Archive for March, 2017

Death Porn

Friday, March 31st, 2017

L’exhibitionnisme n’est plus une maladie, mais la norme.

Qui ne s’exhibe pas devient suspect, sinon des autorités, au moins de l’audience générale.

L’inclusion est toujours plus excluante : qui n’est pas dedans est forcément dehors, et qui ne suit pas reste à la traine.

Le discours commun accompagne l’événement, et l’événement semble créé du discours commun. Illusion, mais généralisation d’un phénomène plusieurs fois centenaire, autrefois réservé à un espace relativement restreint, noblesse et cour, puis étendu à une classe, la bourgeoisie, qui, finalement, ne se distingue de la première que par un certain nombre de conventions et d’usages dont on discute la réalité1.

Ce phénomène de mode, de convention, fait de conformisme plus que de création, et d’exhibition de la personne plus que de l’individu2, s’est ensuite étendu à la classe moyenne. Et aujourd’hui, internet rend les choses plus rapides et plus immédiates. On partage des éléments de sa vie qui, autrefois, faisaient partie de notre intimité. Ce que nous portons, ce que nous achetons, les endroits où nous allons, sont partagés3, au sens qu’ils sont révélés, auprès de notre audience, dans le même esprit, mais à une échelle autrement plus importante, que ce que la bonne société faisait à travers les chroniques, les gazettes, puis les magazines qui en racontaient -et en racontent encore- les péripéties.

Mais ceci s’étend à des domaines auxquels on aurait pu ne pas s’attendre : si la dernière coiffure ou la couleur des ongles récemment adoptée ne surprennent plus, on peut s’étonner de la floraison des photos rapidement prises des plats préparés chez soi ou commandés au restaurant avant d’être mangés, et qui sont diffusés sur la toile bien avant leur digestion.

C’est tout juste si l’on ne pourrait pas supplier l’auteur des photos d’épargner sa nourriture tant la vitesse de partage a atteint des sommets.

L’internet sans fil disponible dans les restaurants permet d’éviter le décalage temporel entre l’exhibition et l’ingestion. Une boisson surmontée d’un petit parasol, une paire de gants ou de chaussures, achetées, consommées, ne sont pas moins fréquentes.

Les poètes anti-consuméristes ne sont pas en reste. « Une pierre, un arbre, un nuage » (C. McCullers) peuvent aussi servir de prétexte à un partage, sans doute plus gratuit, mais pas moins révélateurs d’un besoin d’exister aux yeux des autres non pas à travers un discours, un travail ou une pensée, mais via un élément hors de soi que l’on s’approprie par sa fixation dans l’image.

Il peut y avoir de la beauté dans cette futilité aussi.

Mais dans le même temps, les médias télévisuels multiplient les expériences dites de télé-réalité. Les exploits des appartements fermés partagés par une douzaine de candidats éliminés un à un par des systèmes d’élection au moins aussi douteux, sinon plus, que ceux des campagnes politiques, ont laissé la place à une multitude de variantes : des plus exotiques, et conservant un système sélectif pernicieux mais balancé par des voix suaves et des debriefings4 permettant une catharsis ambiguë, aux plus inattendues, telles ces émissions qui proposent à une personne de l’aider à métamorphoser son apparence physique ou celle de son appartement, en passant par des concours de cuisine ou des comparaisons professionnelles. Le concours devient permanent, l’exhibition se généralise dans tous les domaines. On peut s’interroger sur la moralité de telles émissions, mais il faut reconnaître que dans une société qui valorise les relations marchandes, les échanges commerciaux et dénigre de plus en plus les échanges sociaux fondés sur la gratuité et les relations désintéressées, où le héros est celui qui gagne, et non pas celui qui aide, il est difficile de culpabiliser des producteurs qui proposent simplement à des milliers, voire des millions d’individus, de prendre sa part de célébrité, puisqu’il s’agit précisément de ce que la société moderne sociale-libérale propose comme principale possibilité d’accomplissement de soi. On est loin de l’idéal de recherche de bonheur que proposait la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 17895.

