Brésil, un petit état des lieux en cette fin d’année 2017


Non, ce n’est pas un vampire pris à la lumière du jour, mais l’actuel président du Brésil, Michel Temer. ((Source: le blog de Sakamoto, un excellent bloggueur, journaliste critique de gauche.))

Imaginons qu’un acteur de films pornographiques vienne un jour dans un programme de variété quelconque expliquer qu’il a profité d’un bon moment dans les coulisses pour avoir une relation sexuelle avec une chanteuse ivre qui ne se rendait compte de rien… Rires sur le plateau et, peu après, l’acteur est invité par un ministre pour une franche discussion sur d’autres sujets…

Scénario complètement fou? Délire d’auteur de séries sans intérêt? C’est pourtant exactement le fil d’un fait réel au Brésil, même si j’ai changé la profession de la chanteuse; la victime était une prêtresse de Candomblé ((Une religion syncrétiste moyennement importante, mais culturellement appréciée au Brésil.)) en état de transe lors d’un rite religieux, et non une chanteuse rencontrée dans les coulisses de l’émission.

Qu’importe: tout le reste est exactement tel que je viens de le raconter: le ministre de l’éducation du gouvernement de Michel Temer, Mendonça Filho a reçu l’acteur qui s’était vanté de ses exploits, pourtant criminels, à la télévision, ce qui est également, en droit brésilien, un crime.


A gauche, Alexandre Frota, en compagnie, au centre, du ministre de l’éducation Mendonça Filho à qui il a “pu donner des idées pour le pays qu’il aime”. Cliquer sur la photo pour agrandir.

L’ancienne ministre des droits des femmes sous le gouvernement de la présidente Dilma Rousseff a désavoué publiquement à la fois l’acteur et le ministre, qualifié l’attitude de Frota d’apologie du viol et a été condamnée à verser à ce dernier 10.000 R$ au titre de dommage moral. Il semble qu’abuser d’une femme qui n’est pas en état d’approuver ou de refuser un acte sexuel ne soit plus un viol au Brésil.

Aux dernières nouvelles, la décision vient d’être inversée en appel. Pour autant, la culture machiste du viol, admise par les mâles blancs descendant des esclavagistes (Le Candomblé est d’ailleurs culturellement très attaché aux esclaves arrivés sur le sol brésilien) a de beaux jours devant elle. Cet épisode, qui est loin d’être un accident isolé, illustre la pente glissante sur laquelle se trouve le Brésil depuis la chute de Dilma Rousseff, dite Dilma, et de son prédécesseur Luis Ignacio da Silva, dit Lula. Non pas que la situation était idéale, entre 2002 et 2016, mais les gouvernements d’alliance travailliste étaient parvenus à inverser quelque peu la tendance générale de l’impunité des riches et de la punition des pauvres au Brésil.

J’étais un opposant du gouvernement, lorsque je vivais au Brésil (entre 2007 et 2011), mais pour les raisons diamétralement opposées à celles des hommes blancs et riches qui les ont renversés -car, désormais, avec la condamnation en première instance de l’ancien président Lula, ce n’est plus seulement Dilma qui a été renversée, mais aussi le favori annoncé des prochaines élections, en 2018, si jamais elles ont lieu, qui ne pourra s’y présenter. J’étais un opposant car j’estimais que le gouvernement brésilien avait une occasion en or d’en faire beaucoup plus pour les pauvres, les noirs, les indiens, les femmes, bref toutes les minorités. Fatigue du compromis de ma part, sans aucun doute. Le fait est que Lula et Dilma gouvernaient en collaboration avec des partis conservateurs dont ils ne parvenaient pas à se dépêtrer. Ce sont ces partis qui se sont ensuite débarrassés de Dilma l’an dernier et qui tentent d’emprisonner maintenant Lula.

Les manifestations jaunes et vertes peuplées de blancs bien éduqués qui désiraient ne plus devoir payer les cotisations sociales de leurs employés domestiques (2015-2016) (Rovena Rosa/Agência Brasil). Cliquer sur la photo pour agrandir.

Les responsables du coup d’État parlementaire de l’an dernier sont globalement liés à cette caste bien (peu) pensante, grand bourgeoise, qui ne représentent et ne servent qu’eux-mêmes et leurs petits cercles d’amis: les énormes exploitants agricoles, les hyperaffairistes ((Qui ne gagnent de l’argent qu’en grande partie grâce à des politiques monétaires et bancaires injustes palliant leur incompétence globale en matière économique.)) , les religieux tant catholiques que protestants ((Evangélistes, principalement, mais pas seulement.)) et, bien sûr, leurs partenaires étrangers, exploitants miniers, acheteurs de bovins, de céréales et autres biens primaires, grandes entreprises pétrolières, sans oublier les diplomaties européennes et américains qui commençaient à se fatiguer de la caution démocratique des BRICS.

