L’essentiel est dit
(hommage à George A. Romero -publié par “Les petits tirages” en Belgique-2007)
Quelques heures après le coup de feu, les policiers étaient partis. Ils avaient interrogé tout le monde sur place, convoqué deux ou trois voisins pour éclaircir certains points et avaient quitté les lieux. Ma soeur a fermé la porte derrière eux et s’est remise à pleurer. J’aurais aimé trouver les mots nécessaires pour la consoler, mais finalement je n’ai pas osé m’approcher d’elle.
Puis, elle a rangé quelques affaires et elle est partie à son tour. Elle devait encore passer voir maman à l’hôpital avant de rentrer chez elle. L’enterrement n’aurait lieu que le lendemain de l’autopsie Entre-temps, elle irait sans doute travailler.
Je ne me sentais pas d’aller voir maman, ni assister à la cérémonie. Ca fait longtemps, de toute façon, que la plupart des gens qui s’y retrouveraient se fichaient complètement de moi. Ca m’embêtait juste pour maman, mais, après tout, ma soeur serait là pour deux -elle l’avait souvent été -et moi trop rarement.
Pendant plusieurs semaines, je suis encore resté dans cette maison que je possédais avec elle. Mais elle finirait par vouloir la vendre parce qu’elle ne pouvait pas la tenir seule. Et je ne voulais pas lui être un poids dans cette décision. Je me suis mis à réfléchir aux endroits où j’irais. Ce n’était pas facile. La situation était nouvelle pour moi.
J’évitais les voisins, avec qui je m’étais disputé ces dernières semaines. Pourquoi alimenter ces histoires qui avaient bouleversé tout le village? Entre mes moments d’absence, je me souvenais que j’avais espéré longtemps trouver parmi eux ce que j’avais vainement cherché à Bruxelles. En réalité, mes réflexions, vaguement débattues en ville, étaient considérées ici comme des attaques directes et agressives contre leur mode de vie. Je n’avais cependant jamais pris leurs menaces au tragique. J’espérais maintenant que ce qui était arrivé allait calmer un peu tout le monde.
Je ne rencontrais presque plus personne. Les rares villageois que je croisais en rue ne me saluaient pas et je ne me rappelais plus leurs noms. Et puis, je passais la plus grande partie de mon temps le dos contre un mur du jardin, le cul sur un banc, avec un demi-verre de vin que je mettais des heures à terminer. Je regardais le soleil égrener sa course dans le ciel et chauffer le dos des chats qui venaient dormir sur les dalles. Je savais que tout cela ne pouvait pas durer, mais j’étais incapable de réfléchir véritablement à une solution. J’aurais voulu en parler avec ma soeur qui était sans doute la seule personne qui aurait pu m’aider. Mais elle avait sa vie à reconstruire et je ne me sentais plus le droit d’y interférer.
A la première pluie, quelque chose a semblé se déclencher dans ce qu’il me restait d’esprit. L’instinct ou autre chose approchant allait probablement me guider. Du moins est-ce ce que je me suis dit.
J’ai évité de me faire remarquer en payant soigneusement ma place dans le train et je suis descendu à la première station bruxelloise.
Quand j’ai croisé Bertrand dans la rue, j’ai eu la nette impression que je le reconnaissais. J’aimais beaucoup sa casquette grise délavée sans distinction. Je lui ai souri et je crois qu’il a fait de même -ce n’était pas évident; il avait perdu l’essentiel de ses paupières, les chairs de son nez avaient disparu et ses lèvres étaient largement mangées par je ne sais trop quelle bactérie.
Il m’a invité à me joindre à lui. Il retournait pour la soirée à la maison que lui et d’autres occupaient dans un quartier de banlieue, calme, bourgeois. Ils évitaient d’y attirer l’attention afin que personne ne s’inquiète de leur présence.
On mettait bien une heure et demie pour marcher jusque là depuis le centre. Mais qui nous attendait?
La plupart des occupants se contentaient de me saluer et ne s’inquiétaient pas de connaître mon nom. A dire vrai, à part celui de Bertrand, je n’ai su retenir que celui d’un de ses amis -et encore aujourd’hui l’ai-je oublié.
