Archive for December, 2013

La confusion des genres, p. 8-16

Tuesday, December 31st, 2013

Suite des pages 1-8 que vous trouverez ici.

Il me semblait que je réinventais le mythe de la caverne augmenté de cette nouvelle inconnue à l’équation qui impliquerait que certains philosophes, après avoir vu les idées dans leur réalité, auraient décidé de retourner s’enchaîner, et je ne voyais guère comment convaincre Roberto de la quitter, lui pour qui les écologistes signifiaient la surtaxation de son camion ; les socialistes la multiplication des impôts sur les petits patrons autonomes dont il était ; les communistes une engeance qu’il fallait interdire d’exercer la politique puisqu’ils étaient opposés à la liberté d’entreprise, donc à la liberté tout court ; les anarchistes guère autre chose que des terroristes que rien ne distinguait des musulmans qui obligeaient leurs femmes à porter des vêtements dont il ne parvenait à retenir ni les noms, ni les définitions ; les féministes des emmerdeurs (et plus généralement des emmerdeuses) dont la tâche était achevée depuis des décennies et qui ne savaient pas quand il fallait s’arrêter.

De mon incapacité à convaincre les personnes qui m’étaient proches depuis tant de temps (et que dire de mon frère, qui venait d’accepter de se présenter aux prochaines élections parlementaires sous une bannière qui criminalisait depuis presque toujours tous les mouvements auxquels j’avais participé depuis la fin de mon adolescence), je ne ressentais aucune frustration, aucun sentiment d’inaboutissement, seulement un énorme complexe de culpabilité, du fait que j’estimais avoir l’intelligence nécessaire pour les amener à nous suivre et que, n’y parvenant pas, cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’était ma propre personnalité, prétentieuse ou méprisante, comme on me l’avait déjà souligné, qui les empêchait de s’accorder pour changer de route et participer à un monde effectivement meilleur, plus égal et plus libre, moins dangereux et moins désespéré. Pourtant, dans maintes discussions, je m’étais aussi entendu dire que, si je me présentais, les mêmes personnes qui me taxaient d’orgueil surdimensionné et de mépris pour leurs intelligence, prétendaient qu’elles voteraient pour moi, persuadées que j’apporterais quelque chose de nouveau et peut-être parviendrais à résoudre les problèmes qui les touchaient. Comme il n’en aurait pu être question, les élections dans le cadre d’une démocratie représentative figurant pour moi l’aboutissement de l’exploitation intellectuelle des masses et ne pouvant en aucun cas permettre l’émancipation des populations, je me renfermais lors de ces discussions dans un discours rendu brumeux par l’alcool ingurgité à ces occasions et qui devait justifier de ma position (« Nan, c’est pas de l’antiparlementarisme primaire ! Et, nan, j’suis pas poujadiste ! ») et ne servait généralement qu’à faire croire à mes interlocuteurs que ma paresse restait plus forte que mon ambition révolutionnaire ou que mes belles idées n’étaient destinées qu’à les rester (« un’idea, un concetto, un’idea, Finché resta un’idea, é soltanto un’astrazione… »), qu’en fin de compte ma position politique n’était qu’une posture –au moins, évitais-je probablement le terme d’imposture de la part de ceux qui m’aimaient.

