Essai: un argumentaire contre le capitalisme

Capitalisme, croissance et production de richesse

L’argument selon lequel le capitalisme laissé libre produit de la richesse est tout à fait correct. Si on lui lâche la bride, il génère une croissance positive. Il est très difficile de contester pareil constat. Le capitalisme génère de la plus-value (c’est son unique but). La plus-value, c’est de la création de richesse, et donc un des éléments principaux de l’augmentation de la croissance du PIB avec l’accroissement brut de la production et des échanges. Lorsque le capitalisme produit des biens, produit des échanges, produit de la plus-value, il permet à la croissance d’augmenter. Le Produit Intérieur Brut mondial augmente. Savoir que la croissance n’est pas un facteur de prospérité générale, savoir que la croissance est plutôt productrice d’inégalités et de souffrance, savoir qu’une croissance positive n’est absolument pas un gage de santé, de plus grande nutrition, de meilleure distribution de l’eau et du logement, ce savoir serait bienvenu pour ensuite réaliser que le capitalisme et une croissance positive ne sont pas du tout intéressants pour la plus grande partie de la population mondiale.

La plus-value d’un bien de première nécessité est malheureusement considérée comme faible par rapport aux biens “à haute valeur ajoutée”, qui ne sont pas vraiment le premier souci de ceux qui souffrent de la faim, de la soif, de la malaria, des exploitations agricoles intensives, etc.; il est vrai que le capitalisme libéré de toute contrainte serait probablement capable d’offrir à prix cassé des chaînes stéréos à tous les habitants de la planète, et peut-être seraient-ils même en mesure de s’en offrir deux ou trois -voire pour les plus riches une quatrième-, mais beaucoup seraient morts entre-temps, tout simplement parce que la production de nourriture et de vaccin et la distribution de l’eau ne rapportent pas le même rendement -et donc ne produisent pas autant de richesse et ne contribuent pas autant à la croissance- que la réalisation des jeux vidéos et de téléviseurs… Ils ne sont donc pas le souci des producteurs de croissance… Prétendre que l’équilibre entre l’offre et la demande permettra une réévaluation de la valeur de ces biens de première nécessité est un déni de ce que l’histoire nous montre en terme de famine, de déshydratation, d’épidémies, de drames sociaux et économiques liés à la gestion du travail autour de ceux-ci. En outre, ce rapport entre offre et demande tend tout simplement à rendre de plus en plus inaccessible des biens de première nécessité, et non pas le contraire.

Lorsque nos vitrines politiques nous chantent que le pays a besoin de croissance pour générer des emplois, ils éludent toute une série de facteurs qu’ils devraient mettre en évidence car la croissance en soi ne produit pas d’emploi (un exemple concret: 2006, Afrique du Sud, pays d’obédience plutôt libérale: Croissance de 5%, chercheurs d’emploi: 26%; population sous le seuil de pauvreté: 50%). Au contraire, puisque pour produire de la richesse, de la plus-value, l’un des moyens les plus adéquats est de diminuer des coûts, et donc notamment le temps de travail, et donc notamment l’emploi fixe et à temps plein. Lorsque nos vitrines politiques tentent d’attirer les entrepreneurs modernes en leur proposant d’engager à temps partiel et à durée déterminée, de produire à flux tendus, de payer à la mission, ils génèrent certes de la richesse, mais curieusement, si le pouvoir d’achat général augmente dans le pays, en moyenne, une plus grande partie de la population chaque année s’appauvrit et a du mal à finir le mois (Berlusconi osait dire avant-hier encore, 6 octobre 2005: “Nous sommes riches”, alors qu’on apprenait dans le même temps que plus de sept millions d’Italiens vivaient en dessous du seuil de pauvreté).

Oui, la richesse du pays s’accroît globalement. Mais la plus grande partie de la population n’en profite pas ou peu par rapport à une infime minorité. Il faut constater qu’une redistribution moins inéquitable des richesses est plus le fait de l’intervention de l’Etat que celle de la Main invisible du marché. Il faut réaliser que, ceci constaté, l’Etat en question ne l’a réellement fait que pour alimenter ce marché dont la main n’était plus si invisible, mais bien dirigée vers une paix sociale plus profitable au marché des échanges.