Reconnaissons-le, les jeux télévisés sont déjà très vieux et certains vainqueurs, par le passé, ont connu une certaine notoriété. Les compétences intellectuelles ou sportives étaient alors privilégiées, même si on peut s’interroger sur les critères d’excellence proposés par ces jeux, déjà. Puis, la chance, voire la fourberie ont commencé à être encouragés. La complexité des règles de certains jeux permet de faire gagner non pas celui qui sait plus ou fait mieux, mais celui qui a tiré les bonnes cartes. De nouveau, entre un principe méritocratique dont on peut discuter longtemps de la pertinence morale et une désignation par le sort d’un vainqueur, on ne sait trop à quoi donner sa préférence. Mais ensuite sont venus d’autres principes encouragés par ces jeux comme par les émissions de télé-réalité : le double-jeu, la traitrise, l’hypocrisie. Il s’agit d’éliminer l’autre avant qu’il vous élimine, quitte à réduire vos propres chances de victoire finale. Les affinités ou les intérêts communs passent au second plan, voire nous desservent. Forcément, les coups dans le dos se multiplient. C’est le règne de Loki, le dieu de la discorde. C’est le réflexe d’Apollon qui crache dans la bouche de Cassandre pour en dénigrer la parole. C’est la préférence de l’apparence au vrai. Il y a quelque chose de la tragédie grecque portée à son pinacle, mais surtout banalisée, généralisée, et, alors que le théâtre antique, lui, devait éveiller les spectateurs sur les excès à éviter, il semble que la télé-réalité cherche à nous inciter à la démesure et à l’orgueil. Non, plutôt à la vanité.

Et tout ceci de longue date est encouragé par des commentateurs, des animateurs, qui dédouanent le tricheur, voire encouragent ce qu’ils transforment en « beau geste ». Si tel joueur de football marque de la main, sans que l’arbitre ne le voie, il en est justifié par la cause qu’il défend, c’est-à-dire, bien sûr, non pas celle de son propre portefeuille, mais celle du pays qu’il propulse à l’étape suivante de la compétition. Si tel commentateur avait été irlandais et non pas français, dans un exemple célèbre, il n’aurait pu que condamner le geste du fauteur et réclamer la déchéance de l’équipe dont, dans notre dimension, il loue le jusqu’au-boutisme. Comment ensuite parvenir à un jugement cohérent lorsqu’il s’agit de responsables politiques ou de comportements des dirigeants de grandes entreprises ?

Perspectives.

Tout ceci ne nous dit pas vers quoi nous allons. La pornographie amateure, qu’on pourrait presque appelée « artisanale », si la pornographie professionnelle pouvait être qualifiée d’industrielle, devient le symbole des limites que l’on s’attend de mois en mois à voir franchir. J’avoue ne pas savoir laquelle des deux a précédé l’autre, de l’exhibition des plats au restaurant ou de celle des ébats sexuels. Mais c’est d’une synthèse des deux que m’est venue l’idée saugrenue qu’il ne m’étonnerait pas de voir surgir sur internet, voire à la télévision.

Peut-être cette idée est-elle plus révélatrice de l’état de démence de notre société que de mon propre état de santé mentale. Je ne suis guère qu’un historien qui tente d’observer le monde dans lequel il évolue en fonction du temps long, dans le souhait, d’ailleurs, que ce temps long l’emporte sur le temps court et sur l’immédiateté. Ce souhait, qui peut paraître arbitraire, est le produit d’une réflexion intellectuelle, que l’on retrouve chez des penseurs morts depuis longtemps, depuis Hegel, Marx ou Kropotkine, jusqu’à observateurs contemporains tels que Todd, Lordon, Onfray, Bricmont, Attali, etc. Des personnes qui ne sont pas sur la même longueur d’onde, donc, mais qui partagent au moins une chose : que la réalité ne se mesure pas sur le seul temps présent.

Prochaine frontière

La dernière intimité est peut-être aussi le dernier lieu de notre solitude.

Ce lieu, c’est celui de notre mort. On meurt solitaire. Que l’on agonise à l’hôpital, dans la compagnie d’autres malades et dans la sollicitude d’aides professionnelles, ou que l’on décède accidentellement chez soi sans avoir eu le temps d’appeler au secours, on meurt en réalité dans la solitude, parce qu’on est le seul ou la seule à mourir au moment où on le fait.

Même si l’on partage un accident de moyen de transport collectif ou si l’on meurt dans une bataille, la réalité du phénomène de la mort est qu’on ne la partage pas.