Chacun semblait y avoir sa place, mais celle-ci pouvait varier d’un jour sur l’autre. Ce qui n’avait guère d’importance, puisque les affaires personnelles étaient rares et interchangeables. Moi-même, je n’avais emmené qu’une paire de sous-vêtements de rechange qui a disparu assez vite, un cahier de notes et deux bouteilles de vin que nous avons mis deux semaines à terminer.
Bertrand m’a trouvé une planche sèche, un drap pas trop sale, une couverture et je suis resté avec eux pendant quelques semaines. Le plus souvent, d’ailleurs, je passais mon temps avec lui. Je ne sais pas trop pourquoi. Il me plaisait, je suppose. Lui et son ami déambulaient dans la ville à la recherche des places et des personnes qu’ils avaient aimées pour ranimer l’intérêt qu’ils leur portaient. Et, chaque fois, ils en revenaient rafraîchis, mais sans avoir réellement retrouvé la raison exacte de leur affection passée. Ils n’allaient jamais revoir la même personne ni le même lieu. Une tentative leur suffisait. Ou bien leurs souvenirs s’estompaient-ils?
Dans la maison, quand j’y restais -rarement-, les jours s’écoulaient lentement. Parmi les habitants, on trouvait quelques enfants, beaucoup d’adolescents comme Bertrand et son ami, des adultes -mais à part moi ceux-ci étaient d’anciens clochards et restaient généralement cloués dans une pièce ou l’autre pendant quelques jours ou un peu peu plus -et puis ils disparaissaient et on ne les revoyait plus. Un autre adulte les remplaçait et on s’en apercavait à peine. Je les confondais quelques fois et il est heureux que nous n’avions plus le coeur de nous disputer pour des quiproquo, car j’en ai créé involontairement beaucoup.
Une petite fille est arrivée peu après moi. La pauvre avait le dos tout tordu et marchait
bizarrement. Bertrand et moi l’avions trouvée près d’une station de tram. Un camion avait embouti une voiture qui s’était encastrée dans un wagon. La voiture avait pris feu et la police finissait de ramasser les restes calcinés du petit être humain qui n’avait pu sortir à temps, contrairement à son père. Elle regardait avec la foule les derniers gestes de précaution des pompiers quand elle nous a aperçus de l’autre côté du cordon de sécurité. Nous l’avons rejointe.
-Ce n’est pas que j’ai mal, nous a-t-elle dit, mais, quand même, cette “pliure” dans le dos, c’est ennuyeux pour marcher. Enfin, vous n’êtes pas mal non plus, vous deux.
J’ai souri et Bertrand aussi, je crois.
Elle nous a accompagnés jusqu’à la maison où nous lui avons trouvé une place près de la chaudière en panne. Elle a murmuré en souriant que l’absence de bruit lui faisait penser à la ligne de chemin de fer désaffectée derrière chez ses parents. Bertrand a répondu après un moment de silence qu’elle s’entendrait bien avec nous.
Moi aussi, je me sentais bien avec eux. Parfois, il me restait cette vieille soif, cette envie de tenter quelque chose avec les autres, mais la sérénité de Bertrand me l’enlevait aussitôt. Que pouvais-je espérer encore de ce monde inconstant, véhément et immédiat?
Nous n’avions que peu de contacts avec l’extérieur. Par je ne sais quel miracle, l’eau n’était pas coupée. Nous n’avions guère besoin de lumière et, lorsqu’il faisait plus froid, on brûlait des débris trouvés à gauche et à droite au cours de nos pérégrinations plus nocturnes que diurnes. La police, ni la commune ne se souciaient de nous. C’était un peu comme si nous n’existions tout simplement pas.
J’étais bien le seul à varier mon ordinaire de temps à autre. Je ramenais de chez ma mère une bouteille de vin ou une boîte de fruits au sirop, mais rarement les adultes et jamais les plus jeunes n’acceptaient de les partager avec moi. Peu à peu, j’ai oublié de le leur proposer. Et généralement, je buvais mon verre en écoutant nos babillages autour du feu. Puis, l’un après l’autre, nous allions nous coucher, nous quittions la maison ou nous y faisions quelques minutes de nettoyage.
