On constate souvent, dans le monde de la gauche ((Et je suppose que ça ne doit pas être loin d’être vrai dans d’autres sphères politiques, comme le centre-gauche, le centre-droit ou la droite.)), que c’est avec les personnes avec lesquelles nous pourrions généralement nous retrouver d’accord que nous nous disputons le plus, laissant nos adversaires objectifs -les capitalistes de tous poils- à l’abri de nos ires légitimes.
J’essaie, dans ma modeste contribution à la gauche, de ne pas faire pareil. Lorsque je critique ((Ici.)) Stiglitz, c’est parce que je le distingue bien de la gauche, et il n’y a aucune ambiguïté, pour moi, à cet égard. Et, si je n’ai pas envie de dire du bien d’un allié historique, j’évite d’en dire du mal.
J’ai trop souvent vu des compagnons de lutte s’entredéchirer pour des questions de détails qui, certes, le jour de la sociale, nous amèneront peut-être à un bain de sang, mais qui en attendant ne méritent pas qu’on s’y attarde, car l’urgence, c’est bien la lutte contre le capitalisme, et non de savoir qui des commissaires du peuple ou des coopératives décideront du sort des mines d’argent. J’ai bien mon idée sur les principes léninistes de l’avant-garde, trotskystes de la révolution permanente et post-staliniens de la gestion de la politique étrangère, mais j’estime que cette opinion ne fait pas avancer notre cause. De la même manière qu’en tant qu’anarchiste, je regrette les phases passées qui virent certaines trahisons objectives ensanglanter nos relations, mais ces souffrances individuelles sont passées et celles d’aujourd’hui concernent les vivants, les travailleurs, les exploités, les esclaves de la vie de tous les jours. “Enterrer les morts, réparer les vivants”, disait, je crois, Tchékov, et c’est on ne peut plus juste: nous n’avons pas de pouvoir sur nos aînés, ni sur leurs crimes, ni sur leurs mérites. Inutile de nous déchirer à leur sujet.
Lorsque je faisais partie d’un groupe conséquent d’anarchistes, dont la plupart étaient déjà d’un certain âge, nous perdions beaucoup de temps sur des questions du genre “peut-on faire confiance à untel, qui défend les principes du XXe Congrès?” Certes, nous avons subi au moins une cuisante déception de la part de certains groupes communistes, mais nous ne pouvons que nous féliciter de notre association avec d’autres, et au moins un groupe anarchiste m’a profondément déçu par ses positions sectaires et même machistes.
Passons. Ce n’était que l’introduction à un commentaire que je désirais faire sur ma lecture récente du livre d’Onfray, “Manifeste hédoniste”. Beaucoup a été dit sur Michel Onfray, beaucoup de sucre a été cassé sur son dos, et par moments j’ai l’impression qu’on oublie de le considérer comme il est: un penseur et un militant anarchiste parmi d’autres, sachant que l’anarchie, par essence, ne pourra jamais être monolithique et aucun anarchiste faire l’unanimité. Ce qui serait même dommage.
- Du bon, du très bon et du moins bon -peu à jeter
Par contre, ce qui me paraît clair, c’est que l’on peut distinguer des lignes claires de son travail, sur lesquelles il est possible de travailler et que nous pouvons avantageusement exploiter et développer. Son travail sur l’athéisme est très intéressant -quoique loin d’être original, il a l’avantage d’offrir des outils élégants au service de sa cause-; son action populaire à Caen ((Voir ici: http://www.michelonfray.fr/.)) est exemplaire et digne d’être reproduite; son caractère militant est au moins honnête, même si l’on peut discuter à la façon d’un Bourdieu, et légitimement, sur la pertinence de ses passages télévisés. Bref, il y a des choses à dire sur Onfray, et pour ma part, si j’y réfléchis, il y a au moins trois ou quatre fois plus de choses positives que de choses négatives dans son oeuvre.
A commencer par son approche critique, pour laquelle j’ai beaucoup de respect, et que j’aimerais avoir le temps d’appliquer pleinement, selon laquelle pour bien connaître un auteur, il faut en connaître le plus de détails possibles, à travers ses écrits privés, les témoignages de ses proches, des gens qui l’ont connu, etc., mais aussi son activité, car on ne saurait limiter quelqu’un à ce qu’il dit sans s’occuper de ce qu’il en fait. Au fond, très sartrienne, quelque part, son approche: la responsabilité des dits et des écrits doit être appuyées par les actions.