C’est sans doute ce qui fait qu’elle effraie le plus les hommes qui, généralement, n’aiment pas la solitude. C’est aussi sans doute a contrario pour cela que les plus stoïciennes d’entre nous, les moins pris par cette peur sont des solitaires, parfois misanthropes, même s’il s’agit parfois d’une façade de désillusion.

Mondragon allégorie de la mort

La mort est peut-être la dernière intimité. Et donc peut-être la prochaine barrière, la limite suivante qui sera franchie.

On peut l’imaginer sous deux profils différents.

Tout d’abord, sordide et crue, mais correspondant bien aussi bien à cette expansion de l’exhibition telle que nous la connaissons aujourd’hui, sans cependant exclure qu’elle suivrait un phénomène déjà très ancien. Monet peignait sa femme sur son lit de mort, Madame Tussaud réalisait des masques de cire à partir de masques mortuaires et les exposait au grand public, et ces masques mortuaires accompagnent les maisons depuis Agammemnon, depuis les cérémonies funéraires des Romains, qui exposaient les masques mortuaires des ancêtres à chaque enterrement. Les cérémonies américaines, « à cercueil ouvert », sont dans la même veine et ont sûrement une explication historique similaire. Demain, des sites nous proposeront des images, voire des films autour de morts, ou même d’agonisants. Il existe déjà des sites qui proposent aux proches d’un défunt de se recueillir ensemble autour de sa figure, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agira. Généralement, ces sites ne proposent pas d’images du défunt dans son dernier état, mais plutôt des photos souvenirs de l’époque où il partageait notre histoire. En fait, ce que ces nouveaux sites proposeront sera la généralisation de ce qui a été réalisé pour Lénine pendant plus de septante ans, l’exposition de sa momie, combiné à ce que l’on a pu voir pour le pape Jean-Paul II : une véritable exhibition de son agonie pour le plus grand plaisir des béats qui s’imaginaient assister à une ascension en direct. Quel dommage qu’il n’y ait pas eu de mise en scène telle que celle imaginée par Dino Risi dans « le bon roi Dagobert », où, à la fin, Coluche, mort, est monté à l’aide de treuils vers le ciel.

Aux plus belles assiettes pourraient succéder les plus belles agonies ou les plus belles figures mortuaires. Et plus seulement pour les seuls princes, présidents ou artistes, mais pour madame et pour monsieur tout-le-monde.

Enfin, la mise en scène de ce genre d’exhibition rejoindra le cadre d’une émission de télé-réalité. Une demi-douzaine de familles s’affronteront autour, chacune, d’un parent ou d’une parente sur le point de quitter cette vallée de larmes. Il s’agira de rivaliser d’inventivité pour promouvoir, par des critères esthétiques ou spectaculaires, celui ou celle qui est sur le point de nous quitter, mais avec le sentiment d’avoir une dernière fois contribué à la pérennité de sa maison. Une forme de retour ponctuel de l’importance des familles, de la manse, de la domus telle que l’histoire et l’anthropologie nous la présentent dans son importance à travers le temps et l’espace. Il y aura une forme de revanche un peu futile de la vieille ennemie de l’individu à travers cette émission6.

La mise en scène de la mort ne serait ni une nouveauté ni quelque chose d’incroyablement choquant. Mais notre société de consommation avait pris l’habitude de reléguer la mort à des espaces et des temps relativement restreints et isolés. On est loin de l’époque où le cimetière entourait l’église qui se trouvait au centre du village. Les cimetières ont progressivement été évacués des villes7.

Ce genre d’émission en arriverait à permettre des situations paradoxales, où deux mourants se faisant face pourraient être amenés à compatir l’un pour l’autre. Le premier mort aurait ainsi le privilège d’assister (presque) à la mort de celui ou celle qui mourra après lui. Jusqu’ici, le philosophe pouvait dire que la mort n’arrivait qu’aux autres, puisqu’on n’assistait jamais à la sienne propre, mais désormais, on pourra en direct visionner les images de sa propre agonie. On ne sait trop évidemment dans quel état, mais le sordide peut-il avoir des limites ?

