Archive for July, 2011

“L’alibye”: une mauvaise superproduction, une de plus, en attendant la suivante…

Tuesday, July 26th, 2011

J’ai insuffisamment étudié la guerre d’Espagne pour pouvoir l’affirmer comme un historien devrait pouvoir le faire, mais elle reste pour moi un exemple intellectuel d’application dans bien des cas de figures qui occupent le devant de la scène actuelle en matière d’engagement militaire. Les républicains, communistes, anarchistes –et autres, sûrement- qui se lancèrent à l’aide du gouvernement légitime espagnol pour le défendre contre les troupes rebelles d’obédience fasciste ou équivalente, soutenues par les régimes d’extrême-droite, la papauté et le silence radio des relatives démocraties de l’époque, le firent sur base d’une décision volontaire individuelle. Ils auront été motivés, hommes et femmes, par leurs propres convictions, peut-être par leur appartenance à un mouvement ou un parti, en suite d’une campagne de sensibilisation ou un recrutement quelconque, mais personne ne le leur a imposé. Aucun gouvernement, aucune force supérieure, n’a pu les obliger à se rendre en Espagne pour rejoindre les rangs des républicains.

Pas plus d’ailleurs que le moindre “impératif moral” kantien ou cicéronien, d’ailleurs. Et c’est ce qui fait de cet engagement toute sa force, sinon sa beauté (qu’y a-t-il de beau dans une guerre, même menée par les motivations les plus pures?): les individus étrangers qui y prirent part le firent de leur propre chef. D’un autre côté, les Espagnols, sur place, n’avaient pas plus le choix de se retrouver champ de bataille et chair à canon que les Libyens aujourd’hui, ou les Syriens, les Egyptiens, les Irakiens, les Afghans, les Ivoiriens et combien d’autres encore -Palestiniens, Israéliens, Somaliens… La liste est longue de tous ces conflits, révoltes, révolutions, guerres civiles, occupations, qui ouvrent ou ferment nos journaux dans une monotonie qui entraîne chez nous la plupart du temps plus d’indifférence ou de résignation que d’indignation ou de colère, pourtant légitimes.

Des arguments obscurs et occidentalistes

Quand des militants de certaines obédiences tentent de briser un blocus -et l’on aura reconnu le cas israélo-palestinien- ou s’engagent à braver les colères des seigneurs de guerre pour aider une population touchée par la famine -comme en Somalie-, ils le font, pour de bonnes ou de mauvaises raisons selon le jugement des uns et des autres, mais ils le font sur base individuelle, en fonction de choix souvent courageux, mais en tout cas libres, pour autant que cet adjectif puisse signifier quelque chose.

Lorsque le Monde Diplomatique de juillet 2011 publie le témoignage d’Ibrahim Al-Koni, lequel nous fait part en réalité d’un de ses amis libyens (tout comme lui), exilé en Tunisie, anonyme, qui, après bien des hésitations, après avoir d’abord aidé les blessés qui quittaient son pays d’origine, décida que son devoir était de rejoindre la révolte contre le régime de Khadafi, le fit et disparut, lorsque le Monde Diplomatique nous présente ce témoignage tout brut, il oublie de le commenter. Car, comment l’interpréter? Le message d’Ibrahim Al-Koni est-il de nous faire part de ses propres hésitations à s’engager jusqu’à ce point dans la révolte? Le fera-t-il jamais? Dès lors, nous invite-t-il à la prudence ? Ou bien nous incite-t-il à approuver l’intervention des forces de l’Otan dans son propre pays? Pour ma part, et dans l’absence de plus de détails ((Qui sait si ce héros n’est pas en fait un infâme opportuniste ? On peut raisonnablement penser que non, mais ni Serge Halimi, rédacteur en chef du Monde Diplomatique, ni moi, ni la toute grande majorité des lecteurs de l’un des meilleurs journaux de langue française, ne peuvent connaître les motivations, ni le passé d’un inconnu, aussi honorable puisse être son garant.)), je salue ici la décision prise par un individu qui estime de son devoir d’intervenir physiquement, en son nom propre, réellement, dans un conflit qui le concerne au premier chef, lui et sans doute une grande partie de ce qu’il aime. Et même s’il ne le concernait pas, son geste rappelle, au fond, à bien des égards, celui des Brigadistes –je veux dire, ceux d’Espagne, ceux de 1936, même si comparaison, en histoire, jamais n’est raison.

