Seringueiros

Une tentation d’Emma…

Seringueiros

Sur chaque table, dans la lumière orangée des chandelles décoratives et des vastes lustres atténués pour l’occasion, on avait disposé des branches de houx et d’oliviers, spécialement importées de France et d’Italie. Une soirée consacrée à l’abondance et à la trève de Noël méritait bien cela. L’architecte d’intérieur avait été soigneusement choisi par Alexandre parmi cinq candidats qu’il avait dégotés sur la Toile. L’esthète avait largement dépassé le budget qui lui avait été alloué, mais le Club de la Croix du Sud, producteur de l’événement, avait accepté la rallonge. De fait, on s’était attendu à ce que les souscriptions compensent largement la dépense, et l’on n’avait pas été déçu. Les invités avaient généralement déposé des sommes supérieures à celle qui leur avait été poliment suggérée, souvent multipliées, parfois décuplées. Au sein du Who’s who, c’est le genre de truc qui les fait b…ondir, de se retrouver dans le top dix des donateurs d’une oeuvre caritative de ce calibre. Tous savaient à l’avance, par le bouche à oreille, que trois présidents honoraires de la république seraient présents: José Henrique Akasuko, prédécesseur de l’actuel chef de l’État; David Letterman, premier président élu depuis la proclamation de la nouvelle constitution; et Gilmar Renan Medeiros, dernier représentant de l’ancien régime militaire, toujours sénateur et encore l’un des hommes les plus influents de son parti.
Qui n’avait pas été invité au départ et pensait le mériter avait souvent trouvé le moyen de s’en plaindre à demi-mot auprès d’un membre influent du Club et celui-ci, de relation en relation, était parvenu généralement à obtenir un passe-droit, soit auprès de l’Abbé Suarez, Secrétaire, soit s’approchant du Trésorier Figueiras, soit encore arrivant jusqu’à l’évêque du Pará, actuel président de la Croix du Sud. Le droit de payer son écot pour la paix et le développement d’actions caritatives dans le fin fond des campagnes sud-américaines était finalement un privilège relativement facile à obtenir, car le Club se réjouissait à l’idée d’élargir sa liste de membres d(‘h)onneur[s] et ne se fit pas prier pour louer une salle deux fois plus grande que celle prévue initialement.
La presse fut également conviée. Les journalistes n’eurent pas à payer leur entrée ; par contre, ils n’avaient accès qu’au buffet de sandwiches et aux boissons sans alcool. Ce qui ne les empêcha pas de venir en nombre.

Le Club de la Croix du Sud avait trouvé l’idée des quatre jeunes gens, venus lui proposer de financer leur projet d’implantation de centres de restauration quasi-gratuite à proximité des églises des petites localités amazoniennes, tout à fait en accord avec ses propres objectifs de promotion de la réévangélisation des terres déshéritées. La montée des sectes protestantes et de mouvements politiques, détestablement areligieux, mais aussi le retour de l’animisme dans les communautés indigènes que l’on avait eu tant de mal à catéchiser dans les siècles passés, ne laissaient d’inquiéter les centres de réflexions conservateurs. Le Club de la Croix du Sud avait essentiellement pour sociétaires des hommes d’affaires, des éléments influents du clergé et des vitrines politiques conservatrices de toute l’Amérique Latine. Cette soirée avait été préparée avec soin pour recevoir les membres les plus éminents du Club, leurs épouses (ou leurs rares époux), mais aussi leurs amis, et les amis de leurs amis. Les attentes d’Alexandre, Emma, Léo et David avaient été largement dépassées. Ils avaient imaginé la venue des derniers hauts-officiers de la junte au pouvoir au siècle passé, ou encore un ministre d’une ancienne dictature voisine. Mais les trois présidents honoraires avaient été une surprise. Après concertation longue et minutieuse, leur choix s’était porté sur le plus ancien, celui dont on estimait l’influence encore la plus grande malgré la distance de son mandat. La partie technique serait assurée par Léo et David, le discours par Emma et l’action même par Alexandre.
Ce jour, ils l’avaient attendu pendant les longues semaines de préparatifs et de réunions vides en présence des autorités ecclésiales du Club, principales intéressées par leur idée. Léo et David, élevés au catéchisme, avaient été envoyés à toutes les réunions, avaient dû avaler toutes les minauderies, pour éviter de donner le moindre soupçon à leurs hôtes. On avait réussi à convaincre leurs seigneuries du meilleur choix d’Emma comme oratrice. Présentée comme l’épouse d’Alexandre, portant soir et matin un pendentif en forme de croix, savamment vêtue de robes longues et sages, elle s’était laissée enlaidir par une longue période sans soleil à bouffer des racines et du riz, qui l’avait d’ailleurs à moitié déprimée. Sa tresse en queue de cheval, style Bettancourt, achevait de lui donner des airs de sainte qui avaient séduit, si l’on peut dire, jusqu’à l’évêque.