Ses visions matérialistes, hédonistes, sont autant de piliers concrets, honnêtes, palpables de sa philosophie, qui en font un anarchiste juste: il n’y a pas de bonne action éthérée, de hauts faits visant à l’au-delà et de mérites dans le martyr transcendantal: le seul sacrifice qui puisse se justifier est celui qui permette un plus grand confort, un meilleur être dans le présent vivant et une diminution générale des douleurs, des souffrances.
Difficile de lui reprocher sa vision artistique, esthétique, même si elle est discutable, amendable, et si de toute façon elle reste hautement subjective. J’ai personnellement une vision artistique que je ne crois pas très différente de la sienne, mais aussi plus de tolérance vis-à-vis des autres, notamment parce que je sais que je suis passé par d’autres stades que j’ai estimés légitimes au cours de ma vie, et que je ne renie pas ce que j’ai été; j’ai simplement dépassé ces stades auxquels je ne me retire pas le droit de revenir, par ailleurs, pour tester d’autres choses si besoin s’en faisait sentir.
Dans le Manifeste hédoniste, l’un des plus beaux chapitres est consacré à l’érotique; son érotique solaire est un concept qui ouvre bien des perspectives aux anarchistes qui ont parfois trop tendance à se réfugier dans des silences divers (honteux? ignorants? ascétiques?) sur la question. Onfray rejoint ici une vision très goldmanienne, en fait, pour autant que j’aie pu comprendre Emma Goldman aussi bien que lui.
- A contrario moderato cantabile
Restent les deux derniers chapitres, largement plus discutables, celui sur la bioéthique et celui sur la politique. Sa critique du principe de précaution est sommaire, superficielle: un manifeste devrait se montrer, sinon exhaustif dans son argumentation, au moins plus étayé ((Si Onfray nous renvoyait à d’autres écrits, il ne serait pas inutile qu’il les mentionne.)), et Onfray tend à réduire les militants écologistes à des passéistes imbéciles, ce que, pour ceux que je connais, ils ne sont généralement pas. Je n’en connais que peu qui accepteraient de vivre avant l’époque des hygiénistes et guère plus qui vivent sans ordinateur ni télévision. Ce n’est pas parce que nous sommes favorables au principes de précaution que nous refusons la technologie. Au contraire: pour nous, en tout cas pour moi, la technologie est une excellente chose, si elle n’est pas aux mains des entreprises, mais conservée, développée, mise au service des populations sous la surveillance de ces dernières. Nous avons un droit de regard, tous, sur le monde que les scientifiques sont susceptibles de dessiner. Nous ne pouvons surtout laisser ces dessins -et ces desseins- aux mains de personnages guidés par l’intérêt particulier et pour qui les coûts se limitent à ce qu’ils doivent calculer dans leur prix de revient. Bref, la bioéthique d’Onfray, développée dans le “Manifeste”, n’est pas suffisante, mais certaines lignes sont intéressantes.
Sur la politique, nous nous retrouvons au moins sur un point: le désir de reconsidérer les utopistes du genre Fourier pour bien plus que ce que les marxistes ont voulu les dire. Etrangement, les lignes générales d’Onfray rejoignent assez bien les miennes en ce qu’il développe une vision politique horizontale, multiple, multiforme. Par contre, sa brosse historique a complètement percuté mes propres conceptions du développement du monde. A commencer par sa vision du capitalisme, le conduisant à dire une grosse absurdité: selon lui, parce que le capitalisme a toujours existé, que ce soit dans l’économie des coquillages ou celui des montages financiers, il est indépassable, il faut vivre avec et en faire un capitalisme libertaire.