Lorsque je retournais dans mes plumes, c’était pour ne pas retrouver aussitôt le sommeil. L’angoisse apaisée pour le reste de la nuit par la vue du sommeil calme de Lucie avait fait place à celle plus dramatique, car insoluble, des perspectives de vie de la génération future et du repli de mes pensées sur nos actions passées. Et les miennes en particulier. De mes dernières activités à l’IRé ou au journal, je sautais dans la ligne du temps de nos aventures ; aventures est le mot juste car nous nous lancions dans des projets que nul ne voulait voir accomplis autour de nous. À l’université, au Centre Libertaire, lors du J15, au Collectif d’Actions Contre les Expulsions… Nous explorions des contrées de vie que ni les autorités, ni les partis, ni les syndicats, ni même une bonne partie des bonnes âmes que nous rencontrions dans telle ou telle organisation militante n’aimaient voir se développer. Chaque fois, les bâtons s’accumulaient dans nos roues, souvent les mêmes sous des formes à peine différentes : diffamations, poursuites policières, jugements sans dossiers, contre-mouvements fascistes, mais aussi de la part de nos « alliés objectifs », les partis et les syndicats de la gauche acceptable. Nous organisions des espèces de camps libres, sans programme préétabli, avec l’objectif premier de faire chier les autorités -en leur montrant à quoi pouvait mener l’autonomie- à qui nous refusions de livrer -pardon, de désigner des chefs, des représentants, des délégués, des boucs émissaires. Nous nous lancions dans des manifestations plus ou moins spontanées, aux parcours étudiés entre nous, et nous étions peut-être cinquante, mais nous faisions plus mal (même si peu) que si nous étions cent mille, parce que nous ne faisions que de l’inattendu et que parmi les cent mille, il y avait fatalement les repoussoirs de l’appareil qui répondaient aux questions des caméras (et donc, les cent mille, en fin de compte, ne lui faisaient aucun mal, à l’appareil). Et, parmi ces cent mille, nous ne pouvions apparaître, c’est-à-dire exister politiquement, que si nous brisions une caméra au-dessus d’une banque ou si nous retournions une grosse voiture, ce qui n’était pas ma tasse de thé… Ou alors, si nous citions tel artiste italien qui osait dire que, même après son exécution, Aldo Moro était encore responsable de quarante années de cancer mafioso-chrétien… Ou si nous provoquions un barrage symbolique au passage d’un camion blindé qui emportait un étranger vers l’avion qui le « ramènera chez lui » (sans avoir réussi à convaincre un seul journaliste encarté à nous accompagner pour constater la violation des droits humains en jeu), ou quand nous fichions une tarte à la crème dans la figure d’un imbécile médiatique –que nous étions enfants ! Mais de le faire nous produisait tellement de bien, simplement de le faire, de nous mettre dans l’action et de produire l’acte précaire, inconséquent, qui rappelait à sa victime que l’auguste, c’était nous, et le sinistre blanchâtre, c’était lui, et aussi qu’il n’était pas inatteignable, pas invulnérable, pas impunissable-, ou lorsque nous nous permettions de danser devant des lignes de policiers qui obéissaient pendant une heure à l’ordre de ne pas bouger, avant de nous foncer dessus –chose qu’elle, on ne voyait jamais à la télévision, sinon sur des images de pays dont les gouvernements n’étaient pas alliés aux nôtres- à coups de matraques et de canons à eau, sans aucune autre provocation que celles de curieux personnages masqués que nous ne comptions jamais parmi nous avant ou après notre manifestation et qui jetaient des mottes de terre sur leurs collègues pour justifier leurs assauts…

Je n’avais jamais l’impression, même depuis l’arrivée de Lucie dans ma vie, que toutes ces choses fussent loin de moi, au contraire : chaque acte, chaque participation, chaque événement qui avait provoqué la colère de nos magistrats restait pour moi un frais souvenir dont je pouvais à loisir me réjouir, que je pouvais me raconter en riant en silence, comme si je me trouvais devant une bonne bière avec moi-même, que je me secouais amicalement l’épaule pour me reprendre au milieu de mon récit, me rappelant à moi-même le détail oublié et qui tuait, ce qui ne pouvait que produire l’effet voulu, avoir la conséquence obvie : celle de convaincre o fulano encore dubitatif de la justesse de nos vues, dans la joie de la contestation. Ce n’était pas de la naïveté, mais de l’espoir, encore, que la mise en scène, au milieu de la rue, du conflit israélo-palestinien sous forme d’un combat de boxe ridicule entre un David bardé d’armes perché sur un bouclier aux couleurs multiples de l’Occident et soutenu par quatre hommes masqués des mêmes, et un Goliath grassouillet, mais trop bas, tout seul et pourvu d’une fictive ceinture d’explosif, le tout brodé d’un scénario burlesque, ne puisse qu’attirer les applaudissements d’une foule, même uniquement composée de juifs, et mener à leur conversion pour notre cause désespérée.