Mais il y a un mais.

Les arguments d’Ibrahim Al-Koni –dont la thèse reste donc obscure- sont émaillés de citations qui ne laissent pas d’étonner -sa culture d’origine y transparaît à peine-: Cicéron, Kant et un certain Henri Frédéric Amiel, desquels il tire des principes d’exigences morales, de devoir et même de bonheur dans la mort. Rapidement, il cite aussi Platon et Rousseau, l’un pour évoquer celui que d’être avec un ami, l’autre qui en appelle à la fin de l’histoire avec la disparition des tyrans, des guerres et des conspirateurs –comment ne pas les approuver ? On pourrait cependant trouver chez Platon bien d’autres exemples d’impératifs moraux, liés au devoir envers la cité, et, si étrangement notre auteur le cite ici dans une dimension plus intimiste –et concernant un passage de son œuvre dont je ne me souviens pas et que je ne saurais situer, Ibrahim Al-Koni ne l’ayant pas précisé-, le Prince des Philosophes est bien dans la lignée des éthérés idéalisants qui plaçaient la vie humaine et l’individu bien en dessous –tant qu’il ne s’agissait pas de la vie des philosophes, bien entendu, Socrate s’étant sacrifié pour toute la caste ((Ils sont rares les philosophes de la transcendance qui puissent prétendre au statut de martyr ; Sénèque fut plus la victime de ses intérêts particuliers, Giordano Bruno était devenu un charnel, et qui d’autre ?))- des intérêts supérieurs de ce qu’on appellerait plus tard la nation.

Car beaucoup de ces arguments, dans un ton larmoyant, douçâtre, presque romantique, fleurent bon le patriotisme et les exigences de l’éducation formelle, évoquent sans aucun doute les appels martiaux qui précédèrent, provoquèrent et suivirent la déclaration de guerre de 1914, tout comme de nombreux cas de guerre de manière générale. Ces impératifs moraux, occidentaux et occidentalistes, souvent baignés d’idéaux transcendants, inexpliqués, supérieurs et, pour le moins, discutables si nous gardons la tête froide, sont ceux qui traversent l’histoire des guerres depuis le réveil des nations –et qu’on retrouve plus loin dans le passé à quelques occasions lorsque les armées ne sont pas professionnelles, comme lors des croisades des pauvres, par exemple, mais aussi dans les discours d’exhortations des généraux et des rois en prologue au carnage, justifiant le prétendu péché mortel du meurtre de son prochain anticipativement.

Justes causes et libertés

Si la guerre d’Espagne, la Commune de Paris, Kronstadt, la Makhnovchtchina, et quelques autres exemples résonnent en moi comme autant de défaites, il s’agit aussi des cas trop rares où les troupes qui y furent défaites ((Les victoires militaires émancipatrices, il faut le dire, sont assez rares. Même dans le cas de la révolution mexicaine zapatiste, le résultat est largement discutable, par exemple. Le cas cubain est hautement subjectif, encore qu’il ait une bonne part de ma sympathie, mais là aussi nous avons affaire à un cas bien discutable.)), et surtout traitant des étrangers venus les soutenir -en vain-, avaient la légitimité du choix personnel, individuel, libre -sans doute pas toujours, mais suffisamment souvent pour les démarquer des cas trop nombreux où une entité supérieure décidait pour les troufions envoyés au casse-pipe.

Car, même si dans le cas de la Libye les forces de l’Otan sont suffisamment prudentes -certains diraient lâches- pour éviter de s’exposer aux tirs ennemis, il faut reconnaître que dans la plupart des cas de guerres “justes” initiées ou prises en marche par les forces occidentales un peu partout dans le monde -et l’on peut remonter loin dans le temps, reprendre les cas des guerres coloniales, de l’intervention des « démocraties » en faveur des Tsars en Russie à partir de la fin de la guerre de 14-18, du soutien difficilement explicable de contingents français et belges au Mexique pour soutenir un Empereur européen, et combien d’autres encore-, c’est le roi, le prince, l’Etat qui décide pour les piétons où ils se doivent de poser leurs cantinières et bivouaquer en attendant de se prendre une embuscade sur la tête.