Les invités étaient arrivés, petites grappes par petites grappes, complétant progressivement la salle, accueillis par Emma et Alexandre, installés par quelques valets stylés, quoique burinés, qui seraient rendus le lendemain à leur chômage ou leur petit boulot au noir, le tout filmé par les caméras de quelques journalistes, et aussi de trois techniciens chargés d’assurer le dvd souvenir de la soirée pour la modi-spendieuse somme de…
Parmi les vidéastes, Léo. Dans la cabine technique, David, qui assurait aussi les films de présentation des projets.
Alexandre s’assura de la présence de Léo à ses côtés au moment de l’arrivée de Medeiros. Emma fit mille et deux courbettes avant que tout le monde s’asseye. Le show commença, les images défilèrent dans l’indifférence pratiquement générale, bondieuseries, pain de seigle et fruits confits, la soirée toucha rapidement à sa fin. Les convives étaient rassasiés d’une suite de plats savamment élaborés, hors de prix et aux ingrédients pour la plupart inconnus de ceux qui les servaient.
Enfin arriva le moment du discours…

Emma avait disparu pendant une bonne demi-heure, entre le fromage et le dessert. Elle revint les cheveux coupés courts, avec une belle et longue robe décolletée devant, échancrée derrière, il fallait voir la tête des curés. Mais ce n’était encore rien à côté du final à venir.

“Mesdames, Messieurs,…”
Elle avait commencé, il n’y avait plus moyen de l’arrêter. Ni de s’arrêter.
De toute façon, on n’aurait pas su quoi faire du pognon.
“… Monseigneur, Monsieur le Président, Monsieur le Président, Monsieur le Président…”
Il y eut un petit rire poli dans la salle. L’humour, bien dosé, de bon goût, agitait toujours de légers soubresauts la bonne société.
“… J’avoue ne pas savoir par lequel des trois j’ai commencé mes salutations. Nos notions en matière de protocole sont malheureusement limitées…”
Le même petit rire, peut-être à peine plus fort.
“… Je voudrais remercier chacun de vous à la mesure de l’effort que vous avez produit, d’une part en acceptant de venir ce soir, pour assister à la présentation de notre projet, et d’autre part pour y avoir contribué par votre générosité.
“Tous, vous savez combien les enfants du sertão, ceux des affluents du fleuve Amazone, des contreforts andins, ont besoin autant de nourriture terrestre que de spirituelle. Les paroisses se vident lentement parce que les prêtres missionnaires ne peuvent lutter contre les attraits des riches sectes religieuses, des trafiquants de drogue et des guérillas révolutionnaires. Tous offrent des perspectives plus réjouissantes dans l’immédiat de leur vie. Le projet du Club de la Croix du Sud est de soutenir ces prêtres et leur permettre d’offrir, une ou deux fois par semaine, un repas sain aux enfants de leurs paroisses.
“Je sais que vous êtes nombreux, dans cette salle, à avoir déjà témoigné de ces situations. Certains d’entre vous l’ont vécu jusque dans leurs fonctions, ont tenté d’y remédier par tous les moyens que leurs charges leur permettaient. Je pense en particulier à vous, Monsieur le Président…”
Emma se tourna distinctement vers Gilmar Renan Medeiros, qui, surpris par la mention de son titre, interrompit une discussion avec sa voisine et approuva gravement des yeux et de la tête.

Le président Medeiros avait le physique d’un doux grand-père, avec une grosse moustache pendante et de grandes pupilles humides, un nez énorme de bon vivant et une chevelure grisonnante plaquée en arrière, un ventre élégamment rebondi et un costume de bonne coupe, gris, peu voyant, confortable, mais distingué et très cher. On pouvait d’ailleurs, à l’oeil nu, estimer que chacun des convives était revêtu de nippes d’une valeur au moins supérieure à trois ou quatre salaires minimum.
“… Gouverneur durant près de vingt ans d’un état notoirement en grande difficulté, vous avez dû affronter les plus grandes oppositions au sein de votre fief, malgré le soutien inconditionnel des grands propriétaires, des industriels et du clergé. C’est avec une immense conviction que vous avez défendu les règles du droit, de l’ordre et de la propriété contre les insurrections des mouvements de paysans sans terre, de chômeurs et de vagabonds qui, sans votre clairvoyance, seraient sans doute parvenus à s’unir et à menacer sérieusement l’autorité de l’état que vous représentiez. Toute cette énergie que vous avez dû consacrer à la répression de ces mouvements illégaux, vous n’avez pu la vouer au service des plus méritants parmi les démunis de la région. Les missionnaires, malgré leurs prières, leurs prêches, leur dévouement, ne parvenaient pas à calmer leurs ouailles pour vous soulager du maintien de l’ordre. Il ne vous restait plus que la force de la loi et la fidélité de l’armée, sur laquelle vous avez toujours pu compter, comme chacun sait, depuis que vous avez gravi les échelons du pouvoir, à force de talent, de patience et grâce à l’appui de votre famille qui ne vous a jamais fait défaut.”