Fraîches encore, ces images de défaites, de dégoûts, de déceptions surtout… De déceptions terribles, lorsque je me revoyais au milieu de mes amis, après la réalisation d’une pièce et d’un débat convaincants sur un sujet, le travail social, pour lequel nous avions acquis une certaine crédibilité, on nous demandait des suites, des reprises et je me retrouvais solitaire enthousiaste à vouloir effectivement suivre les conseils de notre public échauffé, que nous laissions refroidir et mourir dans l’obscurité froide des sorties de nos locaux fatigués, sans la perspective d’un recommencement, d’une prolongation, d’un affinement, de quelque chose, en somme, qui rentabilise notre effort vers ce sujet. Je me souviens aussi, avec dépit, de la face réjouie, imbécile, de celui que je croyais inébranlablement fidèle, solide parmi les piliers du Centre Libertaire, et qui m’annonça fièrement avoir jeté les trois cents affiches surnuméraires qui avaient stagné au grenier de notre lieu de rencontre pendant trop de temps, mais que je venais d’annoncer, deux jours plus tôt, vouloir aller placarder nuitamment par toute la ville avec Jérôme, armé de colle et de ballets-brosses, dans l’espoir amusé de penser que toutes ces affiches, aux contenus artistique, humoristique, talentueux (pas le mien, de talent, mais celui de plusieurs de nos glorieux prédécesseurs retombés entre-temps dans l’oubli parfait), clamant notre militantisme athée, anti-religieux (« Contre le Sida, la capote, pas la calote »), libertaire (« L’ordre, c’est le bonheur »), anti-capitaliste, écologiste, anti-consumériste (« La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons »), allait peut-être réveiller dix ou vingt consciences, et que cette nuit de travail, ou ces deux nuits, ou ces trois nuits, allaient justifier les dix années d’endormissement des affiches et leur stockage encombrant au fond d’une pièce sombre. Jeune, encore, cette scène où, au milieu de 300 militants de tant d’obédiences différentes, je me faisais applaudir pour le récit par Serge Rubin de mon intervention décidée en opposition à la signature d’un accord non seulement superflu, mais insultant, au cours d’une réunion avec les ONG et les syndicats qui exigeaient de nous, pour prix de leur association à notre mouvement, lui-même fruit d’un travail de longue haleine, le renoncement à la quasi-totalité des principes que nous avions adoptés dans la joie de notre ensemble large et -à notre niveau- œcuménique, alors que, dix minutes après, passant au vote, la même assemblée dont j’avais reçu l’ovation, guidée par des masses partidaires et des intérêts que je ne comprendrais qu’au jour du contre-sommet, massivement, entérinait l’accord traître, qui provoqua ma démission dégoûtée du secrétariat de ce que je croyais avoir été une coalition historique de mouvements minoritaires et qui m’avait apporté l’espoir qu’un travail en commun, sans les figures officielles, sans les tenants des plus grandes parts de marché de la gauche militante, était possible.

Et fraîche encore, cette impression éteinte, ce sentiment diffus, de défaite, que je faisais partie de cette « razza in estinzione», mais je ne voulais pas le croire, qui voulait « vraiment changer la vie » (cambiare veramente la vita)…

Comme le disait Gaber.