Je ne suis malheureusement pas enclin à pleurer avec les familles lorsque j’entends que tel nombre de soldats professionnels français, belges ou hollandais perdent la vie dans des conflits lointains, parce que je suis encore dans la logique primaire qui prétend que si ces soldats sont des professionnels, la mort fait partie de leur travail, aussi horrible que cela puisse paraître. Je déplore, sincèrement, ces morts, presque autant que je déplore celles de tous les autres combattants, méchants islamistes compris, mais bien moins que toutes celles des civils et des résistants aux régimes envahisseurs -Otan compris- qui, eux, n’ont décidément pas la possibilité de choisir la paix et la tranquillité, comme j’ai moi l’occasion de le faire ((Ou plutôt que je n’ai même pas à devoir le faire, même si, une fois ceci proclamé, quelque part, ayant pris conscience de ma situation, je fais le choix de ne prendre part –temporairement ?- à aucun conflit.)), assis que je suis en ce moment dans un train entre Bruxelles et Paris, pratiquement assuré de mourir dans mon lit ou, au pire, dans un accident quelconque, mais de toute façon avec une espérance de vie remarquable à l’échelle de l’histoire du monde et dans des conditions qui, si elles empirent en ce moment, n’ont jamais été égalées de mémoire d’archéologue. Comme le service militaire a disparu dans les pays que je côtoie le plus -à l’exception du Brésil, dont il serait intéressant de parler aussi-, il devient difficile d’évoquer le sort des troufions qu’on envoie au front à quelques semaines de la quille –il n’y en a plus.

Restent les décideurs politiques, les lobbys dans tous les sens, les intérêts privés et les intérêts d’état qui motivent les mouvements des troupes, des porte-avions et des lance-missiles un peu partout sur la surface encore bleue de notre planète. Je ne comprends toujours pas comment les soit-disantes démocraties peuvent encore autant être peuplées d’hommes et de femmes qui réagissent aussi peu à toutes les déclarations de guerre qu’ils et elles connaissent tout au long de leurs vies. Si Jean, Simon, Lucette ou Redouan décide de rejoindre les rangs de telle ou telle faction, armé de sa pétoire, la fleur au canon, les deux pieds dans ses godillots, en son nom, pour l’honneur, pour la gloire, pour le pognon ou pour sauver des vies, le tout en pleine conscience ou en pleine illusion, aucun gouvernement ne devrait être autorisé à l’en empêcher, pas plus qu’il ne devrait être autorisé à envoyer Georges, Rebecca, Momo ou Camille servir de cible dans les régions les plus invraisemblables.

Qu’on ne s’y trompe pas: je ne suis pas un pacifiste rabique (sic, avec un seul b): il existe de nombreuses causes devenues militaires que j’estime légitimes -souvent après-coup, car nous sommes si mal informés en réalité, même si nous sommes parfois trop informés-, mais j’en estime au moins dix fois plus qui ne le sont pas du tout, même si de nouveau cela n’apparaît clairement qu’aux yeux de l’histoire, un, deux, cinq, dix ou cinquante ans plus tard. Si je crains, sans pouvoir l’affirmer, que beaucoup d’individus sincères se sont lancés et se lancent encore dans un conflit sans en connaître suffisamment tous les tenants et aboutissants, je reconnais que ces individus exercent au moins un droit tout à fait légitime et élémentaire dans notre monde complexe et confus.

La guerre en Libye, en tant qu’individu, ne me montre pas clairement où se trouve le camp des populations opprimées. Si je n’ai aucune sympathie pour Khadafi et que sa disparition me laisserait au mieux froid, je ne suis pas convaincu qu’une rébellion menée par d’anciens dignitaires de son gouvernement, encouragée par une organisation internationale qui ne brille pas par son humanisme -l’Otan, si elle n’avait pas été reconnue-, mérite notre soutien ou notre indulgence quand on apprend les crimes qu’elle a contribué à perpétrer. Certes, tous les hommes et toutes les femmes qui subissent une tyrannie méritent notre soutien, notre sympathie et, au cas par cas, notre aide, mais cette aide doit être spontanée, venir des individus, n’impliquer qu’eux-mêmes et exclure par nature toute intervention émanant d’un organisme supérieur, qu’il soit national ou international.