“Nous ne voulons pas de cet Etat Providence. Si nous étions libres, vraiment libres, nous disent les capitalistes libéraux, cette richesse serait mieux partagée, il y aurait moins de corruption et tout le monde en profiterait.” Pouvons-nous fier à un tel argument? Pouvons-nous envisager de confier au profit aveugle et individuel le présent et l’avenir de notre planète? Pouvons-nous croire qu’un plus grand bien pour tous découlera de la libre concurrence et de la libre exploitation des ressources mondiales? Pour plusieurs raisons, je ne le pense pas. Soyons plus incisifs: je n’y crois pas et je ne vois aucune raison valable pour y croire. La création de plus-value, de valeur ajoutée, l’accroissement des richesses ne correspond pas, ne signifie pas accroissement du bien-être. Si le confort, les soins de santé, l’hygiène, la diversité de nourriture, l’espérance de vie se sont améliorés ces deux cents dernières années, on peut se poser de nombreuses questions sur les causes objectives de ces améliorations (un Pasteur ou un Fleming étaient-ils animés par le désir d’accroître leur patrimoine?), et on peut s’en poser d’autres sur les dégâts encourus par une exploitation précisément dérégulée des ressources naturelles et humaines. On peut à cet égard se poser des questions sur le coût réel, le coût social, le coût environnemental de chaque progrès, et en conséquence de la réelle plus-value d’un bien. S’il a fallu tuer des millions d’hommes pour améliorer en quatre ans les techniques chirurgicales, on peut raisonnablement se demander si ces progrès n’auraient pas pu se faire, certes moins vite dans le temps, mais aux dépens de moins de vies humaines et au bénéfice d’un plus grand nombre d’années finalement vécues par plus de gens. Fallait-il que les compagnons de Péguy, Apollinaire, Remarque tombent par millions dans les tranchées pour que les jambes et les bras soient plus soigneusement amputés? La Première Guerre Mondiale aurait fait faire un bond de plusieurs décennies à la science, aussi bien dans le domaine des véhicules (chenilles, aviation, navigation, sous-marin, etc.) qu’en médecine, notamment. Mais au prix de 8 millions d’hommes (estimation basse) qui avaient une espérance de vie d’environ trente à quarante ans au moment de leur mort. Calculez le nombre d’années qui n’ont pas été vécues pour le bénéfice de la science, et il y a là de quoi relativiser très sérieusement l’idée selon laquelle une guerre peut la faire “avancer”…

De même, je suppose que nombre de citoyens londoniens auraient préféré que la conquête spatiale aboutisse après 1969 si cela n’avait pas dû leur coûter la vie à coups de V2 pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Et je suppose que cela aurait pris plus de temps, mais les progrès en matière de sulfamides, d’antibiotiques, de conserves, d’isolation au froid ou à la chaleur, que sais-je encore, se seraient faits dans un sens ou dans un autre sans les guerres de ces soixante-six dernières années…

Quel rapport avec le capitalisme? La guerre, c’est le prolongement des affaires. Oui, mais les capitalistes libéraux prétendent qu’ils n’ont rien à voir avec la guerre et que ceci est plus du fait de personnes qui aspirent au pouvoir d’Etat. En réalité il y a peu de différences entre les deux. D’abord parce que l’exploitation des découvertes militaires sur le plan civil est réalisée généralement par des sociétés commerciales capitalistes libérales. Ensuite, limiter le capitalisme libéral à la seule dimension économique, en faisant fi de la politique est ridicule: le politique est aussi un prolongement des affaires: les élections, l’affrontement des états est une simple affaire d’affrontement de capitaux accumulés mis en concurrence, quoi d’autre? Un Etat n’est guère autre chose que la somme accumulée sur un temps plus ou moins long de capitaux privés (force de travail, biens meubles, immeubles et terrains associés sous des statuts divers).

