Une polémique coupe la gauche en deux au Brésil, celle qui a rapport à Cesare Battisti, dont tout ce qu’on peut dire avec certitude aujourd’hui est qu’il fut condamné par contumace pour trois assassinats et pour avoir commandité un quatrième; que durant des années il put vivre sous des régimes différents (Mexique et France surtout, puis Brésil), bénéficiant notamment de la doctrine Mitterrand -celle-ci ayant été éteinte par le successeur de son titulaire; que cela fait trente ans qu’il n’a plus aucune activité violente, sinon illégale, et est devenu écrivain.
Bref, en dépit de la gravité apparente de ses crimes -qu’il nie avoir commis-, Battisti se retrouvait jusqu’à l’année dernière en situation de relative liberté.
Depuis un an maintenant, il est en prison à Brasilia et attend la décision finale du Président Lula pour savoir s’il sera finalement “rendu” aux autorités italiennes.
La discussion porte fortement sur la nature des crimes de Battisti: peut-on exercer des crimes politiques dans une démocratie, dans un État de droit, comme l’était l’Italie dans les années ’70? Ne sont-ce plutôt des crimes de droit commun? Mais alors, sachant que les cibles attribuées à Battisti sont, au moins dans trois cas, motivées par des raisons politiques -que celles-ci soient légitimes ou non n’est pas mon propos-, qu’est-ce qu’un crime politique?
Un crime politique. Un État de droit…
Un État de droit, l’Italie? Quand?
Pas pour Pinelli, en tout cas, que tous les anarchistes chantent, que Dario Fo a mis en scène dans sa “Mort accidentelle d’un anarchiste”.
Pas pour les milliers de victimes annuelles des organisations criminelles, qu’elles soient de la Mafia, de la ‘ndranghetta ou de la Camorra.
Pas pour les morts de la Piazza Fontana, de la Stazione di Bologna, d’Italicus, de Rustica, de la Freccia del Sud, de la Piazza della Loggia, etc., etc., etc. comme disait Giorgio Gaber.
Pas non plus pour bien des citoyens qui durent endurer un code pénal remontant à l’époque de Mussolini et qui ne fut que réformé au compte-goutte, et surtout ces dernières années.
Pas non plus pour les électeurs du lendemain de la IIe guerre mondiale, ni pour les administrés des maires installés par l’armée américaine et la mafia au cours de leur longue reconquête de la botte.
Pas pour Cossiga ou Andreotti, manifestement liés aux organisations Gladio et P2, et qui restent aujourd’hui sénateurs à vie; ni pour Silvio Berlusconi, d’ailleurs, mouillé jusqu’aux organes génitaux tout aussi manifestement dans plein d’affaires judiciaires qui n’aboutiront pas; et la liste des politiques dans ce cas est loin d’être close: il ne s’agit que des trois plus brillants.
Il y en eut un, d’État de droit, pour Bettino Craxi, condamné, exilé, mort au loin comme “au temps des Romains”, époque “phare” du père de l’État de droit par excellence…
Je n’ose dire qu’il y en eut un pour Aldo Moro, exécuté par les Brigades Rouges; complice, lui aussi, de l’État mafieux “democristiano”, il fut jugé par des militants qui se prenaient pour des justiciers et qui furent manipulés par les partisans de la politique de la tension. Sans doute que l’une des dernières pensées de Moro fut qu’il aurait fait pareil à leur place, et que son substitut n’aurait pas plus bénéficié de son appui s’il avait été à la place des négociateurs.
Pas un État de droit aux yeux de Giorgio Gaber, l’un des artistes les plus engagés de ces quarante dernières années, pour qui peu devraient échapper à la colère de son “Se fossi Dio”… Y compris Aldo Moro, co-responsable de 40 ans de gouvernement “democristiano e mafioso”.
L’Italie n’est un État de droit que par moments et dans certains endroits, à certaines occasions; quand il s’agit de traiter de petites affaires, de problèmes civils ou commerciaux, quand les juges sont honnêtes et dévoués à leur boulot, on peut parler d’État de droit -plutôt favorable à l’Establishment, au Contrat Social de Droite, mais au moins existe-t-il, ce fameux État de droit.
Cependant, il faut considérer que l’État de droit, c’est une vue de l’esprit plus qu’autre chose. L’État de droit est un ensemble d’exigences telles (un code de loi approuvé par la population ou ses représentants, une magistrature indépendante, des droits à la défense rigoureux, une justice gratuite et impartiale, une police sans préjugé) qu’il ne peut être qu’un concours de circonstances rare et ne bénéficiant que rarement à la justice elle-même.
Même au Brésil, sous la dictature, l’exercice de l’État de droit, finalement, a existé. Il y a eu des conflits de voisinage résolus à l’amiable ou avec la médiation d’un juge. Il y a eu des gardes d’enfants réussies, des litiges sociaux correctement résolus, des amendes justifiées… Des magistrats intègres, des policiers humains, ont appliqué une loi plus ancienne que celle des militaires. C’était rare, mais cela a existé. Des militants de gauche sont sortis de prison sous l’effet de procédures judiciaires. Mieux valait tard que jamais. On ne peut même pas attribuer le retour de la démocratie représentative à une révolution: elle est revenue, bancale, petit à petit, et les organisations, partis, journaux d’extrême-gauche s’expriment de nouveau librement.
Alors que jusqu’en 2006 il existait une loi en Italie qui interdisait toute personne de faire l’éloge de la dictature du prolétariat…
L’État de droit, c’est surtout un État où la sécurité juridique est assurée à l’investisseur, à l’entrepreneur. Quitte à ce que le travailleur, lui… Et je te parle pas du chômeur, de l’objecteur, du vieux et du sous-consommateur… Pourquoi auraient-ils droit à l’État du même type?
L’État de Droit, c’est surtout celui de la Droite… Qu’on s’en rende compte… (en banque)