Aussi, je ne pourrais que reconnaître le courage de qui déciderait demain de se jeter dans l’inconnu d’une bataille –quand bien même je ne serais pas sûr de le ou la comprendre-, mais je me refuse à concéder le droit ou la légitimité, jamais, à un corps législatif ou exécutif d’envoyer un corps de jeunes gens à leur place, au nom de quelque intérêt que ce soit, fût-ce de celui des droits de l’homme.

 

Dans dix mille ans, qui se souviendra de Mozart?

Thursday, July 21st, 2011

Les Bouddhas d’Afghanistan, explosés par un régime qualifié de médiéval ((Au passage, ce n’est pas sympa pour le Moyen-Âge.));

Les sites archéologiques babyloniens effacés par l’armée étatsunienne;

Les musées du Caire dévalisés, pillés au cours du printemps arabe;

Et maintenant Leptis Magna, ville antique, bombardée par l’Otan… ((http://blog.ilmanifesto.it/arte/2011/06/20/leptis-magna-e-le-bombe-che-la-polverizzano/))

On pourrait difficilement éviter de parler des innombrables villes détruites par le passage des armées, les bombardements, les guerres de tranchée au cours des siècles passés, effaçant nombre de traces importantes du passé dans le même temps.

Certes, en tant qu’historien, je trouve cela triste et désolant, mais cette émotion ne peut éluder deux aspects importants de ces événements.

D’une part, il est toujours plus important de considérer les pertes humaines, les désastres personnels, que de se concentrer sur des reliques de périodes éteintes. Même s’il est pénible de voir disparaître des éléments du “patrimoine culturel” mondial, il est bien plus terrifiant de constater la difficulté à maintenir l’attention du grand public sur les effets de la guerre concernant les victimes civiles.

D’autre part, si des ruines disparaissent, si des artefacts plusieurs fois millénaires sont réduits à rien, volés, confisqués par de richissimes et condamnables collectionneurs, il ne faut pas oublier que toutes ces choses sont vouées à moyen ou à long terme à l’oubli. Tout d’abord à la sélection qui se fera fatalement au cours des siècles à venir, déterminant les lieux qui devront se mettre à nouveau au service de l’homme en dépit de ce qu’ils contiennent de traces anciennes. Qu’on ne s’en offusque pas: ce choix est déjà une réalité tous les jours que les archéologues ou les historiens ont fait ou font. En archéologie, les immeubles, les trains, les aéroports, l’industrie, que sais-je, imposent souvent des fouilles d’urgence qui précèdent la destruction de sites de découvertes parfois très intéressants. Par ailleurs, les choix archéologiques imposent parfois eux-mêmes des sacrifices (qui ne sont pas toujours considérés comme tels au moment même). Ainsi, Schliemann n’a-t-il pas hésité à effacer toutes traces des villes qui surplombaient la Troie de la légende homérique, qui seule l’intéressait. Combien de repères du passé les scientifiques eux-mêmes n’ont-ils pas détruits plus ou moins consciemment? Difficile de leur en faire grief, puisque c’est à eux que l’on doit ce que l’on en sait, finalement.

Mais il y a plus fondamental, quand on veut bien se rappeler que le temps écoulé entre les premières pyramides et l’ère chrétienne représente plus d’un tiers de plus que celui qui s’est écoulé depuis. Considérons ce que l’on a retenu de cette époque, et pas seulement en terme de civilisations, mais de toute l’humanité d’alors. On pourrait probablement taper un recueil plus mince que n’importe quel bottin départemental français de tous les noms connus de la haute antiquité, disons, avant l’an mille avant l’autre ahuri -qui sait s’il a vraiment existé, celui-là, d’ailleurs-, et nous n’avons pour la plupart de ces noms guère plus de renseignements qu’une idée de leurs professions, de leur origine et, éventuellement, du siècle où ils ont vécu.

Pourtant, il devait y avoir de grands artistes parmi eux, des gens éclairés, des savants, des gens de bien, aussi, femmes et hommes…

Du boulot pour les mormons en perspective.