Un jour, nous nous promenions sur une voie assez rapide qui menait vers le centre de la ville. Quelqu’un avait eu l’idée saugrenue d’installer un snack sur une aire de stationnement. Bertrand, son ami et moi nous sommes approchés. Une voiture de sport décapotable était à l’arrêt, le moteur suspendu au vouloir du conducteur qui attendait son cornet de frites. Derrière la vitre, un homme encore jeune faisait sauter les allumettes de pommes de terre graisseuses.
-Regarde qui est là, a dit son ami à Bertrand.
-Ca alors. Eh! Monsieur! Vous avez arrêté l’enseignement pour vendre des frites?
L’homme a cligné des yeux dans la direction des deux garçons. Moi, je faisais le tour de l’engin vibrillonnant inutilement. Son propriétaire a sursauté en se retournant avec son paquet.
-Bertrand? C’est vous? a demandé l’homme dans sa cahute. Je vous croyais morts, tous les deux.
-Hm! a fait Bertrand. On peut en avoir une?
Et, sans attendre de réponse, ils prenaient chacun une frite dans le cornet du conducteur bien mis qui n’osait pas prononcer un mot.
Je voyais la frite de l’ami de Bertrand se transformer en purée dans sa gorge un peu arrachée, déjà presque translucide.
-Vous en voulez un paquet, les enfants?
-Non, merci, m’sieur. Une, ça suffit. Ca fait longtemps que vous avez arrêté l’école? lui a encore demandé Bertrand.
-Quelques mois… J’en avais assez… Mon ami m’a proposé de partager ce boulot et de nous faire un peu d’argent en attendant de quitter le pays…
-Il faudra venir nous voir avant de partir, m’sieur, a encore ajouté Bertrand avec entrain.
Et il lui a donné notre adresse.
Son ami s’est approché de la voiture et a sauté dedans.
“Waah! Ca doit aller vite, cet engin, hein, m’sieur?”
L’homme avait lâché son cornet. Il a tendu le bras timidement pour prendre la clé. Une fois le contact coupé, il s’est éloigné en disant:
“Oui, oui, je vous la laisse un moment. Ne l’abîmez pas, hein?”
Et il est parti en reculant et en évitant de nous regarder.
Je crois que j’avais surtout peur du froid qui allait arriver. Non pas qu’il nous manaçât véritablement -que pouvait-il nous faire? Mais je voulais me trouver un lieu où le besoin de chaleur de l’homme était comblé. Alors, un jour, j’ai quitté Bertrand et j’ai pris le train vers le Sud. Je me suis souvenu d’une amie de ma soeur que je n’avais jamais rencontrée et qui m’avait proposé de venir en Toscane la voir. Avant, nous communiquions de temps en temps par internet, puis je pense qu’elle et ma soeur s’étaient perdues de vue depuis qu’elle était rentrée en Belgique.
Je ne me rappelle plus trop bien ce qui m’a retenu toutes ces années d’accepter son invitation. Etait-ce la paresse, ma profonde antipathie pour l’avion ou simplement le manque de motivation générale? Je prétextais surtout les deux premières auprès d’elle à l’époque.
Et un jour de novembre -il faisait encore magnifique près du Lac Trasimène-, je composais son numéro depuis la gare. Elle était surprise, mais ravie de m’entendre. Elle m’a demandé de l’excuser, mais elle ne pouvait pas venir me chercher: une attaque l’avait rendue aveugle quelques années auparavant.
Je me suis donc débrouillé pour trouver la maison avec le peu d’italien que ma pauvre tête avait retenu. La bicoque était perchée sur le flanc d’une colline, plutôt dans la campagne que dans la banlieue de la ville.