A ce moment du discours, Emma s’arrêta, afin de permettre au public de le ponctuer de quelques applaudissements qui ne manquèrent pas de fuser.
-Ils sont encore plus atteints que je ne croyais, pensa-t-elle.
Elle eut du mal à arrêter les groupies du cacique, qui finirent par obéir à son injonction calme du bras, après plusieurs dizaines de secondes de claques.
“Nous pouvons tous encore mesurer votre popularité, Monsieur le Président, à l’aune de ces hommages.
« En tant que l’un de nos hôtes les plus prestigieux et l’un des principaux donateurs du projet “Croix du Sud”, nous avons voulu vous honorer de manière particulière. Nous espérons que leurs Excellences, les présidents Akasuko et Letterman, ne nous en voudront pas de ce choix d’apparence arbitraire; nous pouvons les assurer que nous les égalons en tous points à leur prédécesseur. Nous avons pensé que vous auriez été d’accord de laisser à l’âge la prééminence de ces honneurs.”
Emma jeta un oeil vers les deux autres anciens présidents, judicieusement placés à quelques mètres l’un de l’autre, mais à plusieurs tables de Gilmar Renan Medeiros. Ils opinèrent du chef avec, dans le geste, une humilité calculée au millimètre pour que l’assemblée puisse voir dans leur assentiment la force de ceux qui, plus jeunes, ont suivi le privilégié, et partageront, en un sens, l’honneur qui lui sera fait.
“Je remercie vos Excellences…”
Emma pesa encore quelques secondes. De nouveaux applaudissements saluèrent l’élégance des deux présidents qui acceptaient de laisser la préséance à leur aîné. Ce dernier joignit mollement trois fois ses mains en signe de remerciement. Malgré son inexpérience, il semblait qu’Emma parvenait à orchestrer parfaitement le protocole de la soirée.

L’écran derrière elle s’illumina de la lumière blanche du projecteur. Les éclairages au-dessus de lui s’éteignirent; telle une conférencière d’Exploration du Monde, on ne distingua plus clairement d’Emma que son ombre sur la toile.
“Vous allez à présent voir quelques images illustrant l’action de Monsieur le Président Gilmar Renan Medeiros durant le temps de ses mandats de gouverneur. Certaines d’entre elles sont assez pénibles à supporter, vue l’ampleur des difficultés affrontées par son Excellence. »
David envoya les premières images, des images d’archives en noir et blanc, sans son, où l’on distinguait aisément la moustache de Medeiros, encore noire, parmi d’autres personnages habillés d’élégants et sobres costumes de sénateurs et de députés. Certains portaient des lunettes de soleil, l’un d’eux un uniforme d’officier supérieur. Le groupe se trouvait au centre de l’hémicycle d’une grande salle de congrès.
“Nous voyons sur ces images, entre les généraux Darcy et Lobão (ce dernier en civil), celui qui était alors un jeune député prometteur au sein du parlement désigné au lendemain des événements qui portèrent au pouvoir une alliance d’officiers supérieurs. La même année, Monsieur le Président, vous étiez élu pour la première fois gouverneur. Vous représentiez alors à la fois les valeurs de la jeunesse prospère et celles de la sécurité, par le nom hérité de votre père, industriel renommé et maire de sa ville durant plus de vingt ans. Malgré les temps difficiles, Gilmar Renan Medeiros parviendra à accroître ses propres biens et consolider le pouvoir de son parti et de sa famille au sein de son État.
« Les années passent, et Gilmar Renan Medeiros, député, puis sénateur du Parti Institutionnel Démocrate, obtiendra de plus en plus de crédit dans le pays, parviendra finalement au faîte du pouvoir, adoubé à la fois par les forces conservatrices qui maintenaient la république sous leurs ailes et par les forces nouvelles, animées par le désir de retrouver un pouvoir perdu depuis 25 ans, un pouvoir qui leur avait été temporairement confisqué afin de le sauver des mains bolcheviques, comme chacun de vous le sait.
« C’est ainsi que le parlement vous élira premier président civil depuis 20 ans.
« Au cours de votre présidence, de nombreux espoirs se sont forgés, à l’idée que vous élargiriez le pouvoir aux couches plus modestes de la population. Malheureusement, certains mésinterprétèrent votre message… »
David fit défiler alors des images de paysans armés de bâtons, de faux, de pelles, de drapeaux, de femmes et d’enfants, défilant dans des champs.
« … Les mouvements de paysans sans terre ne comprirent pas correctement vos intentions quant à la réforme agraire que vous aviez annoncée et qu’ils désiraient depuis longtemps. Ils multiplièrent les actions illégales d’occupation des terres de grands propriétaires et de l’État… »
Emma avait pesamment insisté sur le mot « illégales », ce qui avait entraîné une valse de murmures et de hochements de têtes dans l’assistance.
« … La police militaire et l’armée surent remettre bon ordre, interrompre la plupart des occupations et rendre les terres à leurs propriétaires légaux. »
Nouvelles images de paysans, arrêtés, conduits dans des fourgons, enfermés, enchaînés. Images en noir et blanc, toujours, accentuant leur côté dramatique.
« … Certains de ces paysans, devenus hors-la-loi, payèrent de leurs vies cette audace. On compte sous votre mandat de président de 800 à 1000 morts violentes dans leurs rangs, le plus souvent du fait d’hommes de mains de fazendeiros, sans cependant que la justice ait pu mettre la lumière sur aucun de ces cas. »
De nouvelles images, photos dramatiques représentant des corps tachés de sang, l’un dans la rue, l’autre dans l’herbe d’un champ… Silence profond, respectueux, mais seulement à moitié réprobateur, dans la salle.