Les sociétés capitalistes en concurrence font certes avancer la science, mais au prix de lourds sacrifices, ceux de l’exploitation d’êtres humains employés au plus faible coût possible, ceux d’un environnement oublié lorsqu’il s’agit de ne voir que les coûts de production, et non ceux subis par la nature, ceux enfin d’une planète dont les ressources, on s’en aperçoit depuis quelques décennies, sont limitées et mériteraient de ne plus être gaspillées. Le problème fondamental du capitalisme libéral, c’est qu’il repose sur le schème d’une abondance continue de ressources naturelles, ce dont nous ne disposerions que si notre monde était infini. Or, si cela est possible à l’échelle de l’univers, nous, pauvres humains, sommes limités par notre durée de vie, et par notre capacité de déplacement et de transport qui ne nous permet même pas d’aller chercher les ressources naturelles des planètes les plus proches. Donc, les capitalistes libéraux, s’ils veulent être honnêtes, doivent compter sur les limites des ressources de notre planète. (A cet égard, les capitalistes plus soucieux d’une prééminence de l’Etat sont un rien plus honnête, puisqu’ils réalisent bien que leur quête de pouvoir implique la guerre impérialiste, même si leur vision est à nouveau à court terme et sans égard pour les générations futures, sinon présentes.)

Selon certains de ces libéraux, si nous laissions la bride sur le cou des propriétaires, ils gèreraient en bon père de famille leurs ressources et celles-ci ne s’épuiseraient pas, car ils n’y auraient aucun intérêt. Ce raisonnement est absurde, car, justement, si l’on considère le capitaliste libéral tel qu’il se voit, c’est-à-dire égoïste et soucieux de vivre une vie limitée le plus richement possible, il aura à coeur d’exploiter sa propriété jusqu’aux limites de ses ressources, sans souci de ce qui restera après sa mort. Tout autre raisonnement ne reposerait que sur un souci altruiste que le capitaliste libéral prétend précisément ne pas avoir. L’exploitation individualiste des ressources naturelles ne signifie absolument pas un accroissement du bien-être général. Certes, celui qui exploite ces ressources pour son propre profit accumulera des richesses; certes, on peut considérer que ces richesses connaîtront un processus de redistribution par sa consommation, mais outre que cette redistribution ne comprendra qu’une part de l’accumulation et que le reste demeurera dans la “réserve” de l’individu enrichi, éventuellement converti en investissement ou en épargne, mais ne profitant réellement qu’à son propre enrichissement, je viens de rappeler que la résultante finale d’accroissement de richesse ne comprend pas dans le calcul libéral la dimension négative et négligée des “sacrifices” (terme impropre, puisqu’un sacrifice implique un renoncement conscient, ce qui n’est pas le cas ici) réalisés pour produire ces richesses.

Par contre, un réel sacrifice est celui réalisé au nom d’un meilleur-être futur, qui permet au capitaliste libéral d’employer à des salaires ridicules des légions d’hommes sous prétexte que l’accroissement de richesses réalisés permettra à un plus grand nombre d’êtres humains de jouir d’une société plus riche, plus belle, plus tranquille, plus confortable, plus accueillante. Outre que ce fantasme n’est qu’une prévision sans assurance, il est assez remarquable de prévoir un meilleur-être à des humains qui n’existent pas encore aux dépens d’humains qui, eux, existent bien et souffrent au nom d’une idéologie économique qui repose sur la jouissance matérielle et non sur un éventuel paradis post-mortem. (La réponse classique du libéral capitaliste est que ces humains sont libres de ne pas se lier à un contrat de travail qu’ils estiment inéquitable. Ce serait peut-être vrai dans un monde où les chances de départ sont au moins similaires sinon équivalentes. Pour ce faire, il faudrait au moins supprimer le système de l’héritage auquel les libéraux tiennent généralement beaucoup notamment parce qu’ils tentent de justifier par l’héritage l’idée selon laquelle le capitaliste libéral n’exploitera jamais jusqu’à la racine ses ressources naturelles pour en laisser une jouissance à sa descendance -calcul qui est contraire à la logique capitaliste qui nécessite une accumulation de capital flottant par l’exploitation la plus rapide -et souvent brutale- possible afin de le réinvestir le plus vite possible pour s’assurer un bénéfice toujours plus grand.)

