La confusion des genres, pages 33-38
Sunday, March 30th, 2014(Pour le passage précédent: pages 28-33; pour le premier passage: ici)
Pour les huit premières années de ma vie, c’est le silence qui prévaut, ou un blocage. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que je connaissais Pink Floyd et Brassens. Cette impression de grand silence, comparable à celle que beaucoup ressentent dans la promenade de leurs rêves, couvrait, cachait les sensations musicales que j’éprouvais à ces âges, et qui ne me revinrent les unes après les autres qu’au cours de l’adolescence ou même plus tard au hasard des émissions nostalgiques ou des soirées rétro, ou chez des amis amateurs de chansons françaises qui me remirent en tête Pierre Barouh, Boby Lapointe et Catherine Le Forestier.
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Si, sur le moment, l’épisode a semblé m’indifférer, il a suffisamment été important pour que je fasse pression sur ma mère afin de ne plus retourner à la maison de mes oncles. Mais elle, ne sachant rien de la raison exacte de mon désir de ne pas y revenir, n’avait pas vraiment les moyens de refuser les invitations de ses beaux-frères et nous avons continué à nous rendre régulièrement chez eux, surtout lorsque mes grands-parents y étaient.
Désormais, cependant, je me calfeutrais loin des amusements de mes cousins et je m’isolais dans de longues promenades au cours desquelles je ne me réjouissais que de la pleine découverte de la nature comme on a l’occasion de le faire à cet âge, sans grand souci de devoir en faire un herbier et de souligner en rouge le nom latin de chaque espèce rencontrée. Ce qui ne m’empêchait pas, comme beaucoup d’enfants, d’inventer des noms pour les plantes que je découvrais et de chercher à les classer par ressemblance, comme on commençait à nous apprendre à faire à l’école.
Mon frère, qui jusque là ne venait presque jamais avec ma mère et moi, parce qu’il était généralement pris par des cours de rattrapages, des activités sportives et plein d’autres bonnes excuses qui lui permettaient d’éviter le voisinage de la famille, accepta de sacrifier quelques week-ends de sa liberté pour m’accompagner dans mes déambulations bucoliques. Je me sentais plus tranquille en sa présence et moins en devoir de trouver un prétexte pour ne pas passer de temps avec Yvan et ses frères et sœurs. Nous descendions tous les deux au fond du jardin, passions à travers la haie et partions à travers les prairies et les quelques champs vers la forêt où nous attendaient les derniers vestiges d’un oppidum gaulois. En chemin, nous nous étonnions de la présence d’un panneau indicateur aérien ou des restes d’une vieille bicoque en dehors de toute trace visible de route et où ne restaient que quelques morceaux de meubles. Nous repassions là où les années précédentes j’allais avec les cousins pour vérifier que les fruits des bois étaient encore là. Malheureusement, mon frère n’avait pas de chance : soit d’autres étaient passés avant nous, soit les conditions climatiques ou environnementales ne répondaient plus aux exigences sévères à la préservation de ces espèces fragiles que sont les myrtilles et les fraises des bois. Il ne restait plus que des pans entiers de mûriers dont il n’aimait pas les fruits. Par contre, il adorait que nous allions jusqu’à la rivière et que nous observions les poissons se frayer un chemin entre les pierres et les bouts de bois flottants. Il m’interdisait de les distraire, affirmant que nous n’avions pas le droit de gêner leur parcours. Pendant que je me demandais quelles lois, et surtout quelle police, protégeaient nos frères inférieurs des milieux humides, il suivait de ses regards attendris les misérables gluants qui ne se doutaient pas de l’existence d’un tel protecteur.
« Regarde tes fruitiers, tous disparus. C’est sûrement parce que vous en avez trop mangé les années précédentes. Alors, fous la paix aux poissons. »
Et moi de culpabiliser aussitôt sur les deux cents grammes de fruits rouges que j’avais ingurgités un an plus tôt. Je réaliserais bien plus tard, en arrivant au même niveau d’étude que lui à cette époque, qu’il avait dû tirer ces réflexions des cours de biologie ou de géographie qui traitaient de sujets environnementaux et qui avaient été le terreau de sa conscience écologiste ultérieure. Mon frère, qui me précédait de près de quatre ans, allait arriver à l’école supérieure avec des titres ronflants de président du club de la SPA de son école élémentaire et de délégué au recyclage au niveau suivant. Longtemps ma mère avait pensé que ces activités l’aideraient à trouver sa voie dans sa vie d’adulte et qu’elles lui permettraient de se caser dans des groupes d’affinités de sorte qu’elle l’encourageait systématiquement dans chacune de ses initiatives et qu’il en avait acquis une grande liberté de mouvement soutenue par le confort matériel d’une aide financière adaptée. En clair, son argent de poche gonflait en proportion. Maman n’a jamais su que ses prétendus groupes se limitaient généralement à autant de membres qu’un club de peinture sur soie en pays inuit –pas de quoi fonder un parti féministe au Vatican.