« On se souviendra aussi que ce fut au cours de l’un de vos mandats de gouverneur que votre police militaire dut affronter l’une des plus grandes grèves dans une mine de fer à ciel ouvert…. »
L’écran s’illustra alors d’images grises d’un énorme trou aménagé de structures plus ou moins précaires, avec des milliers de petits êtres noirauds grouillant sur les parois, chargeant des chariots sur des rails de ce qui, de loin, ne ressemblait qu’à des cailloux.
« L’armée, à nouveau, interviendra fort à propos pour mettre fin à la révolte et le travail put reprendre. On déplora environ 1200 mineurs morts ou blessés et deux soldats en arrêt maladie… »
Silence religieux. On n’allait pas exulter devant les chiffres, même si l’objectif avait été atteint : rendre à son propriétaire les gains de son exploitation.
Le fils de celui-ci était d’ailleurs dans la salle, plein d’assurance et de santé.

« Durant les vingt ans de vos mandats de gouverneur, jamais au monde la propriété privée, les acquis économiques, les traditions patrimoniales, ne furent si bien défendus. Jamais, non plus, l’Église ne rencontra un appui plus grand, dans son oeuvre de maintien de la foi et des bonnes moeurs. Les centres de planning familial ont été systématiquement réduits à rien ou réprimés pour leur oeuvre corruptrice. Les campagnes en faveur de l’avortement, des préservatifs et de la pilule contraceptive ont été littéralement interdites dans vos villes et vos campagnes. Tout cela, c’est à votre inlassable énergie que l’Église le doit… »
Nouvelle salve d’applaudissements, réveillés après toutes ces images dramatiques, pouvant enfin saluer une oeuvre en faveur de la Vie.
« Malheureusement, si les entrepreneurs trouvaient toujours chez vous des espaces d’investissement privilégiés, des conditions fiscales favorables, si l’administration et la justice y favorisaient systématiquement la croissance économique contre les révoltes et les revendications syndicales, force est de constater que les indicateurs sociaux restent dramatiques. La mortalité infantile est la plus haute du pays, les accès à l’eau, à l’énergie, aux transports publics, sont le privilège d’une petite minorité de gens : le député, le sénateur, le gouverneur et le président Gilmar Renan Medeiros savent combien les choses évoluent difficilement dans ce pays. »
La salle s’exprima à nouveau d’un borborygme approbateur et désolé : chacun connaissait trop bien les maux du pays : de la paresse de ses habitants, héritée de leurs moeurs opposées à toute entreprise humaine digne de ce nom, à cet esprit assistancialiste qui caractérise les forces contraires à la liberté et au progrès, représenté par les syndicats, les partis de gauche, les intellectuels rebelles ou les mouvements de contestation qui se jettent comme des mouches sur les sommets internationaux voués à la bonne gestion de ce monde… Oui, tous savent ce qu’il faudrait, à ce pays, comme à la plupart des républiques d’Amérique Latine -et de se tourner vers le Président Medeiros, qui fut, selon eux, l’un des derniers vrais dirigeants du continent –même ses deux successeurs semblaient à leurs grimaces penser la même chose.
Décidément, cette petite a bien compris et bien résumé la situation de notre pauvre chère patrie, se disaient certains.
Du moins, est-ce ce qu’Emma lut dans leurs yeux.