  1. Joseph Morsel, dans son livre, L’aristocratie médiévale (Ve-XVe Siècle), Armand Colin, 2011, montre avec talent -même si j’ai des doutes sur quelques passages- que ce que nous appelons bourgeoisie, vue de notre temps, et réalité d’ancien régime, accompagne le pouvoir aristocrate, s’y greffe et s’y confond en grande partie. []
  2. En droit romain, la personne possède, l’individu existe. []
  3. Bien plus que ce que nous faisons. []
  4. Comme pour “Death porn”, je n’ai pas cherché de version française pour ce terme. []
  5. Et de la Constitution américaine. []
  6. Des émissions de jeu proposaient d’ailleurs ce type de promotion, où des familles s’affrontaient dans des épreuves amusantes. Mes souvenirs en remontent aux deux dernières décennies du XXe Siècle, mais je suppose que, ci ou là, le fait existe encore. []
  7. Je viens de lire que celui de Monaco a quitté le Rocher dans la décennie même où la Principauté adopta ce qui allait faire sa fortune, le tourisme et le casino, vers 1860. Ce n’est donc pas si ancien. Vienne avait exclu ses cimetières quelques temps avant la mort de Mozart, par souci d’hygiène. Quand on voit une ville tentaculaire comme São Paulo, on est en droit de se demander ce qui arrive aux défunts qui ne sont pas incinérés. Les Romains nous ont laissé des routes qui font penser un peu à l’idée exposée ci-avant : un étalage de tombes et de monuments mémoriels nous rappellent que nous sommes vivants et que nous allons mourir. Si les pierres tombales ont longtemps été le privilège des personnes aisées, voire riches, il arrive qu’elles nous cherchent à nous rappeler que le défunt continue de vivre avec nous. Les gisants se redressent, redeviennent altiers et s’exposent dans le meilleur de la forme de qui ils représentent []

De quoi la France est-elle le nom ?

Tuesday, March 7th, 2017

Cette nuit, j’ai fait un curieux rêve. Je suivais les infos. On annonçait le décès de Mélenchon. Des images de ses derniers moments en public passaient en boucle. Comme on sait si bien le faire sur les chaines idiotes. J’ai passé le reste de la nuit dans le désespoir, incapable dans mon sommeil de faire la différence entre le songe et la réalité.

La puissance du rêve est parfois telle qu’elle emplit le corps de certitudes. Chez moi, c’est le plus souvent des réveils de personnes disparues, qui se réaniment et viennent me parler, telles que je me souviens d’elles. Ces moments me font parfois du bien, même si je me réveille alors au bord des larmes.
Mais là, dans le contexte politique que nous connaissons, mon imaginaire produisait l’état d’esprit dans lequel je serais en cas d’échec de JLM. J’étais tout simplement mal.

A bien y réfléchir, Mélenchon représente un espoir pour des millions de personnes, notamment des personnes comme moi qui ne croient plus ou n’ont jamais cru aux élections. C’est peut-être un songe creux. Peut-être Mélenchon est-il “comme les autres”, ainsi que m’en préviennent certains, et c’est possible. Mais comme le temps des révolutions est loin et que, physiquement, je me sens de moins en moins capable de les assumer, je me dis qu’une dernière tentative, et surtout la relative modération des promesses (constituante, retrait de l’Otan, renégociation des traités UE), tout cela semble… accessible, possible, et même tellement raisonnable, bien plus que mon collectivisme libertaire…

Imaginez les mois de fièvres de la constituante! JLM, vous produiriez une onde de “tourisme politique” telle qu’on n’en a plus connu depuis les premières années de Cuba ou la Ière Internationale…

Imaginez le choc de la sortie de l’Otan! Les cartes enfin redistribuées, de nouvelles relations entre un pays important et les pays des Brics et autres dits “émergents”.

Imaginez la renégociation des traités UE dans ce double contexte! Ne fut-ce que l’onde d’espoir pour des millions de déshérités de cette instance verticale insouciante du sort de ses travailleurs, et l’onde de choc pour son aristocratie…
Rien que pour ça, je voudrais être français et voter.

Etre obligé de se justifier, etc. III

Monday, March 6th, 2017

Suite de ceci.

Depuis 2011, la guerre a ensanglanté la Syrie, l’Irak et d’autres lieux, périphériques ou non, pour des raisons qui se situent dans le Croissant fertile.