Ce ne sont que grands pas en arrière successifs qui se multiplient, depuis que Michel Temer, l’ancien vice-président de Dilma, accablé pourtant par les affaires de corruption bien plus que la femme grâce à qui il a obtenu ce poste, a pris les rênes du pays, sous la double pression d’une opinion publique qui le rejette en masse ((Il n’a jamais été élu pour lui même, mais en “ticket”.)) et de ses “amis”, qui ont contribué à le mettre où il est et qui le menacent sans cesse d’une nouvelle procédure d’empêchement s’il n’obéit pas à leurs revendications ((La réalité, c’est que les “hommes riches blancs” qui occupent le pouvoir judiciaire actuellement tiennent les “hommes riches blancs” qui occupent les deux autres pouvoirs. La connivence n’exclue pas la concurrence et la soif de pouvoir. Il y a une véritable double force de complicité de classe et de concurrence féroce entre les individus qui occupent les postes de pouvoir au sein de l’exécutif, du législatif et du judiciaire. Les rares personnalités sincèrement préoccupées par l’intérêt général ne sauraient servir de caution pour toutes les autres)). Michel Temer, bien heureux d’être encore au sommet de l’Etat, est en réalité entre les mains des milieux parlementaires qui attendent de lui qu’il défende tous les reculs sociaux et environnementaux de leurs différents programmes.

Les droits du travail reculent désormais. Ainsi, les maigres acquis des employées et des employés domestiques, qui étaient au centre des indignations des manifestants blancs anti-Dilma l’an dernier, lesquels se plaignaient de devoir payer les droits sociaux de leurs bonniches. La plus grande partie des personnes concernées sont des femmes, et la moitié d’entre elles sont noires. Certaines parvenaient à envoyer leurs enfants dans les mêmes écoles que celles des enfants de leurs patrons sous Lula et Dilma. “C’est ça qui incommodait l’élite blanche”, dénonce la rappeuse Preta Rara.


Cette photo, symbolique, représentant un couple de manifestants anti-Dilma accompagnés par leurs enfants en landau poussé par la gouvernante sous-payée, a fait le tour de la toile brésilienne peu avant les Jeux Olympiques de 2016.

Par ailleurs, les droits des populations les plus faibles baissent et les agressions à leur encontre se multiplient: quilombolas, favelas, mais aussi populations indiennes périphériques sont constamment agressées. Ainsi les normes de travail esclavagiste définies par la loi ont été redessinées par une circulaire à l’avantage des, hm, employeurs et la chasse aux esclavagistes a été restreinte.

On se figure difficilement, vu d’Europe, ce qu’est la situation des travailleurs non protégés au Brésil. Les luttes syndicales sont certes possibles dans les villes et les centres industriels, mais la situation est bien différente pour les travailleurs isolés (tels que les employées et employés domestiques), dans les petites villes et les centres de production éparpillés sur toute la géographie du pays. La circulaire émanant du ministère du travail, dont je parlais plus haut, est tombée récemment dans le débat public: une cour de justice chargée de s’assurer de la bonne constitutionnalité des lois a retoqué le texte, mais le ministre Nogueira le maintient car, selon lui, il clarifie le travail des contrôleurs. Un grand nombre d’observateurs extérieurs estiment que ce texte rapproche le Brésil de la période qui a précédé l’abolition de l’esclavage et on se demande parfois jusqu’où ce gouvernement -adoubé, dois-je le rappeler, par la “communauté internationale” (enfin, les USA et l’UE)- sera capable d’aller.

Le président lui-même s’est récemment exprimé sur le sujet de manière parfaitement honteuse selon des normes purement libérales, si on y songe ((Voir à ce sujet divers articles du blog de Sakamoto; par exemple ici. Même l’ancien président Fernando Henrique Cardoso a souligné le caractère honteux de l'(in)action du président.)).

Qu’on ne s’y trompe pas: même sous Lula ou Dilma, il ne faisait pas bon être noir, indien, pauvre, femme, etc. C’est évident. Mais les choses soit allaient vers un mieux progressif, soit stagnaient péniblement. Aujourd’hui, la contre-attaque, une espèce de Contre-Réforme conservatrice, issue des partis notoirement libéraux conservateurs (PSDB, PMDB, DEM, etc. ((Pour un petit topo sur les partis qui n’a pas trop vieilli, voir ici.)) ) et de leurs affidés plus petits, y compris du ridicule parti de madame Marina Silva, la célèbre caution verte, coincée dans ses idées évangéliques conservatrices, et dont l’attitude déçut à plus d’un titre l’an dernier, cette Contre-Réforme tente d’écraser le plus fort et le plus vite possible tout ce qui a pu être construit durant les “années PT”. Nous en sommes peu informés en français. Il est vrai que nous avons tant de distractions de notre côté: n’est-il pas plus amusant de condamner le chavisme et l’attitude des Russes, de l’Iran et de la Corée du Nord que de dénoncer ces merveilleux sociaux-démocrates du PSDB de retour aux affaires au Brésil?