Pour revenir à un élément déjà abordé, la vision du capitaliste libéral est une vision à court terme. Même si l’on considère que le premier souci de celui-ci est de transmettre un patrimoine à qui il le désire (et pas nécessairement à ses enfants, comme je l’ai déjà lu et entendu dire), le calcul de ce patrimoine se fait toujours en terme de richesses accumulées de manière individuelle, sans compter les dégâts (le passif, pourrait-on dire, mais qui n’est pas pris en charge par celui qui s’est enrichi) réalisés pour aboutir à cette accumulation. Le capitaliste libéral objectera que, si les ressources naturelles étaient effectivement privatisées, et ceci incluant les rivières, les mers, les ressources du sous-sol, etc., il y aurait toujours un propriétaire avisé de ces ressources pour empêcher un autre propriétaire de dégrader le milieu ambiant puisque ceci serait de son intérêt (le moyen par lequel ce premier propriétaire empêcherait le second de faire quelque chose est faiblement argumenté). Sauf qu’un propriétaire (qu’il soit Etat ou particulier n’y change rien du tout) peut très bien vendre un permis de polluer à son voisin ou à quelqu’un qui y aurait intérêt. Si je détiens l’embouchure d’un fleuve, je peux très bien m’arranger avec le propriétaire des sources si celui-ci veut utiliser la rivière pour se débarrasser de déchets quelconques; et nous pouvons tous deux nous entendre avec celui qui gère les dix premiers kilomètres de mer qui suivent. Si nous parvenons à y trouver notre compte, tous les trois, après nous viendront les mouches…

Au total, peut-être, je dis bien peut-être y aura-t-il l’un ou l’autre propriétaire de ressources naturelles comprenant des biens essentiels comme l’eau qui aura le souci de conserver ce bien de telle manière qu’il soit entretenu, conservé, voire développé au bénéfice à la fois de la société, de la nature et de son portefeuille, y trouvant un juste équilibre, mais en réalité les entrepreneurs libéraux capitalistes, à travers l’histoire, ont clairement montré que majoritairement ils encourageaient l’exploitation humaine et naturelle sans grand souci des conséquences sociales et environnementales. Prétendre que les entraves des Etats en sont les premières responsables est pure hypocrisie: lorsque l’Etat n’existe pas encore ou n’est qu’au stade embryonnaire comme lors de la conquête de l’Ouest américain ou dans la colonie congolaise, par exemple, les entraves étatiques n’existaient pas; les rares structures encourageaient même l’enrichissement personnel, et on ne peut pas dire que les améliorations sociales aient été le fait des accumulations colossales de richesses réalisées alors.

Pour revenir sur le problème de l’environnement, le capitalisme libéral souffre (ou plutôt, fait souffrir) d’un autre défaut, impliquant les services collectifs. Les capitalistes libéraux assurent que les services collectifs peuvent être rendus à moindre coûts et de bien meilleure manière sous le système libéral que dans un système de service public étatique. C’est bien probable, si l’on considère leurs critères de coûts et de manière. Il se peut qu’ils trouvent le moyen de rendre les services plus abordables, comme c’est le cas aujourd’hui avec les compagnies aériennes implantées dans des paradis fiscaux, employant du personnel sous des contrats avantageux pour l’employeur et, dans certains cas, éludant certains devoirs de sécurité. Les services de transport sont révélateurs à cet égard puisque l’on peut noter aussi que le moyen qui s’est le plus développé, malgré le prix du pétrole, c’est l’avion, alors qu’économiquement, écologiquement et rationnellement, le moyen le plus avantageux devrait être le train. Par ailleurs, celui-ci ne parvient pas à concurrencer le camion et la voiture, alors que ces deux moyens de transport sont de nouveau plus chers et plus polluants que le train. L’illusion est parfaite dans un monde où les entraves à la concurrence et à la communication mensongère sont rares.

Quelles sont les réponses du capitalisme libéral à cet égard? Que toute personne qui se sent concernée par le problème est libre d’investir ce qu’elle a pour tenter de persuader les gens de corriger leur consommation; que dans un monde où la propriété privée aura tout envahi, les gens se rendront rapidement compte qu’il est plus avantageux de se déplacer de manière écologique; que, sans entrave étatique, la recherche se dirigera tout naturellement vers les énergies propres et les transports à moindres coûts environnementaux… On peut se poser la question de savoir ce qu’en pensent les constructeurs automobiles et leurs actionnaires, ainsi que les publicitaires qui travaillent pour eux. Cela fait plusieurs décennies que les signaux d’alarme ont été tirés. Les investissements ont systématiquement été marginaux et les ambitions ridicules (Citroën envisage aujourd’hui le lancement d’un véhicule “mixte”, gaz et pétrole, en quantité négligeable; cette technologie, à peine moins polluante que la traditionnelle, existe pourtant depuis longtemps).