Je ne sais pas qui me dira le vrai de la guerre au présent; je ne suis pas plus capable de rejeter ou d’entériner un témoignage quel qu’il soit, qu’il s’agisse d’un journaliste de grand média, d’un reporter indépendant, d’un civil sur place, d’un civil émigré et réfugié chez nous. Toute personne est présumée de bonne foi jusqu’à preuve du contraire: je crois fermement dans ce principe, du moins tant qu’il s’agit de justice. Mais, en tant qu’historien, je ne peux que soumettre tout témoignage aux filtres de la critique historique.

Or, ces filtres sont à la fois nombreux et exigeants.

Il ne s’agit pas seulement de douter de la bonne foi du témoin, diplomate ou habitant d’une ville bombardée, général ou journaliste, mais aussi de poser la question de la partialité de son témoignage.

Ensuite, il faut rappeler que chaque témoin n’a pu qu’assister qu’à une portion étroite de la réalité que constitue une guerre. Le témoignage, outre partial, ne peut être que partiel. Il faut donc en cumuler de nombreux, souvent contradictoires, pour envisager une vision d’ensemble.

En outre, l’interprétation des faits auxquels chaque témoin a assisté peut être faussée par des éléments de mise en scène, des mensonges, des masques. La guerre de Mandchourie a été déclenchée par un attentat ferroviaire attribué à un camp et en réalité fomenté par un autre. Les provocations telles que la canonnière du Nankin, la dépêche d’Ulm, le couloir de Dantzig, l’appel à l’aide des Eduens, etc. Dans le cas syrien, les deux parties attribuent à l’autre les mêmes faits criminels. On sait tout de suite de quoi je parle.

Enfin, et ce filtre n’est pas le plus mince, la guerre crée des moments de stress incomparables, des situations extrêmement vives, ne permettant pas d’asseoir un témoignage sur une sereine ataraxie, mais aussi des traumatismes violents qu’il serait pour le moins maladroit de laisser de côté.

Quadruple raison pour laquelle le jugement à chaud de la situation d’une guerre ne saurait être légitime pour produire une réaction en rapport avec le juste.

Ce n’est pas parce qu’un témoin, en toute bonne foi, attribue à un camp tout le malheur qui s’est abattu sur sa famille que cela nous légitimerait à prendre parti contre ce camp et, a fortiori, en faveur d’un second camp. Pour un témoin dans un sens, on en trouvera un dans l’autre. Par ailleurs, le premier témoin, toujours de bonne foi, aura pu assister à une toute petite séquence de la guerre qu’il subit. Dans chaque guerre, les armées sont composées de soldats capables d’agir dans des sens très opposés. Peut-on imaginer qu’il y a autant de militants sincèrement égalitaires d’un côté que de l’autre? Et si je me trompe, cela signifie qu’une moitié des personnes que je connais et qui ont pris parti pour un côté mus par ce sentiment se trompent.

Il ne s’agit pas ici de prétendre à une neutralité confortable ou munichienne. Le prétendre est se tromper, voire tromper. La neutralité, d’ailleurs, n’est jamais confortable, car elle s’attire les foudres des deux côtés.

N’allez pas croire que je n’ai aucune empathie pour les images qui nous arrivent de Syrie ou pour les témoignages oraux ou écrits. Mais aucune autorité déléguée n’apparait légitime pour obtenir moyens, armes ou hommes dans le conflit en question, tant les parties y sont floues et discutables. Il y a des communistes du côté d’Assad, des Kurdes au milieu, des militants légitimes de l’autre côté. Mais surtout, il y a de tous côtés des pions dangereux et illégitimes, des arrivistes et des criminels, des éléments arrivés d’autres côtés de la frontière syrienne et dont les motivations ne sont ni démocratiques, ni libertaires, ni égalitaires. Les alliances se renversent, les cibles changent, les civils souffrent au milieu. Les sondages, les enquêtes, les humanitaires lancent des messages contradictoires.

Je ne prétends pas non plus me laver les mains de tout cela. J’écoute souvent des avis qui ne sont pas les miens. J’ai changé d’opinion sur bien des sujets ces vingt dernières années, et je ne prétends pas avoir raison sur tout. Mais je pense avoir toujours été et être encore fidèle à mes valeurs de gauche, de liberté et d’égalité, sans lesquelles je me sens démuni de mon identité.