Dans la ville de São Paulo, qui est celle que je connais le mieux, la situation s’est considérablement dégradée avec l’arrivée d’un “homo novus”, une espèce de météorite macro-trumpienne, un mélange de Justin Trudeau et de héros de téléréalité, le nouveau prefeito (maire) de la ville, João Doria; ancienne star de la télévision, entrepreneur à succès, présentant beau, faisant jeune, Doria est arrivé à la politique -en apparence- tout dernièrement, gagnant en 2016 la première élection à laquelle il participait. Il est devenu, dans les faits, un des hommes les plus puissants du pays, puisque São Paulo est le moteur financier et l’une des principales locomotives industrielles du Brésil.


Apprenez à connaitre son visage: vous risquez de le voir souvent à partir de 2018, si Lula ne peut pas se présenter. Cliquez pour agrandir l’image (si vous l’osez).

Son parcours n’a pourtant rien d’hasardeux: il influait déjà dans l’ombre sur la politique du pays et son carnet d’adresses dans les milieux libéraux conservateurs est gigantesque. Sa présence continue dans les médias devrait rappeler les belles heures des élections françaises de 2007 et 2017. Ses positions politiques affichées charrient le chaud et le froid: favorable au mariage homosexuel mais opposé à l’avortement, plutôt ouvert au désarmement de la population mais contre toute tolérance sur la question des drogues, c’est en réalité une machine à suivre les indicateurs de l’opinion publique. En réalité, dès qu’il est arrivé à la tête de la ville, son regard s’est porté vers le Planalto (la résidence présidentielle) qui a probablement été dès le début son objectif.

Critiqué même à l’intérieur de son parti, surtout par certains caciques, pour sa gestion atypique, il contre-attaque sans pitié et se moque de ces anciennes figures, dont il a pu se servir, mais qu’il peut désormais jeter. Il s’est récemment distingué sur un sujet particulièrement audacieux: avec l’aide d’une organisation plutôt nébuleuse, la Plataforma Sinergia, manifestement liée aux entreprises de reconquêtes catholiques des âmes perdues au bénéfice des églises protestantes évangéliques, João Doria, lui-même catholique, a proposé le développement du projet “Farinata”, dont l’objectif est de nourrir les habitants trop pauvres de São Paulo.

Jusqu’ici, évidemment, on ne saurait trop l’y encourager. Mais tout est dans le “comment”. La Plataforma Sinergia se propose de rassembler tous les invendus des bars, restaurants, supermarchés, etc. sur le point de passer la date limite de péremption, d’en faire des espèces de biscuits uniformes aux qualités nutritionnelles douteuses et de les distribuer gratuitement. Selon Doria, la ville remplirait ainsi son devoir civique d’éviter la mort par inanition de ses concitoyens les plus démunis, et ce pratiquement sans coût pour les contribuables. On pourrait même arguer d’un avantage environnemental par dessus le marché.

Je vous laisse juge de la pente sur laquelle ce bienfaiteur d’un nouveau genre nous propose de glisser.


Comment ça, j’exagère?

Le même Doria fait partie d’une clique de super-riches qui préparent les prochaines élections avec un “Fonds citoyen” alimenté par de l’argent venant de grands entrepreneurs et chargé de soutenir le prochain candidat présidentiel qui défendra leurs intérêts.

Cette information est encore relativement discrète et peut-être ne lui accorde-t-on pas toute l’importance qu’elle pourrait avoir. Il s’agit sans doute de la parade à une éventuelle sortie judiciaire favorable à Lula, qui pourrait, dans ce cas, se présenter à nouveau. Or, l’ancien président, surnommé par ses adversaires “la grenouille barbue”, est toujours le favori de la population brésilienne dans les couches les moins aisées, et les riches n’ont pas encore trouvé le moyen de les empêcher de voter.

C’est encore Doria qui avance l’idée de “vendre” le nom de certains quartiers de la ville -un avant-goût, sans doute, des baptêmes lucratifs de parcs, bâtiments publics et stades de football. Après tout, ce genre de phénomène existe déjà à travers le sponsoring d’événements sportifs. Doria ne ferait qu’étendre ce phénomène à des lieux publics. Un petit pas vers la privatisation des espaces théoriquement non aliénables…

On pourrait encore en rajouter sur le bonhomme, qui a fait passer à la trappe de nombreux acquis du précédent mayeur de la ville. Mais je vous sens un peu absent.

Ce petit mot juste pour vous dire que, non, la situation ne s’est pas stabilisée au Brésil après le coup d’Etat de 2016… Elle empire constamment.

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