Quand on soupçonne que nous n’avons conservé sans doute de la littérature romaine qu’une fraction difficilement quantifiable (peut-être un dixième de son ensemble), peu de chose de sa sculpture, de son imagerie, de ses arts plastiques, et pratiquement rien de sa musique ou de sa peinture, que l’on compte encore. Que dire des populations vaincues par les Romains? Et plus près de nous par les vaincus des colons européens à l’échelle de la planète, et dont les anthropologues, les archéologues, s’échinent à reconstituer des morceaux d’histoire.

Il existe encore des doutes sur l’endroit où aurait été enterré Mozart. Qui se souviendra de lui dans dix mille ans?

 

 

L’oeuvre, indissociable de l’auteur

Tuesday, July 19th, 2011

“Je tiens pour ma part que la philosophie procède du corps d’un philosophe qui tâche de sauver sa peau et prétend à l’universel alors qu’il se contente de mettre au point un dispositif subjectif, une stratégie qui s’apparente à la sotériologie des Anciens. Lire et comprendre un philosophe, une philosophie, suppose une psychanalyse existentielle pour mettre en relation la vie et l’oeuvre, le corps qui pense et le produit de la pensée, la biographie et l’écriture, la construction de soi et l’édification d’une vision du monde. (…)

“Je tiens pour une méthode de lecture et d’investigation qui allie dans un même corpus l’oeuvre complète publiée du vivant de l’auteur, ses correspondances, ses biographies et tous les témoignages concernant cette architecture singulière. (…)” ((M. ONFRAY, Manifeste hédoniste, éd. Autrement, Paris, 2011, p. 11-12.))

 

On ne peut pas distinguer l’oeuvre de son auteur. Que l’on soit touché par l’esthétique d’un travail particulier, peinture, sculpture, musique ou écriture, ne change rien à ce que notre jugement définitif, même subjectif, même susceptible d’évolution, ne peut faire l’économie des intentions de l’artiste ou du philosophe, ni de son bagage, de sa culture, voire de ses crimes.

Dans le même registre d’idée, et je pense que cela rejoint la réflexion d’Onfray à laquelle j’adhère pleinement ici, un spectateur, un observateur, un visiteur, ne peut contempler un tableau, suivre une pièce de théâtre ou écouter un opéra sans se préoccuper des commanditaires, on dirait aujourd’hui des producteurs.

L’intention de l’oeuvre, si elle ne prime pas sur l’oeuvre elle-même, ne s’en détache jamais, et l’oeuvre ne s’émancipe jamais de ce qui l’a motivée, quoi qu’on en dise, quoi qu’il arrive. Si l’histoire de l’art perd la trace de cette intention, de cette motivation, l’oeuvre y reste attachée, et il est de notre devoir de nous en souvenir, et de tenter de les découvrir ou redécouvrir.

Difficile d’oublier le rôle de Céline au cours de la 2e guerre mondiale. Même en imaginant qu’il serait mort au lendemain de l’édition de “Mort à crédit”, son travail y reste attaché. Et s’il était mort avant? Question piquante.

Rimbaud-poète doit-il être distingué de Rimbaud-trafiquant d’armes ((Certains voulaient lui coller l’étiquette de négrier, mais l’histoire indique que cette accusation est plus que probablement fausse.))? Pas évident, même si le poète a de fait disparu vers 21 ou 22 ans et que le trafiquant n’apparaît qu’une dizaine d’années plus tard.

Moins évident encore: lorsque Mozart et son esprit libertin et libéré se mettent au service d’un empereur, fût-il éclairé, tel que Joseph II, comment devons-nous l’accepter? L’histoire a largement consacré Mozart, encense vie et oeuvre, sans doute avec raison, mais il était au service d’un dictateur tout-puissant, qui fit notamment la guerre aux rebelles des Etats Belgiques Unis, agit en despote, ne supportant guère la contradiction, calculant non en fonction du bonheur du peuple, mais de la seule raison d’Etat. L’oeuvre de Mozart n’en serait-elle pas entâchée?

L’indépendance de l’artiste, de l’auteur, sa liberté sont importants, tout autant que son intégrité.

Question subsidiaire: comment reconnaître un artiste d’un artisan -cela dit en passant sans vouloir aucunement dévaloriser le travail de l’artisan-, l’écrivain du publiciste, le poète du rimeur, le peintre du reproducteur, le cinéaste du technicien…