La réalité de la Syrie n’était pas très différente de la réalité du Congo, par exemple, au moment de son explosion. L’état de la Syrie d’aujourd’hui n’est pas très éloignée de celui de bien d’autres régions où l’Otan et ses affidés sont intervenus. Des millions de gens souffrent, sont exilés, blessés, mutilés, tués. Des millions d’individus. Mais c’est le cas dans de nombreuses régions du monde, et il semble que seules certaines doivent faire l’objet de nos foudres vengeresses. Ces plaintes sélectives n’ont aucun sens.

Etre obligé de se justifier de toute une vie de gauche (II)

Thursday, March 2nd, 2017

Suite de ceci.

La guerre civile n’est que très rarement… une guerre civile.

Une guerre civile, ce n’est pas une révolution. Par ailleurs, par guerre civile on entend avant tout une guerre qui oppose des parties de la population d’un pays à d’autres parties de cette même population. Or, ce genre de concept est difficilement adaptable à la situation complexe d’une réalité historique. Y’a-t-il eu guerre civile en Vendée en 1793? Il faudrait retirer toute ingérence extérieure et, notamment, couper le conflit vendéen des agressions prussienne et autrichienne à l’Est. Or, il n’y aurait pas eu de guerre en Vendée sans la déclaration de guerre d’avril 1792 et la levée en masse girondine qui s’en suivit. Guerre civile en 1917-1921? Si l’on exclut l’intervention des forces “alliées”, françaises et anglaises surtout, alors, soit. Mais est-ce crédible? Guerre civile, la guerre de Trente Ans? A condition de considérer les principautés germaniques comme un tout et l’intervention des Français comme négligeable. Guerre civile, celle de César contre Pompée, qui eut lieu partout sauf à Rome?

Et puis 1936, Espagne: guerre civile? Aucune intervention extérieure? Si, mais précisément la noblesse -jugement de l’histoire- des Brigades Internationales n’a-t-elle pas été de n’être bénie par aucun Etat? Coïncidence de l’histoire? Serait-ce que la seule intervention d’Européens dans une guerre qui trouve grâce à mes yeux doive n’avoir obtenu l’aval d’aucun gouvernement? Ou bien est-ce le contraire: la seule intervention louable et justifiée -bien qu’ayant essuyé un échec cuisant- ne pouvait, du fait de la justesse de ses motivations, ne trouver aucun appui des Etats qui se disaient démocratiques et qui craignaient en réalité un gouvernement qui l’était (admettons).

Or, et de toute façon, nous n’avons pas affaire, en Syrie, à des joyeuses bandes de Brigadistes désireux de soutenir un gouvernement républicain de gauche, limite anarchiste, à l’instar de ce qui se produisit en Espagne en 1936.

Certes, parmi les combattants à l’oppression de Bachar el-Assad, il ne peut manquer d’y avoir des militants sincères d’une société juste et égalitaire, voulant rassembler les Syriens dans une grande nation souveraine et démocratique (et donc échappant aux influences des puissances régionales, voire mondiales). Mais en quelle mesure, et dans quelles proportions, cependant, s’exprimeraient, à notre grande joie ces combattants de la liberté sur la place inversement proportionnelle de la religion et de la femme, naturellement, quand on voit ce qu’ont réalisé les révoltes anti-soviétiques en Afghanistan ou ce que sont devenus les droits des femmes dans les chefferies libyennes après la mort de Khaddafi.

Mais qui suis-je encore pour juger du choix des peuples à préférer enfermer leurs femmes dans des sacs? L’Afghanistan n’est-il pas meilleur aujourd’hui que sous le joug soviétique? Et la Libye n’est-elle pas débarrassée avec profit de son tyran? Ironie, ironie…

Procès d’intention indigne de ma part! Il existe des laïques féministes qui se dressent vaillamment contre le régime de l’infâme Bachar, lequel, pourtant, s’il n’est sans doute pas féministe, n’a jamais été enclin à s’appuyer sur une vision de la religion pour imposer son régime de fer. Il en aurait été malvenu, tant la minorité dont il est issu est… minoritaire. Pour autant, je réclame des chiffres: quelle proportion de laïques, égalitaires et syriens désintéressés parmi ces occidento-proclamés rebelles?