« Il y a encore quelques années, alors que vous aviez laissé la charge de gouverneur à votre gendre, des manifestations ont à nouveau immobilisé la capitale. Les ouvriers métallurgistes de l’État, de toutes les catégories, se sont rassemblés pour organiser une immense manifestation dans la capitale administrative, économique et industrielle… »
David passa quelques photos montrant des groupes d’ouvriers bloquant de larges rues, dressant des piquets devant les portes des usines, manifestant devant le palais du gouverneur, sur la place principale de la ville…
« Votre gendre, le gouverneur João Pedro Guedes, fit intervenir l’armée dès que l’ampleur du rassemblement s’avéra trop dangereuse pour être laissée sans garde-fou.
« Certains manifestants étaient armés –des médias, de gauche et sur internet, ont parlé de provocateurs, mais qui peut savoir ?-, il y eut des combats dans la rue ; douze personnes, dont une femme et un adolescent, ont perdu la vie dans l’affrontement. »
Les images des cavaliers, chargeant, éparpillant les manifestants, furent suivies de la photo d’un homme sur un pont, pointant un pistolet automatique dans une direction indéfinie, images connues dans le monde entier, diffusées par toutes les chaînes de télévision, et qui servit de caution à l’intervention de l’armée.
« Les journaux se sont montrés pour le moins prudents, souvent même critiques à l’égard du gouverneur Guedes, que certains éditorialistes ont accusé de ne servir que la cause des maîtres de forges, des constructeurs automobiles, des actionnaires. Peut-être le gouverneur Guedes serait-il resté isolé, si votre Excellence n’était intervenue en sa faveur, arguant qu’elle aurait fait la même chose à sa place, qu’elle avait d’ailleurs estimé que son gendre était intervenu avec une telle intelligence, qu’il avait sans doute évité un bain de sang, des lynchages, des viols, des pillages dans la ville, qui n’auraient pas manqué d’avoir lieu, si elle avait été laissée aux mains des ouvriers… »
À nouveau, la salle manifesta bruyamment son accord plein et entier avec les propos rapportés du Président Medeiros.

« … alors que plusieurs sondages effectués peu après ont montré que la population estimait massivement que votre Excellence était, elle-même, derrière le gouverneur Guedes, à donner les ordres. »
Cette fois, ce furent des rires qui fusèrent d’un peu partout, moquant le ridicule de l’opinion publique et le peu de cas que l’assemblée présente faisait du droit d’expression de la masse au sujet du Président. Ce dernier, cependant, dandina d’une fesse sur l’autre, grimaçant d’une gêne que ses proches ne comprirent pas.
Emma, elle, se dit que, décidément, sortir sans se faire écharper allait être une question de secondes. Léo et Alexandre étaient tous deux dans la salle : l’un, caméra sur l’épaule, balayait le public, revenait souvent sur Medeiros ; l’autre, près de la porte vitrée qui menait vers le hall, avait les mêmes inquiétudes qu’Emma.

David, depuis la cabine de contrôle, envoya de nouvelles images, plus réjouissantes. Une photo, puis un petit film promotionnel, mirent en évidence la famille dont Medeiros était le patriarche : sa seconde femme, ses enfants et ses petits enfants, bien rangés sur la photo, se promenaient tous ensemble dans le parc du manoir de l’époque coloniale, les filles les plus jeunes en robes blanches, les hommes et les garçons en costumes sombres et cravates, les femmes en tailleurs, derniers boutons bien fermés.
« Nous voulions également évoquer la force de votre famille, Monsieur le Président, prête à assurer la relève sur les fondations solides que vous avez érigées autour de votre cité natale, et qui assure la prospérité de votre dynastie, en dépit de la récente défaite électorale de votre gendre pour sa réélection au siège de gouverneur, défaite aujourd’hui effacée par la justice qui lui a été rendue, grâce aux amitiés que vous avez su gagner par votre générosité. »
Les convives se regardaient en souriant, certains applaudissant doucement, d’autres sollicitant du bras le président, allant jusqu’à se lever pour aller lui serrer la main. La solidarité à l’état pur.

