Etre obligé de se justifier, etc. III

Suite de ceci.

Depuis 2011, la guerre a ensanglanté la Syrie, l’Irak et d’autres lieux, périphériques ou non, pour des raisons qui se situent dans le Croissant fertile.

Je ne sais pas qui me dira le vrai de la guerre au présent; je ne suis pas plus capable de rejeter ou d’entériner un témoignage quel qu’il soit, qu’il s’agisse d’un journaliste de grand média, d’un reporter indépendant, d’un civil sur place, d’un civil émigré et réfugié chez nous. Toute personne est présumée de bonne foi jusqu’à preuve du contraire: je crois fermement dans ce principe, du moins tant qu’il s’agit de justice. Mais, en tant qu’historien, je ne peux que soumettre tout témoignage aux filtres de la critique historique.

Or, ces filtres sont à la fois nombreux et exigeants.

Il ne s’agit pas seulement de douter de la bonne foi du témoin, diplomate ou habitant d’une ville bombardée, général ou journaliste, mais aussi de poser la question de la partialité de son témoignage.

Ensuite, il faut rappeler que chaque témoin n’a pu qu’assister qu’à une portion étroite de la réalité que constitue une guerre. Le témoignage, outre partial, ne peut être que partiel. Il faut donc en cumuler de nombreux, souvent contradictoires, pour envisager une vision d’ensemble.

En outre, l’interprétation des faits auxquels chaque témoin a assisté peut être faussée par des éléments de mise en scène, des mensonges, des masques. La guerre de Mandchourie a été déclenchée par un attentat ferroviaire attribué à un camp et en réalité fomenté par un autre. Les provocations telles que la canonnière du Nankin, la dépêche d’Ulm, le couloir de Dantzig, l’appel à l’aide des Eduens, etc. Dans le cas syrien, les deux parties attribuent à l’autre les mêmes faits criminels. On sait tout de suite de quoi je parle.

Enfin, et ce filtre n’est pas le plus mince, la guerre crée des moments de stress incomparables, des situations extrêmement vives, ne permettant pas d’asseoir un témoignage sur une sereine ataraxie, mais aussi des traumatismes violents qu’il serait pour le moins maladroit de laisser de côté.

Quadruple raison pour laquelle le jugement à chaud de la situation d’une guerre ne saurait être légitime pour produire une réaction en rapport avec le juste.

Ce n’est pas parce qu’un témoin, en toute bonne foi, attribue à un camp tout le malheur qui s’est abattu sur sa famille que cela nous légitimerait à prendre parti contre ce camp et, a fortiori, en faveur d’un second camp. Pour un témoin dans un sens, on en trouvera un dans l’autre. Par ailleurs, le premier témoin, toujours de bonne foi, aura pu assister à une toute petite séquence de la guerre qu’il subit. Dans chaque guerre, les armées sont composées de soldats capables d’agir dans des sens très opposés. Peut-on imaginer qu’il y a autant de militants sincèrement égalitaires d’un côté que de l’autre? Et si je me trompe, cela signifie qu’une moitié des personnes que je connais et qui ont pris parti pour un côté mus par ce sentiment se trompent.

Il ne s’agit pas ici de prétendre à une neutralité confortable ou munichienne. Le prétendre est se tromper, voire tromper. La neutralité, d’ailleurs, n’est jamais confortable, car elle s’attire les foudres des deux côtés.

N’allez pas croire que je n’ai aucune empathie pour les images qui nous arrivent de Syrie ou pour les témoignages oraux ou écrits. Mais aucune autorité déléguée n’apparait légitime pour obtenir moyens, armes ou hommes dans le conflit en question, tant les parties y sont floues et discutables. Il y a des communistes du côté d’Assad, des Kurdes au milieu, des militants légitimes de l’autre côté. Mais surtout, il y a de tous côtés des pions dangereux et illégitimes, des arrivistes et des criminels, des éléments arrivés d’autres côtés de la frontière syrienne et dont les motivations ne sont ni démocratiques, ni libertaires, ni égalitaires. Les alliances se renversent, les cibles changent, les civils souffrent au milieu. Les sondages, les enquêtes, les humanitaires lancent des messages contradictoires.

Je ne prétends pas non plus me laver les mains de tout cela. J’écoute souvent des avis qui ne sont pas les miens. J’ai changé d’opinion sur bien des sujets ces vingt dernières années, et je ne prétends pas avoir raison sur tout. Mais je pense avoir toujours été et être encore fidèle à mes valeurs de gauche, de liberté et d’égalité, sans lesquelles je me sens démuni de mon identité.

La réalité de la Syrie n’était pas très différente de la réalité du Congo, par exemple, au moment de son explosion. L’état de la Syrie d’aujourd’hui n’est pas très éloignée de celui de bien d’autres régions où l’Otan et ses affidés sont intervenus. Des millions de gens souffrent, sont exilés, blessés, mutilés, tués. Des millions d’individus. Mais c’est le cas dans de nombreuses régions du monde, et il semble que seules certaines doivent faire l’objet de nos foudres vengeresses. Ces plaintes sélectives n’ont aucun sens.

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