La réalité de la guerre réputée civile syrienne, c’est qu’une bonne partie du monde, tant issue de la région médio-orientale, que de la “communauté internationale” (celle de l’OCDE, du FMI et surtout de l’OTAN, et donc à l’exclusion de trois quarts de la population mondiale1 ), est intervenue dans ce conflit d’une manière ou d’une autre.

Des soldats du régime Assad n’ont-ils pas été bombardés “par erreur” par les forces de l’OTAN en 20162? On a aussi parlé d’officiers britanniques, israéliens, turcs et saoudiens présents sur le terrain. Pourquoi les Américains ont-ils demandé l’été dernier d’épargner Al-Nosra dans leurs bombardements? Est-ce d’ailleurs vrai? Ne suis-je pas intoxiqué par des agences russes? Pourquoi le Figaro alors s’en faisait-il régulièrement l’écho? Peut-être parce que Dassault espère encore vendre son matériel à l’infâme nouveau Tsar?

Le genre d’information qui s’égare dans les rédactions, guère confirmées, ni démenties…

(à suivre)

  1. Aucune intervention sud-américaine, chinoise, indienne, et je ne me rappelle guère de mouvements africains interventionnistes, sinon du côté des Islamistes. []
  2. Il semble que des avions russes viennent de rendre “la pareille” en ce début de mars 2017, mais c’est une pure coïncidence: mon papier était déjà presque terminé en décembre. []

Être obligé de se justifier de toute une vie de gauche

Wednesday, March 1st, 2017

Trois mois sans hérisson… C’est que j’ai encaissé salement ces derniers temps.

Ce fut la goutte qui…

Alors bon.

Si j’étais né syrien, n’aurais-je pas, à la suite des printemps arabes, levé mon poing, pris mon arme (que j’aurais naturellement trouvée sous mon matelas) et suivi les mouvements rebelles désireux de renverser Bachar el-Assad?

Assurément, de ce que je sais des gouvernements médio-orientaux, et comparés avec ceux que je critique déjà en Occident, il ne fait aucun doute que je ne me serais pas réjoui (supposant qu’y naissant, j’aurais développé les mêmes idées que les miennes d’ici et maintenant) des dynasties syrienne, jordanienne ou saoudienne, pas plus que de la main de fer de Saddam Hussein ou du régime religieux chiite en Iran. Aurais-je décidé de fonder une famille dans cette situation? N’aurais-je pas tenté de fuir? Mais où? Qui m’aurait accueilli en temps de paix?

Et quoi? Ceci me permet-il, à moi, de me substituer au jugement des peuples?

Ingérence humanitaire.

Ah oui, l’ingérence humanitaire.

Je plaide coupable. C’est la seule chose qu’acceptera le lecteur intransigeant défenseur des droits de l’homme -pourvu qu’il s’agisse des droits de l’homme sélectionné (l’homme) par les intérêts gérés par la triplice \gouvernants-médias-entreprises&finances/ dominante sous l’égide de l’Otan.

Mais moi, pas plus malin ni introduit qu’un autre, je me contente de suivre l’histoire, et essentiellement l’histoire des principes de la propagande de guerre, et de constater que tous les gouvernements, médias et producteurs qui, au moins depuis l’antiquité grecque et romaine, ont désiré lancer une guerre contre un opposant qui, jusqu’alors, ne semblait pas plus dangereux pour la population à convaincre, ont usé de tout ou partie desdits principes1.

JE NE SUIS POUR AUCUNE GUERRE, parce que je sais, pour être pratiquement une loi scientifique tant ces faits se sont répétés à travers l’histoire, que toutes les guerres, sans exception depuis qu’elles sont documentées, contiennent en elles-mêmes des éléments de justification dont l’objectif est de cacher les réelles motivations des fauteurs, lesquels sont rarement les fauteurs officiels, mais curieusement toujours les vaincus. Officiellement. Heureusement, quelques générations d’historiens tendent à rectifier ce genre de principes. On y travaille.

En attendant, ni des armes produites au nom de nos élus, ni de l’argent versé de mes revenus, ni des hommes que j’aurais connus…

En tout cas, pas en mon nom.

(à suivre)

  1. On lira avec profit les “Principes élémentaires de propagande de guerre” d’Anne Morelli, qui reprenait avec bonheur les thèses d’Arthur Ponsonby []