100.000 morts par jour… jusqu’à hier
Thursday, May 8th, 2008Ils appellent ça les commodities…
Ça fait plus chic. Ou alors, et je crois que c’est la bonne explication, ça permet d’éviter de se prendre la tête avec la conscience au moment de poser ses ordres de vente et d’achat, à trop penser que ce sur quoi on spécule et fait du profit, c’est des matières premières agricoles, autrement dit les trucs bizarres qui sortent du sol et qui empêchent les Haïtiens, les Camerounais et les Afghans de mourir de faim… d’habitude.
Moins maintenant.
Jean Ziegler, rapporteur spécial de l’ONU pour les questions de faim dans le monde, tire depuis des années le cordon de la clochette d’alarme (y’a pas le modèle corne de brume à l’ONU) comme un frappé: ça va nous péter à la gueule, ça va nous péter à la gueule. Déjà, jusqu’à hier cent mille personnes décédaient tous les jours des suites de carence alimentaire ou de faim.
Cent mille.
Tous les jours.
Et ça, c’était hier.
(Et donc meurent 6 millions d’enfants de moins de 5 ans par an)
Aujourd’hui, sous prétexte que
1) les spéculateurs n’arrivent plus à faire du profit sur les marchés technologiques, sur l’immobilier (cf. le scandale des subprimes) et autres gadgets dont les conséquences ne sont finalement que secondaires (emploi, misère sociale, confort, pression salariale, expulsions) et qu’il y a du blé à se faire sur le froment;
2) les voitures doivent continuer à consommer leur ration journalière de carburant, mais qu’il est temps de passer à autre chose et, ô surprise, elles peuvent aussi s’enfiler des huiles de colza et du jus de maïs –ah ben oui, tant pis, c’est d’autant moins de bouffe pour Dilma, Youssouf et Mohammed, ou alors ils n’ont qu’à travailler plus pour gagner plus de fric, et puis voilà;
3) les ajustements libéraux promus par le FMI et la Banque Mondiale dans les pays en développement, si, si, c’était de bonnes choses (mais pour qui exactement? Pour le commerce qui merde de partout? Pour les États déresponsabilisés? Pour les anciennes métropoles, les propriétaires de terrains, les spéculateurs et les multinationales de vente de semence et de chimie amusante? en tout cas pas pour les agriculteurs du tiers-monde, et pas non plus pour leurs collègues du Premier Monde), même si maintenant ils s’en mordent un peu les doigts –mais juste un peu, et pas question de réclamer des renationalisations, oh, on n’est pas des communistes, quand même;
4) le dollar est si bas qu’il fait l’humilité;
5) les Chinois et les Indiens sont entrés sur le marché de la consommation internationales et que ces petits salauds, tels des Amerloques et des Britons, veulent manger de la viande trois fois par jour (enfin, on va commencer par trois fois par mois, mais ils sont tellement nombreux…), et que donc ça va diminuer d’autant les surfaces agricoles, sauf qu’en même temps ces sales bêtes, il faut bien qu’elles bouffent, donc ça va augmenter d’autant les surfaces agricoles, j’espère que vous avez suivi;
6) il faudra bien trouver d’autres raisons pour s’ingérer dans les politiques internes des pays qui prétendent ne plus être colonisés;
Pour toutes ces raisons, donc, 850 millions de personnes sont directement menacées par la faim en ce moment même.
Là.
Maintenant.
Quand vous lisez ces lignes.
Parce que spéculer sur les “commodities” est ce qu’ils ont trouvé de plus rentable, de plus sûr, en ce moment.
(Au passage, ça arrange super-bien le Brésil qui est exportateur net de ces trucs-là… C’est vous dire si on en parle, ici)
Le problème, c’est que les chiffres sont devenus tellement énormes qu’ils ne siginifient plus grand-chose dans l’esprit du francophone moyen qui a accès à internet. Surtout s’il pense aux difficultés qu’il va avoir ce mois-ci à payer sa facture de téléphone portable.
De même, on aura beau accumuler les différents émoluments, salaires, défraiements, appointements, traitements, honoraires, jetons de présence, et autres rémunérations que cumulent les élites de nos nations, aussi bien publiques que privées, quand on découvre les pointes icebergiennes de leurs frais de bouche, faux-frais, notes de frais et autres avantages plus ou moins frais, on ne peut s’empêcher de soupirer d’aise à l’idée que ce ne sera pas à nous de déclarer tout cela au fisc. Ni à eux, d’ailleurs, bien souvent…
Les chiffres devraient dire quelque chose pourtant.
Jean Ziegler ne sera bientôt plus là (on ne le lui souhaite pas, mais il ne rajeunit pas, le pauvre) pour marteler qu’un gosse meurt toutes les cinq secondes –de faim. Et que demain, ce sera toutes les quatre secondes. Ou toutes les trois…
(À écouter encore ici, sacré Jean)
L’idée cependant que la résolution à court, moyen et long terme de ce problème serait que nous consommions moins d’à peu près tout (y compris de viande et de tabac, de vin, de bière et de fromage, de sauces, de truffes et de chocolat, et même de café… Non, pas de café… Ah ben, si de café aussi, merde…) pour que d’autres puissent s’empiffrer d’une poignée de grains de riz et d’un bol de gruau d’avoine en plus d’une papaye au dessert, cette idée ne fait pas encore son chemin dans l’esprit de la toute grande majorité –de la quase-totalité des gens du Premier Monde.
L’idée que nous devrions habiter plus près de notre travail, ou que nous devrions partager notre voiture, ou même l’abandonner (et non pas la revendre pour en acheter une moins polluante) et prendre le train et le bus, le taxi en cas de nécessité, plutôt que de penser à coupler notre moteur au gaz ou au biocarburant, l’idée que nous devrions mettre un pull quand il fait seize degrés et pas monter le chauffage (une idée qui m’avait marqué dans des petits tracts dessinés par Franquin quand j’avais dix ans), que nous devrions repenser à toute cette énergie que nous faisons voyager sur des milliers de kilomètres, plutôt que de transformer nos usines au charbon en usines au tourteau, ces idées-là non plus ne font pas encore beaucoup de petits dans nos têtes. Pourtant elles commencent à prendre de l’âge, ces idées.
Lorsque le Brésil est critiqué pour vouloir se faire un peu de beurre sur les bagnoles à l’éthanol (ici à la canne à sucre), on oublie un peu vite que, d’une part, c’est nous qui consommons l’énergie qu’ils vont produire, d’autre part, ce que fait le Brésil (déboiser, pâturiser, chimiser, rendementiser, irriguer, désertifier, exil-ruraliser, bidonvilliser, etc.), l’Europe et les USA l’ont déjà fait au cours des trois derniers siècles et qu’on devrait commencer à reboiser avant de les montrer du doigt, qu’enfin le plus gros brûleur de nourriture (du maïs), c’est déjà, c’est encore les USA…
De même que l’on craint l’arrivée sur le marché de deux milliards et quelque d’Indiens et de Chinois qui voudraient se gaver de filet mignon, de bordeau rouge et de Roquefort Société, mais ils sont encore très loin, en chiffres absolus comme en chiffres relatifs, de titiller les statistiques des héritiers dorés de l’ère de l’industrialisation. Je veux dire: nous…
Et youpie! Vive Adam Smith, vive von Mieses, vive Friedman!
Et puis vive Ricardo, un peu plus pessimiste, quand même