La Confusion des Genres, p. 1-8

Monday, December 30th, 2013

Voici les premières pages d’un tome qui en fait 283 A4 bien dégagées. Et, non, ce n’est ni une auto-biographie (on s’en rendra vite compte), ni une auto-fiction. C’est un récit à la première personne qui pose un constat subjectif à long terme sur une trentaine d’années de la gauche… J’insiste sur le “subjectif”. Un conseil: pour une meilleure lecture, copiez-collez ça sur un wordpad.

La lignée de la mère

Souvent, je me réveillais en sueur. Dès l’arrivée du sommeil, lorsque je finissais d’éteindre mon ordinateur –opération qui semblait prendre de plus en plus de temps pour des raisons que je ne parvenais à comprendre malgré les explications de Marc, toujours aussi dévoué par ailleurs à tenter de nous convaincre que nous devrions passer à Linux plutôt que de nous obstiner à la facilité imbécile et moutonnière des attrape-mouches Microsoft, dévotion que je payais bien mal de mon obstination à considérer l’effort d’un apprentissage minimum aux choses de l’informatique hors de mes capacités-, que j’allais brosser mes dents pour la seconde fois de la soirée –la première ayant eu lieu en même temps que Lucie, juste avant son coucher, trois heures auparavant, et la dernière motivée par les crasses que je m’enfilais devant l’écran de mes préoccupations nocturnes-, que je m’étendais enfin les yeux piquants de sommeil sous l’édredon, travaillés par le désir de ne pas se fermer et le besoin de le faire, je savais que quelque chose me prendrait dans les méandres de ma nuit, là où d’autres situent le sommeil profond et les terreurs nocturnes, quelque chose me saisirait dans l’impression noire de ces morceaux de sommes sans lune où l’on se repose des animations des songes –et que je serais encore loin de l’aube. A l’instant où ma poitrine se relevait sous l’effet d’une angoisse née avant l’endormissement mais qui ne se manifestait que pendant cette phase à laquelle certain estime qu’il faille lui consacrer la moitié de son existence, je constatais avec un dégoût toujours renouvelé que ma chevelure était inondée de transpiration. Avant même de me mettre debout, je retournais l’oreiller le côté sec vers le haut en vue du moment où j’allais me recoucher, je posais les pieds sur le sol et j’inspirais une ou deux fois profondément, puis je me dirigeais vers la chambre de Lucie pour écouter sa respiration avec l’impression que c’était elle qui m’inquiétait, avant même, déjà, de clore mes activités en ligne.

Une fois ma préoccupation éteinte, aussi bien par le souffle de Lucie qui se réverbérait sur ma main lorsque je l’approchais de sa bouche que par le mouvement de son corps et le léger bruit qu’il provoquait sur la literie –comme si le simple fait de la savoir vivante pouvait suffire à la deviner en bonne santé et la penser immortelle-, je me remettais à penser à mes travaux vespéraux. Je quittais sa chambre sans un autre coup d’œil, avec la certitude inconsciente que plus rien jusqu’au petit déjeuner ne pouvait plus lui arriver, sans même me murmurer qu’il était ridicule de me réveiller ainsi en pleine nuit et sachant que cela m’accablerait encore mille fois jusqu’à ce qu’elle atteigne un âge qui me donnerait de tout autres soucis, pour lesquels je prévoyais d’autres types de veilles, d’autres genres d’angoisses, mais que je refusais encore de considérer, songeant que c’était les mêmes que je n’avais pas supportées chez ma mère lorsque mon adolescence avait commencé à me faire quitter le nid et rendre ses inquiétudes emmerdantes.