Combien de temps il aura fallu pour que l’on retire le plomb de l’essence, alors qu’il s’agit d’un additif depuis toujours remplaçable; combien de temps faudra-t-il pour faire reculer les constructeurs automobiles sur les moteurs les plus rapides et les plus polluants, sur l’extension des modèles les plus lourds et les plus dangereux? Combien de temps nous faudra-t-il encore pour nous apercevoir que les routes macadamisées, que l’on doit si souvent restaurées au prix d’embouteillages consommateurs de pétrole à répétition, sont une insulte à la raison, tout autant qu’à la beauté du paysage? C’est pourtant dans les paysages les plus purs et les plus fantastiquement naturels que les publicitaires nous vendent les images de leurs produits.

Tous les capitalistes libéraux n’ont pas en guise de rêve les mêmes cauchemars que nous, répondront-ils. Et c’est bien vrai: certains promeuvent la voiture, d’autres le train ou l’avion, certains tentent de nous vendre du bio, de l’éthique, du social, de l’environnemental, de l’écologique, du solidaire, du responsable, quand les historiques cherchent à nous fournir du facile, du pas cher, du bien fait, du confortable, de la qualité, du beau, du luxe ou du solide. Tous ont leurs arguments et leurs marchés, tous ont leur public cible, leurs créneaux, tous se font concurrence pour acquérir des parts de notre pouvoir d’achat. Tous n’ont qu’une seule ambition: faire du profit à partir d’un produit, quel qu’il soit. Si un produit cesse d’être rentable -même s’il est utile-, il ne sera plus vendu. Si vous êtes assez motivé pour en avoir, comme il deviendra rare, il vous sera plus difficile de le trouver. Il sera donc plus cher. A moins que vous ne le fabriquiez vous-mêmes, rien ne vous en empêche, nous disent encore les capitalistes libéraux. Et c’est bien vrai. En réalité, nous devrions les prendre au mot et fabriquer nous-mêmes ce que nous voulons consommer… Nous ne le faisons pas car nous sommes enclins à les croire lorsqu’ils nous présentent la société de marché comme plus facile et moins chère. Ils sont d’accord au moins là-dessus. Mais que nous reste-t-il alors sinon des vendeurs de tout et de son contraire. Regardons dans votre caddy. Tel légume d’hiver acheté en été -ou vice versa-, tel produit solidaire arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, telle viande élevée dans telle condition peu regardante sur les droits des animaux, telle autre ramenée du Brésil, telle autre conditionnée après service traiteur, tel emballage en papier entouré de carton protégé par du plastique -mais le produit est bio-, tel jouet pas cher fabriqué dans telle dictature ouverte à la libre exploitation de la main-d’oeuvre, mais tel fruit portant le sigle d’une garantie de solidarité cultivé sans contrôle biologique, le tout une fois passé à la caisse ramené dans ses sacs en plastique, en voiture… Je ne sais pas ce qu’il y a dans votre caddy, mais je suppose que, comme moi, si vous réfléchissez à ce que vous achetez, votre coeur balance sans cesse entre votre portefeuille et les multiples critères de qualité, depuis le respect des droits du travail, de celui de l’environnement, jusqu’au bien-être des animaux et à la problématique des déchets et des transports.

Le capitalisme libéral va dans tous les sens, parce que nos raisons d’acheter vont dans tous les sens et que cela fait autant de marchés différents à exploiter… Je ne m’adresse ici qu’à ceux qui ont les moyens de penser à ces marchés, naturellement, pas à ceux qui, par souci de finir leurs fins de mois sans trop s’endetter, n’achètent que des produits bon marché sans autre considération. Car c’est également une logique de notre système qu’il produise des biens à prix réduits de qualité médiocre et sans considération pour rien d’autre que l’apport protéinique ou la charge de sucre qui calmera l’estomac acheteur. Nous trouvons, tacitement, logique, que certains de nos concitoyens se détruisent la santé pendant que nous réfléchissons sur l’opportunité d’acheter bio, végétarien, sans OGM, qualité supérieure, massacré rituellement, élevé au grain, en plein air ou sur caillebottis.