“Ainsi, Monsieur le Président, vous avez fait de votre vie un modèle à la fois de constance et de progrès, pour votre avantage, et pour celui des valeurs que vous avez toujours et sans relâche défendues.”
À ces mots, la salle ne se sentit plus de joie et éclata d’un tonnerre d’applaudissements.
-C’est extraordinaire, pensa l’oratrice. À aucun moment, ils ne se rendent compte…
Elle accusa le coup quelques secondes, ce qui, heureusement, ne s’aperçut pas, car la salle mit plus longtemps à se calmer. Gilmar Renan Medeiros salua l’audience, tout en lui réclamant le silence, d’un geste bienveillant, qui rappelait avec beaucoup de saveur les bénédictions de Don Corleone.

Emma, ostensiblement, inspira une grande bouffée d’oxygène, prit un ton mélo-dramatique et dit:
“Le genre de vie, Monsieur le Président, qui se crée également des ennemis. Votre réussite n’a pas fait que des heureux et bien des gens vous en veulent. Pourquoi à vous plus qu’à un autre? Parce que vous avez plus de pouvoir, plus d’honneur? Parce que les règnes sont passés, mais que vous êtes resté? Ou seulement du fait de ce que vous représentez pour tous ces hommes et toutes ces femmes, image du bouc émissaire potentiel de leurs colères, de leurs frustrations, eux et elles qui n’ont pas réussi à émerger dans la vie, amers dans leurs passions, sans héritage, sans éducation ou sans famille -et parfois les trois à la fois. Eux et elles qui ont souffert de quelque chose qui était trop fort, trop compliqué pour leurs épaules et leurs esprits, eux et elles qui n’ont souvent eu comme image du père que votre photo dans les salles de classe, dans les halls de leurs usines, sur les murs de leurs villes en période électorale; image qu’ils se sont fait fort de transformer en responsable de tous leurs maux. Certes, ils se trompent…”

“Ils se trompent…”

Emma laissa échapper encore un silence… La salle ne répondit ni au premier, ni au second, perchée à ses lèvres dont elle semblait attendre la révélation de ce qu’elle savait déjà…

“Ils se trompent, puisque, Monsieur Medeiros, vous n’avez jamais été seul. Ils vous condamnent pour des centaines de choses que vous n’auriez évidemment pas pu faire, n’étant ni un dieu mauvais, omniprésent, omnipotent, ni un poulpe aux tentacules immenses et étouffants…”
La salle rit doucement à l’évocation de l’animal qui rappelait l’actuel président, considéré par la plupart des personnes présentes comme un traître au pouvoir, trop proche du peuple, ignorant et sans grâce…
“Ils se trompent aussi dans leur colère et leur désir de vengeance. Surtout qu’ils ne savent pas, la plupart du temps, que si vous deviez mourir, Monsieur le Président, bien des hommes co-responsables de leurs malheurs n’en seraient que plus heureux…
« Ils ne savent pas que, le jour de votre mort, ce sont jusqu’aux barons de votre parti qui pourront enfin tendre les jambes sous la table sans craindre que vous les en empêchiez. Les candidats aux prochaines élections présidentielles, mais aussi les députés des partis de la coalition gouvernementale, et même les autres, se sentiront plus à l’aise, n’auront plus à venir faire leurs ronds-de-jambe devant vous pour s’assurer que vous ne leur barrerez pas le chemin. Jusqu’à l’actuel président, qui ne fait pas un pas sans vous téléphoner pour s’assurer votre bénédiction.

« C’est un bon tiers du parlement qui perdra, avec vous, son mentor, son conseiller financier, son banquier. Combien de personnes dans cette salle ne vous doivent ni argent ni charge ? »
La plupart des hommes de l’assemblée eurent de petits rires gênés, pendant que Medeiros plissait la bouche en un U inversé qui semblait dire « Pas beaucoup ».
« Quel soulagement pour la plupart d’entre eux, si vous deviez disparaître, Monsieur le Président ! »
Emma avait assené cette phrase avec une telle autorité, mais sur un ton semi-ironique, qui tranchait avec le reste du discours, qu’elle ne fut accueillie que par un silence total.
« Combien de personnes, ici, à l’intérieur de cette salle, ou en dehors, dans la rue, à quelques minutes à peine de chez vous, dans le quartier dit de l’Île aux Fleurs… »
Se succédèrent quelques photos sur l’écran d’une vaste et misérable favela, égoûts à ciel ouvert, câbles électriques arachnéides, enfants jouant à moitié nus sur des tas de gravats…
« … ne désireraient vous voir mort, de préférence abattu, Monsieur le Président ?
“Vous êtes très bien protégé. Vous bénéficiez, ainsi que votre famille, du service de protection réservé aux plus hautes fonctions, si bien que, de toutes les personnes qui auraient un motif de vous assassiner, aucune n’en a en même temps l’occasion et le moyen, conditions essentielles pour passer à l’acte. Et si vos propres gardes du corps, eux, ont le moyen et l’occasion, ils n’en ont, heureusement pour vous, pas le motif.
« Autour de vous, sans doute, c’est surtout le moyen qui manque à certains gentlemen ici présents. Pourtant, vous êtes là, sans défense, entouré de vos amis, mais combien lèveraient le doigt pour vous protéger ? »