C’est alors que je me mettais à associer, « nuit après nuit après nuit », les peurs qui m’animaient dans mon sommeil et que je liais à Lucie, avec les travaux qui emplissaient ces heures en plus d’une bonne partie de mes jours. Je songeais par exemple à l’article que Caroline espérait pour le lendemain et auquel j’avais posé les avant-dernières virgules, qui attendait, après que j’aurai eu conduit Lucie à l’école, mon ultime relecture du matin avant son envoi pour publication –ou du moins pour évaluation avant approbation, car je n’espérais pas qu’il soit accepté sans plusieurs relectures, corrections et réécritures, ce qui à la fois me désolait et me décourageait, mais je n’osais le dire, ni à Caro, ni à Giulio –seul Marc savait que je résistais constamment à l’envie d’abandonner ma collaboration, respectait mon humeur et me motivait de la seule manière qu’il connaissait et qui s’avérait chaque fois efficace : par la valorisation de son amitié pour moi, mais bientôt même celle-ci allait perdre de son efficacité ; ou alors je songeais à mon travail de traduction d’un chapitre de Chomsky qui me posait plus de problèmes de compatibilité idéologique que de linguistique, redoutant de me retrouver encore une fois en conflit avec celui que la plupart d’entre nous considéraient comme le phare intellectuel de notre mouvement, malgré tous les désaccords et toutes les divisions qu’il provoquait, non pas dans le monde intellectuel académique, que nous raillions et que nous n’estimions pas, mais entre nous qui sentions bien que la confiscation de notre qualificatif par lui était usurpée et réclamait, malgré notre admiration et notre respect pour lui, une réappropriation –ou plutôt, puisque nous n’aimons pas ce terme, une désappropriation et une recollectivisation ou une individualisation ; ou encore, je songeais aux dernières phrases de la nouvelle que je cherchais à terminer sans succès, qui m’imposait une pause que je ne désirais pas, mais qui s’avérait nécessaire, car je ne parvenais pas à trouver une fin qui soit digne d’un milieu que je considérais intelligent, nouveau, convaincant et utile, qui avait suivi un début original et accrocheur, ce qui m’était si difficile à produire depuis que j’avais commencé à écrire –c’est-à-dire bientôt vingt-cinq ans ; ou enfin, pour m’arrêter dans mes exemples et éviter de les multiplier par le nombre de mes activités, je songeais encore au compte-rendu de la dernière réunion de l’IRé, que j’avais terminé mais que j’hésitais à envoyer tel quel sans une révision par l’un ou l’autre des membres qui avait pu y assister, cependant que je cherchais en vain à qui j’aurais pu confier ce qui deviendrait alors un brouillon et susceptible d’être jugé alors que mon orgueil me commandait de ne plus y toucher, non par paresse –même si c’était l’un de mes principaux défauts, il ne m’accablait que lorsque je devais travailler pour de l’argent et pas pour ce que j’estimais avoir une vraie valeur-, mais parce que je répugnais à laisser à un membre de l’InterRéseau le droit de me critiquer, ce qui, j’en conviens, ne concorde guère avec mes idées, mais dominait malheureusement mon individu. Toutes ces réflexions me ramenaient à une seule, celle de l’angoisse du parent qui laisse à son enfant le monde tel qu’il n’est pas parvenu à le changer en bien pour l’accueillir. J’avais beau estimer que depuis mon arrivée à l’âge adulte mon énergie avait été essentiellement tournée vers ce désir quand elle n’était pas consacrée à ma subsistance, je ne pouvais m’empêcher de culpabiliser concernant deux choses. La première, c’était la faiblesse des résultats, tant des miens que de la collectivité, pour évoluer vers un état meilleur du monde. Nous avions participé à des mouvements tels qu’on pouvait en nombre et en proportion les comparer à ceux de la Première Internationale, intellectuellement en apprécier la richesse et la diversité à l’aune des vigueurs de l’après-68 et concrètement équivaloir notre quantité et variété d’expériences à l’Espagne de 1936, additionnée de la Commune de 1871, de Kronstadt, de Makhno et des utopies locales du début du XXème Siècle. Pourtant, nous ne parvenions à convaincre que nous-mêmes, à ne gagner que des minorités presque impalpables de par le monde et à perdre par le jeu des âges et des ambitions personnelles une grande partie de nos forces. Ces vingt années de respirations haletantes, je les ai soufflées aux visages de centaines, de milliers, peut-être, de personnes qui souffraient des rapports inégaux, des règles établies, des amendements séculaires ou des volontés patriarcales. Mais ils ne se levaient pas. Jusqu’à ces dernières années, je ne ressentais chez eux que d’infinitésimaux frissonnements, rien de très vivant.

