Grotesque! Je n’ai pas envie de rire, mais il est parfois difficile de s’en empêcher. Je ne sais pas ce que j’ai, aujourd’hui, mais le ridicule de certaines attitudes m’apparaît plus sensiblement que d’autres jours. Ce pauvre Gustave joue au navigateur. En vérité, la seule vue d’une ampoule de sérum physiologique lui flanque le mal de mer…
Je souris:
– Je me suis déjà tenu, à son sujet, un raisonnement de ce genre, dis-je.
– Vous voyez!… Enfin… J’ai tort de me moquer de lui… Car, que suis-je moi-même?…
Il s’anima:
– … Un vieux radoteur de rêveur éveillé… Tel que vous me voyez, j’aurais désiré être pirate dans l’archipel Caraïbe ou doubler le Cap Horn… Je suis venu au monde trop tard… Exactement comme le vieux Krull, du Chant de l’Équipage… Connaissez?
– Vaguement.
– Foutaise! cracha-t-il. Je me contente de doubler la pointe du Vert-Galant et, en fait de flibuste, je fraude le fisc dans la mesure permise par une éducation basée sur l’honnêteté. Tout est faux, je vous dis. C’est le règne du toc et de l’ersatz.
(La discussion passe sur le Louvre)
– Oui, monsieur. Depuis qu’on a volé La Joconde et qu’elle a repris sa place là-dedans, on n’est pas certain que ce ne soit pas un faux. C’est de l’histoire, ça. Le vol de la Joconde, cette Joconde que l’irrévérencieux Marcel Duchamp affubla, au début du mouvement Dada, d’une paire de moustaches, vous étiez bien jeune lorsqu’il fut commis, mais vous en avez certainement entendu parler…
– Comme tout le monde.
– Un grand poète, un précurseur, fut inquiété, à l’époque, à ce sujet. C’est le lot des poètes. Ils sont, ou inquiets ou inquiétés. L’inquiétude les suit. Il s’appelait Guillaume apollinaire. Vous connaissez?
– J’écoute la radio.
– Hum…
Il ne chercha pas à dissimuler son mépris et entreprit de m’instruire:
– … Un curieux bonhomme, ce poète. Blessé à la guerre, il décéda le 11 novembre 1918, alors que sous ses fenêtres des gens scandaient: “À mort, Guillaume… À mort Guillaume…” sur l’air des lampions… ces cris s’adressaient à Guillaume de Hohenzollern, évidemment, mais n’empêche…
– C’était d’un humour plutôt macabre, convins-je.
– Qui n’a pas dû déplaire au poète, d’ailleurs…

(Léo Malet, Le soleil naît derrière le Louvre, in Nestor Burma. Les nouveaux mystères de Paris (I), Léo Malet II, éd. N. Dhoukar, Bouquins, Robert Laffont, 2006, p. 34-35)

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