La salle s’agitait depuis un moment de murmures étonnés, dérangés, incrédules. On comprenait mal où cette petite voulait en venir…
« Trop de monde profiterait de votre disparition violente, Monsieur le Président. Les députés les plus conservateurs réclameraient et obtiendraient des mesures légales de répression supplémentaires de tout et n’importe quoi ; le gouverneur Guedes, en plus de justifier des budgets sécuritaires de tous les côtés, deviendrait enfin le premier homme de l’État ; le gouvernement lui-même pourrait enfin effectuer des coupes claires pour complaire à d’autres pans de l’intelligentsia politique que vous frustrez de votre appui. Bref, d’un seul coup, la classe dominante se retrouverait avec un capital de pouvoir laissé vacant par votre absence, capital à redistribuer et sur lequel ils se jetteraient comme des vautours.
“Votre héritage.
“Du moins, la part de votre héritage qui ne reviendrait pas à vos enfants, restés seuls avec votre fortune.
« À quoi servirait de vouloir votre mort ? Les choses ne feraient qu’empirer pour les plus démunis, pour les syndicats honnêtes, pour les militants altermondialistes, pour les mouvements d’aides à la population. Paradoxe terrible : votre mort subite serait une catastrophe pour vos ennemis.
« Il faudrait être de vos alliés pour en profiter.
« Et nous n’en sommes pas.

Emma laissa encore un blanc s’installer. Pour ainsi dire… Vue la situation, ce n’était pas difficile : à part Alex –supposément d’origine afro-américaine- il n’y avait de noirs dans la salle que la moitié des serveurs et un preneur de son.
« Étonnant, n’est-ce pas, Monsieur Medeiros, de constater que votre mort, si elle devait survenir en dehors de votre lit, causerait une dégradation encore plus sûre et plus forte des conditions de vie de la couche la plus misérable du continent. Les enfants exploités dans les mines, les entreprises, les champs de votre pays, les femmes qui ne peuvent avorter légalement sous aucun prétexte, les hommes qui tentent de défendre leurs droits, leurs misérables petits acquis, l’accès à des terres incultes, le droit à avoir un toit, des transports publics, un service sanitaire, des écoles, même, pour leurs enfants, à jouir de canalisations d’eau, de conduites de gaz, d’égoûts dignes de ce nom, toutes ces personnes qui restent les déshérités du continent sud-américain, et à qui vous avez refusé toute votre vie considération en dehors des quelques-uns dont vous avez fait votre clientèle et votre garde rapprochée, tous ces individus, ces gens, ces êtres humains ne peuvent que souhaiter que vous viviez longtemps encore…
« … avec le souvenir des images qui suivent en tête… »
Après un rapide noir, un nouveau film apparut sur l’écran. Scène familière…

Elle montrait la salle dans laquelle les convives étaient maintenant assis ; c’est la caméra sur l’épaule de Léo qui avait suivi les déplacements du Président Medeiros au moment de son arrivée, accompagné de sa femme et de l’une de ses filles. Il était accueilli par Alexandre qui, au moment de serrer la main du président, empoignait quelque chose de la gauche, gantée, dans sa poche, tout en s’assurant que personne d’autre que l’oeil de la caméra ne puisse le voir.
C’était une seringue très fine, si petite que l’on pouvait l’actionner avec deux doigts, remplie de quelques millilitres d’un liquide bleuâtre. Alexandre approcha la seringue tout près du président, tout en continuant à sourire, à parler, à serrer la main du vieil homme. Puis, après avoir fait mine de planter l’aiguille dans la jambe du Président, il la remit calmement en poche et les images continuèrent sur la suite des arrivées…
Le garde du corps de Medeiros se leva aussitôt et, dans la demi-obscurité, chercha du regard le protagoniste de ces images, mais ne le trouva pas. Alex avait disparu.
Emma continuait de parler, mais elle aussi s’était défilée. La voix était off, son timbre était légèrement altéré ; ce n’était plus qu’un enregistrement.