Restaient finalement nos pauvres carcasses de « reduci » jetées à la risée de ceux qui nous avaient quittés sous prétexte de réalisme et de pragmatisme et en tout cas de ceux qui ne nous considéraient que comme des obstacles d’envergure moyenne ou médiocre, des espèces de facteurs incontournables, mais à la limite utiles en ce qu’ils justifiaient à la fois les budgets sécuritaires et la démocratie qui nous tolérait, disait-on, parce que, bonne poire, elle tolère tout, même ce qui la conteste de manière non démocratique, à condition que l’on joue le jeu de la démocratie, ce qui se mordait la queue, certes, mais ne dérangeait presque personne, car comment montrer à mon beau-père, et c’était là la deuxième faiblesse que je ne me pardonnais pas, mon incapacité à convaincre les personnes que j’aimais, que, contrairement aux assertions des journaux, nous n’étions en réalité pas plus libres de contester la démocratie telle qu’elle existait sous le prétexte qu’elle n’existait pas en essence, puisque justement elle nous laissait la contester pour autant que nous ne critiquions pas son essence. Cela me rappelait ces chrétiens qui se targuaient d’être libres parce qu’ils avaient choisi, disaient-ils, de se soumettre à Dieu de la manière qu’ils avaient estimé conforme, mais qui refusaient de considérer que cette soumission consistât en une limite substantielle de leur liberté, comme ces « libres penseurs » britanniques, pour lesquels il n’existait qu’une limite : celle de la foi en Dieu. Comme si la liberté devait s’imposer des limites, perdre son essence pour exister. Par exemple, s’il était impossible de la considérer hors du carcan de la propriété privée, dont la fonction première, avant de donner un droit à quelqu’un, était bien d’en priver tous les autres. J’avais de la considération pour mon beau-père mais je ne pouvais m’empêcher de lui trouver un esprit étroit et incompatible avec un raisonnement logique à plusieurs étages comme il était nécessaire de poser pour expliquer mon point de vue, surtout que la patience n’était pas exactement sa principale vertu et que lorsqu’il commençait à voir qu’il perdait pied, plutôt que de me réclamer des éclaircissements, il me laissait en plan en me disant que mon raisonnement ne tenait pas debout. Il me fallait bien reconnaître que les faiblesses qu’il manifestait étaient le lot de la plupart des personnes que je connaissais en dehors de nos cercles de militants et je constatais qu’il fallait sans doute se situer en dehors du système de pensée établi pour en comprendre les défauts. Mais cela n’est pas suffisant, car, si vous vivez depuis votre naissance hors de ce système de pensée établi, vous n’en saisissez pas plus les défauts que si vous y êtes ; et j’en dois conclure qu’il faut y avoir vécu et en être sorti pour le comprendre effectivement. Toute l’équation réside alors dans la problématique : comment en sortir ? Et par là même, je posais la question : comment en étions-nous sortis ? Et, peut-être plus difficile encore, comment ceux qui se moquaient de nous y étaient retournés ?

Suite ici.

Entretenir l’ennemi, justifier la guerre, affaiblir les amis ou futurs amis, et autres petits effets de stratégie…

Friday, December 20th, 2013

Ne pas toucher à l’Arabie Saoudite, au Qatar, au Bahrein… Jamais… Même dans les médias les plus “honnêtes”, si l’on devait comparer au poids les articles incendiaires consacrés à ces trois régions et à leurs troubles rapports à la démocratie, aux femmes ou au terrorisme du genre Al-Quaida, avec ceux qui touchent aux “grands méchants” du genre Syrie, Iran, Libye (jusqu’il y a peu) ou Irak (jusqu’à la mort du précédent nouvel Hitler), il n’y aurait pas photo.