Malheureusement pour son raisonnement, le capitalisme n’est pas indépassable, il n’a pas toujours existé, et je dirais même qu’il n’existe pas en majorité dans l’exercice économique planétaire. La plus grande partie des échanges, des productions et des consommations de la planète ne sont pas des échanges capitalistes. Or, l’économie se fonde sur ces trois actions. Le capitalisme, par contre, et là je le rejoins temporairement, existe depuis bien plus longtemps que la période industrielle, ou même que le XVIIe Siècle des enclosures. A preuve que son raisonnement ne tient d’ailleurs pas, c’est que le capitalisme foncier a commencé à exister sous la forme des enclosures en Grande-Bretagne dès le XIIe Siècle, et qu’a contrario il ne commença a faire son apparition dans certaines régions d’Italie qu’au XIXe Siècle. Par contre, il est exact que le capitalisme existe sous l’antiquité gréco-latine, et à l’état embryonnaire dans tous les régimes de cités qui ont vu apparaître l’écriture pour des raisons comptables. C’est précisément ces nécessités comptables qui donnent naissance au capitalisme. Un capitalisme certes encore réduit, mais réel: à partir du moment où l’on commence à pouvoir produire de l’argent avec du temps, mais sans travail, par la location d’un bien, que ce bien soit un terrain, un troupeau ou de l’argent, qu’un travailleur doive en gros payer pour travailler, apparaît le capitalisme. Mais dans la plupart des sociétés traditionnelles, celles qui ne connaissent pas, ou pas encore, la propriété, il n’y a pas de capitalisme, parce que le capitalisme n’est tout simplement pas possible sans propriété. L’écureuil, contrairement à l’imagerie populaire, n’est pas un capitaliste: à aucun moment il ne s’attend à ce qu’accumuler des réserves dans un arbre creux lui rende plus de noisettes qu’il n’en avait la veille. De même que le chef de village qui se retrouve à la tête de la plus grande réserve de pots et qui décide de faire don de la plus grande partie de celle-ci n’est pas du tout un Carnegie local, mais bien le membre d’une société qui ne connaît pas le capitalisme. Onfray se trompe lorsqu’il voit du capitalisme partout dans l’humanité.
Il n’y a pas de capitalisme sans principe de la propriété, et pas de propriété sans garantie de l’Etat ou d’une instance éventuellement privée reconnue par toutes les parties -ce qui, quand on y pense un peu, revient tout à fait au même, l’Etat étant le plus souvent, sinon toujours, aux mains de factions privées, plus ou moins petites.
Bref, c’est le libéralisme économique qui fait les frais de l’ire (légitime) d’Onfray, qui estime donc le capitalisme inamovible mais amendable. Il ne veut pas du marché libre -et qui connaît un peu ce blog sait que je suis pleinement d’accord-, mais il réclame en remplacement un capitalisme libertaire, pour lequel il s’appuie sur Proudhon ((Notons une petite contradiction chez Onfray, mais qui ne mérite pas qu’on s’y attarde: il estime qu’on ne peut s’appuyer sur les penseurs du XIXe Siècle, genre Bakhounine, pour résoudre les problèmes contemporains, mais dans les mêmes paragraphes du chapitre 7, il fait référence à Proudhon, Fourier et même La Boétie, tous auteurs desquels il m’apparaît légitime de se réclamer, quitte à les amender, alors pourquoi cette contradiction?)).
Mais en tout état de cause, Onfray retombe sur ses pattes en revendiquant une “révolution pratiquée”, mettant le convaincu en demeure de faire et d’être ce qu’il dit devoir faire et être. Très justement.
- Pour terminer sur une note (de) comptable…
Au total, lorsque je pense encore à quelques dits et écrits d’Onfray, notamment sur l’éthique du Condottiere ((Voir ici: http://thitho.allmansland.net/?p=191, par exemple)), ou sur quelques positions politiques concrètes et actuelles, je me vois des distances avec lui, mais beaucoup plus d’affinités et bien du respect pour le travail populaire. Tout comme je me sais plus de rapprochements avec certains copains communistes ou écologistes, même quand j’estime qu’ils déconnent dans certains cas ((Comme sur la guerre en Libye, par exemple.)). Pour autant, si je suis d’accord au trois quarts avec quelqu’un, je ne peux pas me permettre de vouloir le démolir.
De toute façon, je ne m’attends pas à ce qu’un jour (prochain, hehehe), 100% de mon idéal sociétal soit jamais appliqué. Si déjà 50% pouvait l’être, comme disait, paraît-il Ghandi (avec qui je ne dois pas être d’accord à plus de 20 ou 30%) à propos de la civilisation, ce serait une bonne chose…