« Je vous laisse imaginer ce que contenait cette seringue, Monsieur le Président. Mais rassurez-vous : à aucun moment, nous n’avons eu, ni n’aurons l’intention de vous faire le moindre mal. Nous ne désirons pas votre mort. Nous n’encourageons personne à s’attaquer à vous physiquement. »
La lumière fut rétablie, certains hommes se levaient, les femmes poussaient des cris d’indignations, s’éventaient, les serveurs s’agitaient et tournaient en rond, les journalistes se gavaient d’images et de son…
On se rua sur la scène, on chercha dans les coulisses, dans les cuisines, on saisit des téléphones portables… Mais les réseaux étaient morts, et certains hommes sortirent de la salle, dès qu’ils comprirent que le piège avait décidément été préparé avec beaucoup d’attention.
L’évêque, les présidents, les sommités, le trésorier, le secrétaire, se regardaient, qui héberlués, qui furieux, se levant, s’asseyant, empêchés par leurs propres gardes du corps de s’exposer –mais de s’exposer à quoi ? Ils écartaient avec véhémence les serveurs qui continuaient de s’agiter avec leurs bouteilles et leurs serviettes.
La panique était belle, et elle serait resservie avec délice, même si pas dans les médias les plus importants…

« Non, nous voulons que vous viviez avec ces images en tête, les images de cette soirée où une jeune femme vous aura publiquement fait une longue déclaration que vous avez longtemps prise pour un éloge, ainsi que tous vos amis ici présents, aveuglés par la certitude de votre impunité.
« Nous voulons que vous viviez encore en sachant que la justice ne dort pas plus dans les palais que Dieu ne réside dans les cathédrales.
« Nous voulons que vous viviez avec l’assurance que l’histoire ne gardera de vous que l’idée d’un petit tyran de passage, comme il y en a beaucoup.
« L’enregistrement de ce discours, de cette soirée, images comprises, est, à l’heure qu’il est, sur la Toile, Monsieur le Président… »
Sur l’écran apparut une adresse électronique : www.Gilmar RenanMedeirosnestpasmort.com suivie de ses miroirs en espagnol et en portugais.

« Si j’osais, mesdames, messieurs, Monseigneur, Monsieur le Président, Monsieur le Président, Monsieur le Président, je vous dirais que je suis désolée de vous quitter… pardon, de vous avoir quittés sans prendre le temps de vous saluer.
« Mais je suis certaine que vous comprendrez… »

Alex, Léo et Emma, ainsi que deux serveurs qui leur avaient servi de complices et avaient assuré l’ouverture et la fermeture des portes opportunes jusqu’à la sortie des artistes en évitant le service de sécurité, avaient depuis longtemps retrouvé David à l’extérieur. En quelques minutes, dans deux voitures différentes, métamorphosés sans leurs vêtements, sans leurs perruques, les six artistes avaient quitté la ville, calme, presque éteinte ; c’était soirée de football, et il y avait encore vingt minutes avant la fin du derby –la plupart des voitures dormaient, la police allait être difficile à réveiller. Oui, le coup avait été bien monté, jusqu’au choix de l’heure…

À la sortie de la ville, les deux serveurs, engagés sous un faux nom –au noir (sic)-, par le Cercle de la Croix du Sud, embrassèrent Emma, saluèrent les garçons.
-On aurait quand même bien aimé lui en coller une, à Medeiros, murmura l’un, goguenard.
David rit, Alexandre dit :
« Mais on lui en a mis une belle, ne vous inquiétez pas. »
Il sortit la seringue de sa poche, appuya sur la gachette et attrapa au vol le liquide éjecté.
-Au pire, dit-il, ça aurait menacé son diabète…
Deux secondes plus tard, les serveurs avaient disparu dans les méandres des premières favelas ; inaccessibles aux flics.
Les quatre, restés seuls, se regardèrent quelques secondes. Léo lança à Emma :
« j’ai bien aimé ton impro sur ‘ni famille, ni héritage, ni éducation’. »
-Oui, ajouta David. Ils ont dû ressentir toutes leurs fibres vibrer…
-… Et penser : les trois péchés capitaux de la pauvreté…

Le lendemain, Emma et Alex quittaient le pays par bateau, munis de leurs véritables identités ; David et Léo faisaient de même à travers la forêt amazonienne, dévorés par les moustiques, mais contents. Les journaux, en une, ne savaient comment qualifier de terrorisme ce… cette non-action.
Medeiros, cette montagne que rien n’avait ébranlé au cours de sa carrière, passé entre les acides de toutes les pluies, refusait tout interview, toute déclaration. Parvenait-il à entendre les rires des quelques millions d’habitants de son État qui ne se rendaient au cybercafé que pour cliquer sur les dizaines de sites qui avaient enregistré la vidéo, visionnée et revisionnée, mise en musique, remixée, commentée jusqu’à la nausée…
Des messages promettaient de trouver de nouveaux clients…
Les candidats ne manquaient pas.