A tout prendre, l’Arabie Saoudite est un pays de joyeux bédouins qui viennent de temps en temps dépenser des fortunes dans nos casinos tout en achetant les hôtels où ils dorment. Ou l’inverse.

Or, ces figures caricaturales, images d’Epinal, dont on entend rarement parler autrement qu’avec des photos souriantes et des poignées de main exotiques, sont loin d’être des gentils républicains ou des aristos modérés.

Mais on ne scie pas la branche sur laquelle est assis son ennemi. Il pourrait disparaître trop vite.

1941-1943: Arthur Harris, commandant en chef de la flotte de bombardement stratégique de la RAF britannique, lance ses opérations sur l’Allemagne. Bombardements massifs (Area Bombing), avec l’objectif de démoraliser l’Allemagne. Quelles vont être généralement ses cibles? Les noeuds routiers et ferroviaires? Les usines d’acier ou de roulement à bille? Les barrages hydroélectriques?

Non, ou si peu.

En dépit d’une défense aérienne allemande médiocre (Göring était un piètre commandant aérien), qui aurait sans doute permis aux alliés d’arrêter la guerre dès la fin de 1943, s’ils avaient focalisé leurs bombardement sur ces cibles, selon les dires mêmes du ministre de l’armement allemande de l’époque, Albert Speer, ce sont les villes et les usines périphériques qui seront les cibles d’une campagne aérienne dont la stratégie échappait complètement à Speer. Au lieu de frapper les “sources” de l’industrie allemande, les bombardements toucheront les “embouchures”, tout à fait réparables.

Pire: les assauts répétés sur les villes vont ressouder le peuple allemand autour de ses chefs, en qui pourtant leur confiance s’était effritée au cours des derniers mois de 1942 avec l’enlisement du front russe, suivi du débarquement en Italie et de la défection de l’allié latin.

On était sans doute à un pouce d’une révolte ou d’un abandon faute de matériel… Speer admet qu’un bombardement de plus sur les usines de roulement à bille de Schweinfurt aurait stoppé la production d’armes lourdes (tanks, avions, navires, sous-marin), et donc précipité la fin du IIIe Reich. C’est tout le contraire qui arriva: il parvenait à produire tellement de matériel, qu’il n’y avait plus assez d’hommes pour les porter.

Les alliés n’avaient-ils pas compris à quel point leur stratégie correspondait peu aux objectifs avoués?

Ou fallait-il retarder l’affaiblissement de l’ennemi tant que l’on n’était pas prêt à débarquer, de peur que “d’autres” récoltent les lauriers ((Pour rappel, les Alliés occidentaux n’ont rien fait pour accélérer l’avancée de l’Armée Rouge, premiers arrivés à Berlon.))? Faut-il croire ceux qui pensent ques les USA voulaient réduire l’Europe à l’état de dépendant chronique de leur économie?

Ou penser que les stratèges alliés étaient des gros nuls? Ce que pensait manifestement Albert Speer qui voyait en Harris un “excellent partenaire”, puisqu’à lui tout seul il soutenait le morale du peuple allemand.

Est-ce parce qu’ils sont nuls que les Etatsuniens écrasent ou menacent d’écraser tous les Etats qui n’ont précisément aucun lien avec Al-Quaida? Saddam Hussein, Khadafi, l’Iran étaient loin d’être des copains de feu Oussama. Ou ne serait-ce pas parce que Al-Quaida tape bien plus sur les Chiites que sur les Sunnites? Ou est-ce parce qu’il faut se garder en permanence un ennemi crédible sous le coude?… ((A lire: Un article sur le site de Collon et au moins deux livres: Albert Speer, Le journal de Spandau et Joachim Fest, Albert Speer. Le confident de Hitler, parmi d’autres.))