Lorsque nous pensons avoir un impact sur le marché en achetant selon tel ou tel critère, nous oublions qu’une grande partie de la population influe bien plus que nous en achetant tout simplement au “meilleur prix” des produits qui ont encore de beaux jours devant eux. Sans compter que notre pouvoir d’achat supérieur reste l’exception à la surface de la planète…

Dans la même logique, nous entendons parfois de leur part que le capitalisme libéral est le système le plus libre qui soit et qu’il permet à chacun de choisir son mode de vie. Ceci signifie que le capitalisme libéral doit être considéré comme un moyen démocratique de faire prédominer un mode de vie à l’échelle d’une société, puisque chacun est considéré comme suffisamment éclairé pour choisir ce qui lui convient le mieux en terme de consommation et de qualité et quantité de travail nécessaire pour atteindre à son désir de biens. A éducation et moyens égaux au départ, on peut supposer que cette idée pourrait être vraie. Mais on conviendra que dans cette hypothèse utopique, nous choisirions probablement tous les mêmes choses et la vie deviendrait vite insupportable de conformisme total. Il y a quelque chose de paradoxal à se dire que ce sont les inégalités de base (éducation et moyens) qui entretiennent la diversité de la consommation que nous connaissons, alors que les messages publicitaires tentent au contraire de nous diriger tous comme autant de clients sur les mêmes produits. L’objectif de telle chaîne de restaurant, telle marque de boisson, est d’alimenter le plus grand nombre; celui de telle marque de vêtement de se répandre sur tout le marché.

Au fond, ce sont les inégalités préexistantes qui nous sauvent du totalitarisme de quelques marques. Mais par ailleurs, comme le capitalisme aboutit à l’affrontement des plus importantes, des plus fortes, des plus grosses industries, le marché des consommateurs et celui des travailleurs deviennent victime d’une guerre concurrentielle où les parts sont gagnées, d’une part, à coups de bradages, de promotions, d’arguments plus ou moins vrais cachant les défauts des produits et des services qui les accompagnent, d’autre part, à force de diminution de coûts qui impliquent alors les salariés des industries libres de choisir entre l’esclavage et la mort sociale. Nous n’avons aucun contrôle sur les grandes entreprises -dire le contraire, c’est nier la force de frappe de la publicité et des alliances objectives entre les grands médias d’information et leurs bailleurs de fonds, quand ceux-ci ne sont pas tout simplement liés directement par l’actionnariat ou par la propriété. Bouygues possède TF1 et une compagnie de téléphonie mobile; Pinault se pique de publicité; Dassault possède une bonne part de la presse française; Lagardère, c’est l’édition. Malgré leurs différends, ces hommes s’entendent au moins sur le modèle de société qu’ils désirent vendre à la population française -et au-delà-. Voilà donc l’information garantie libre et indépendante prête à ne plus trop soutenir l’opposition au capitalisme libéral pour un bon moment. Est-ce une nouveauté? Pas vraiment; ce n’est pas parce que de temps en temps un Sartre a l’illusion que par son nom et un petit capital de départ il sera capable de changer les choses par la création d’un journal (aujourd’hui plus ou moins propriété de Rotschild) que nous pouvons imaginer contrecarrer la formidable machine capitaliste libérale qui a pour elle les moyens d’encaisser pratiquement tous les coups puisqu’elle contre-attaquera de plus belle sur tous les fronts où on l’attendra.

En tout cas tous ceux où elle a prise… Cette absence de contrôle de la population sur la plus grande partie des éléments qui conditionnent sa vie est pour le moins inquiétante. Au mieux, on peut espérer que ces quelques milliers d’individus qui tiennent les centaines de barres de nos destinées n’ont pas de mauvaises intentions. Le problème, c’est que même s’ils n’ont pas de mauvaises intentions, ils n’en ont aucune de bonne. Moralement, il est difficilement attaquable de reprocher à quelqu’un de vivre pour accumuler des biens; quand on sait que la vie est finie et que c’est la seule que nous vivons, il apparaît que cette forme de nécessité danaïdéenne en devienne un palliatif indépassable. Mais cette absence de jugement moral implique que l’on ne peut reprocher à un de ces hommes de choisir une sphère d’activité qui fonctionne tout en étant en réalité nuisible aux consommateurs, aux travailleurs ou à l’environnement. On se prive d’un argument de poids pour critiquer raisonnablement nos pourvoyeurs de biens: si l’on admet qu’on ne peut attaquer moralement quelqu’un parce qu’il produit de la merde sous prétexte que cette merde a de la demande, si l’on admet qu’on ne peut attaquer moralement quelqu’un parce qu’il emploie des travailleurs de manière indigne sous prétexte qu’ils ont accepté de signer leur contrat librement, alors nous devons admettre que nous ne pouvons pratiquement rien attaquer pour des questions de moralité, même pas la guerre ou l’expérimentation sauvage de médicaments, par exemple.