Ce que j’avais nommé les années précédentes, il m’en rectifiait les communes, pataugeait dans les autres et m’aidait à affiner les noms fantaisistes des plus rares. Nous passions ces longues heures entre l’arrivée en train, puis en bus –je ne me souviens pas que nos oncles soient venus nous chercher une fois à la gare, ni même en bas du village, à l’arrêt du vicinal-, et le retour par le chemin inverse, de jour, à rattraper ensemble tout le temps que nous perdions loin l’un de l’autre pendant la semaine, et de nuit, à chercher le sommeil. Mon frère aussi tournait sur lui-même dans le divan-lit du salon, incapable de s’endormir sans le répétitif ronflement des voitures qui en ville tournent autour de la maison. Chaque fois que je le tannais pour qu’il nous accompagne, l’assurant que sans lui ces week-ends m’étaient des enfers, je voyais passer dans ses yeux la certitude même que, pour lui, avec ou sans moi, ils l’étaient aussi parce qu’il ne pouvait profiter de ces rares moments de repos, repos qui paradoxalement avait besoin de bruit. Mais, depuis que j’avais atteint cet âge qui signifiait qu’il pouvait enfin discuter avec moi, échanger des idées avec quelqu’un qui le comprenne et le suive, au moins affectivement, sinon rationnellement, il répugnait à me refuser quoi que ce soit. Quand nous ne discutions pas animaux et plantes au milieu de la nature encerclant le village de la maison de campagne de mes oncles, il me parlait longuement de ses nouvelles idées, auxquelles à l’époque je ne comprenais presque rien, de ses projets, qui concernaient surtout l’environnement, la protection des espaces verts dans les villes, le recyclage des déchets (c’était alors un sujet très neuf, pas du tout à la mode, et qui n’était supporté que par de tous petits groupes de personnes), la réduction du trafic des voitures (même si, une fois de plus, le sujet n’était pas encore en vogue, il avait été fortement secoué par des conférences auxquelles il avait assisté et s’était convaincu que le nombre de toutes ces voitures qui tournaient au ralenti dans nos villes pendant les heures de pointe ne pouvaient qu’exploser et empirer la situation dans les années à venir. Pour un adolescent de son âge, on ne peut que reconnaître qu’il s’agissait d’une intuition remarquable) et la multiplication, et là, il était vraiment en avance sur son temps, même si, jusqu’à aujourd’hui, ça n’a mené à rien, des potagers urbains, comme il en avait existé autrefois, notamment à Paris, du moins était-ce ce qu’il avait lu dans un livre de René Fallet (Banlieue Sud-Est) qui l’avait retourné et lui avait montré ce qu’il pensait être « la » voie à suivre. Mon frère était déjà très influençable malgré son aplomb intellectuel : il avait changé plusieurs fois d’opinions sur les mêmes sujets avant d’avoir atteint treize ans, et pas n’importe quels sujets : outre à l’environnement, il s’était intéressé à l’immigration, aux pays de l’Est, à la confrontation des idéologies, aux différentes solutions politiques, comme la monarchie constitutionnelle, la république et même la dictature (les enfants ne sont pas épargnés par ce besoin irrationnel de « grands hommes », de héros, qui touchent une grande proportion des êtres humains). Il était arrivé, à l’âge où il avait vraiment commencé à s’intéresser à moi, à la conviction qu’un peu de dirigisme d’État ne serait pas une mauvaise chose dans les domaines de l’écologie et de l’économie : il tentait de me donner des exemples qui, s’ils avaient été présentés au reste de la famille de mon père, nous auraient sans doute valu, à lui et à moi, quelque chose comme des sarcasmes et des rires amusés, ou alors de violentes réprobations suivies de représailles imbéciles, du genre coucher sans manger et de leçons de morale de bas-étage incluant des accusations d’ingratitude envers nos aînés (eux) au travail de qui nous devions le toit, la nourriture et les vêtements que notre mère n’était pas capable de nous procurer, toutes choses qui étaient complètement fausses, comme nous le savions, mais ne pouvions le montrer, puisque la vérité, si elle sort de la bouche des enfants selon les proverbes, ne peut être dispensée que par des adultes dans la mesure de leurs volontés.
Plus tard, sous l’influence de certaines figures écologistes à la mode, il voulut croire à des solutions de type plus parlementaires et persista dans cette direction jusqu’à ce qu’il soit finalement convaincu de la justesse des vues d’un baron de parti social-démocrate et s’embarquât avec lui dans l’aventure électorale.