Je n’ai pas eu à expliquer le teint bleu-blanc qui m’accablait désormais, ni pourquoi je mangeais si peu. Je me réjouissais de pouvoir m’occuper d’elle et de respirer l’odeur de ce que je lui préparais en y touchant à peine moi-même. Deux fois par semaine, une infirmière venait voir les progrès de sa maladie et une autre fois, une jeune femme faisait quelques courses pour elle et nettoyait les pièces principales. Je n’avais pas le coeur de lui dire que je pouvais le faire et je me retirais dans les bois ces quelques matinées-là.
Les autres jours, nous étions seuls, avec la radio et parfois un coup de téléphone de sa famille. Je lui disais que j’utilisais son ordinateur pour écrire à la mienne, mais ce n’était pas vrai: je me contentais de mettre la machine sous tension et l’éteignais dès que possible.
Elle passait ses journées à écouter des enregistrements envoyés par des éditeurs et qu’elle retranscrivait avec une machine à écrire en braille. Quand elle avait terminé un paquet, elle le remettait à l’employé des postes pour retour à l’envoyeur. Quelques jours plus tard arrivait la confirmation de son paiement. Elle me trouvait un peu maigre, lorsque ses doigts s’attardaient sur mon visage; elle me disait qu’elle ne m’avait pas imaginé si creusé, si décharné. Et c’était tout. Je me suis demandé quelques temps si ma présence et ma conversation -tournée sur les couleurs, les images, les sons, les animaux, les plantes, leurs formes, les lignes des collines alentour- ne lui pesaient pas un peu. Mais lorsqu’elle m’a pris dans ses bras et m’a serré contre elle en pleurant et en me félicitant pour mon italien, j’ai compris qu’elle en avait sans doute besoin. Nous avons fait l’amour du mieux que j’ai pu -le plus doucement possible pour éviter que je me blesse. Cela lui suffisait heureusement. Du moins, pendant ces quelques temps. Vers la fin de l’année -le froid commençait à nous réduire le soir près de la cheminée ou du poële à bois-, elle m’a annoncé qu’elle allait rejoindre sa famille en Calabre, pour s’y faire soigner. Elle m’a demandé si je voulais l’accompagner. J’ai longuement attendu avant de répondre -je l’admets, c’était pour lui faire croire que j’hésitais- et je lui ai dit que je préférais plutôt l’attendre ici avec les chats et entretenir la maison. J’ai bien compris qu’elle en était un peu soulagée. Elle a téléphoné à son infirmière et à sa femme de ménage pour leur faire savoir qu’il ne fallait pas venir pendant quelques mois, elle a appelé un taxi, m’a embrassé en me recommandant de manger un peu, et elle est partie.
Quelques fois, elle me prévenait que des amis allaient arriver. Je laissais un mot sur la porte pour les draps, la cuisine, l’eau chaude et les autres détails, et j’allais me réfugier avec un morceau de fromage et une bouteille de vin dans un vieux grenier. Les amis venaient, restaient quelques jours et repartaient en laissant quelque désordre que je faisais disparaître.
L’hiver est rude sur ces collines assez hautes. J’entretiens le feu, je rentre du bois que j’ai coupé les jours où j’en ai le courage. Les chats me tournent un peu autour, mais ils ne restent jamais trop près de moi et je ne peux pas souvent sentir la chaleur et la douceur de leurs corps. Quelques fois, elle me manque. Ou ma soeur, aussi, souvent. Et ma mère qui a dû m’oublier dans sa lente agonie -pauvre maman…
Et puis je me surprends à écrire à nouveau. En buvant un verre de vin ou une tasse de café que j’ai chauffé sur le poële. Je me fais aussi de la polenta de seigle dont j’ai trouvé un sac dans un grenier. Quelques fois -pas souvent- j’allume encore la radio. Généralement, le soir, je reste assis dans le noir ou à la lueur de la cheminée. Je reprends même goût au sommeil -lorsque j’ai pu lire et comprendre un poème en italien qui m’a plu ou que j’ai fredonné un air sur une des partitions abandonnées près d’une vieille guitare.
Je me demande si je pourrai encore lui offrir le sel de ma présence, ou si…