Je ne comprends pas comment les actionnaires de Nestlé, par exemple, n’ont pas tous purgé une peine de prison lorsqu’on s’est aperçu que la promotion de lait en poudre dans certains pays menacés par la sécheresse a provoqué la mort de milliers d’enfants. Mais, au fond, d’un point de vue purement capitaliste libéral, qu’y a-t-il eu de grave? Une entreprise publicitaire, une information, une promotion, le choix libre de consommateurs avertis, conscients, adultes (je parle des mères africaines qui ont reçu des échantillons de laits en poudre et ont perdu le lait de leurs seins en alimentant leurs enfants grâce à ces “cadeaux”)… Si ce raisonnement vous fait peur, il faut savoir que c’est le type d’arguments que vous devrez vous habituer à entendre systématiquement si un jour les capitalistes libéraux prennent le dessus sur les keynésiens, sur les étatistes, sur les quelques socio-démocrates sincères… (Tout en précisant que je n’apprécie guère plus ces derniers.) Car c’est une chose encore à savoir: si le capitalisme libéral s’étend progressivement, et s’il a déjà une certaine marge de manoeuvre, il faut reconnaître que la société actuelle conserve encore quelques limites à ses velléités. Ces limites sont de plus en plus lâches, et elles diffèrent selon les lieux, selon les moments. Ce qui génère d’ailleurs toute l’idée du “marché des Etats”, celui-ci se jouant à l’échelon de législations différentes, plus ou moins favorables aux entreprises. (Cette attitude tend d’ailleurs maintenant à toucher les régions, les provinces, puis les communes, et j’ai même pu l’observer au niveau des écoles, par exemple, dont le “marché” d’élèves nécessitaient des “stratégies publicitaires” pour l’obtention de subsides.)

Il est vrai que le relâchement de ces limites est précisément l’enjeu des luttes sociales à l’envers qui consistent pour les gouvernants à améliorer ou à conserver la compétitivité du pays par rapport aux autres qui progressivement élaguent les droits sociaux, mettent à disposition des entrepreneurs leur force de travail à moindre coût, voire les aident à force de subsides, de suspensions ou d’annulations d’impôts pour les inciter à venir chez eux plutôt qu’ailleurs. Le monde du travail à l’échelle de la planète n’y gagnera pas -et souvent y perdra, car lorsqu’on crée dix emplois quelque part, c’est souvent qu’on en a supprimé cinquante ailleurs-, mais les socio-démocrates nationaux tenteront de persuader leur électorat qu’ils ont pris des mesures socialement défendables en grapillant quelques miettes sur le marché de la relocalisation… Et donc vive la concurrence entre les Etats, et par voie de conséquence entre les travailleurs… D’où l’éternel retour des tentations nationalistes… Et anti-immigrés aussi…

Lorsqu’il ne restera plus de droits sociaux à élaguer, où seront les limites du capitalisme libéral? Les tribunaux seront-ils des entreprises privées? Devrons-nous payer notre oxygène comme nous payons notre eau ou notre énergie? On peut se poser la question. La police sera-t-elle encore plus vendue aux grands propriétaires? En bref, si la loi du plus fort est déjà la meilleure aujourd’hui, elle possède encore quelques garde-fou qui risquent bien de disparaître avec la montée de l’idéologie des Smith, Friedman et von Mieses.

“Jusqu’où s’arrêteront-ils?” demandait Coluche. Reste que le capitalisme libéral ne fonctionnera, dans l’absolu, pour nous amener à une société où les inégalités profiteront à tous que si on le laisse faire. C’est un des credo de nos chers et attentionnés humanistes. Or, s’il y a une chose qui est sûre, c’est que le capitalisme libéral aura toujours ses opposants et qu’il sera toujours contesté, fût-ce par une petite minorité de penseurs et d’activistes. Alors autant le reconnaître: le capitalisme libéral ne fonctionnera jamais au point de rendre les services qu’il prétend promettre au monde.