J’ai envoyé une lettre à deux des principaux éditorialistes du CartaCapital, une revue hebdomadaire brésilienne ((Hebdomadaire vendu à 75.000 exemplaires, ce qui n’est pas très impressionnant comparé au million de Veja, franchement de droite.)), réputée la plus à gauche des quatre principales revues de ce type. Cette lettre concerne la situation de Cesare Battisti, ex-militant d’extrême-gauche, condamné en Italie pour faits de terrorisme, impliquant notamment la mort de quatre personnes, crimes qu’il nie.
Mino Carta et Walter Fanganiello Maierovitch ont consacré de nombreuses pages sur le sujet de janvier à juillet. Je vous reproduis cette lettre traduite en français, avec quelques commentaires supplémentaires pour éclairer mon propos à des non-Brésiliens.
Voici cette lettre ((Dont j’attends encore, fol espoir, la réponse.)):
Une obsession
Le Caros Amigos ((Revue de gauche ayant notamment pour chroniqueur des figures engagées comme Eduardo Suplicy, João Pedro Stedile du MST e José Arbex Junior.)), revue généralement bienveillante à l’égard du CartaCapital, s’étonnait dans un numéro récent de la virulence de vos propos à l’égard de Cesare Battisti ((Mais contrairement à vous sans revenir systématiquement sur la question.)). Au point où l’on pourrait s’interroger à leur place comme vous le faisiez sur une couverture: “Qu’y gagnez-vous?” (Vous vous posiez la question à propos de Tarso Genro, ministre de la justice) ((À en croire l’édition de votre revue du 18 février dernier, le ministre Tarso Genro a dû échanger sa décision d’accorder le droit d’asile À Battisti contre quelque chose –mais quoi? À ce propos, le moins que vous pourriez faire, ce serait d’avancer une hypothèse. Simple lecteur, me voilà frustré par une affirmation qui pourrait facilement être taxée de diffamatoire. Rermarque: tarso Genro fait partie de l’aile gauche du PT. Bien qu’il soit ministre, il fait figure de ce qu’il y a de plus…, enfin, de moins… Bon, il ne sera pas candidat à la présidentielle pour cause de gauchisme. Mais tout est relatif…))
Probablement rien du tout. Messieurs Mino Carta et Wálter Maierovitch, vous êtes très certainement bien trop ancrés dans votre position pour en saisir toute la relativité. Et pour votre lectorat de gauche, ce n’est pas évident de s’y retrouver.
Pourquoi avez-vous essuyé tant de contestations sur ce sujet? ((Essentiellement sur le site personnel de Mino Carta)) Et bien, parce que, tout simplement, votre perspective historique ne correspond pas à celle qu’espère, qu’attend un lectorat de gauche.
Votre point de vue est celui de l’État de Droit, conception éminemment bourgeoise et qui a essentiellement eu pour but, dans l’histoire récente, de défendre un concept encore plus relatif: la propriété privée. Raccourci? En effet, je me dois de m’expliquer.
Le sort de Cesare Battisti, en tant qu’individu, finalement, ne semble pas vous importer outre-mesure, et je dois avouer qu’il me laisse assez indifférent: j’ai plus de sympathie pour les milliers de morts palestiniens, pour les Népalais ignorés jusqu’en 2006, pour le sort des Indiens de l’Amazone et pour la cause des paysans du MST; en outre, je ne connais pas Cesare Battisti, je n’ai jamais rien lu de lui -que ce que vous avez pu citer, vous et d’autres revues brésiliennes-, je ne sais pas s’il est un bon père, un bon compagnon; j’ai rencontré tellement de personnes désagréables dans les mouvements de gauche, que ce n’est pas tellement en tant qu’individus que je peux les apprécier, mais en tant que partenaires vers un objectif commun; une société de gauche.
Puis-je le faire avec Cesare Battisti? Puis-je le ranger, en dépit de Giorgio Napolitano, Massimo D’Alema ou de tout autre membre de ladite gauche italienne, parmi ceux qui partagent -en gros- les mêmes idées sociales que moi?
Les politiques italiens
Mino Carta, vous citez à de nombreuses reprises le président actuel de la république italienne, Giorgio Napolitano, pour justifier de votre point de vue, arguant qu’un communiste historique et acteur de la période des années de plomb comme lui a plus de légitimité pour juger de la situation de Cesare Battisti que bien d’autres personnes (y compris vous-même?).
D’après Mino Carta et de nombreux sujets traités dans la presse brésilienne, Giorgio Napolitano est intervenu pour réclamer de l’État brésilien qu’il restitue le justiciable Battisti à ses juges.
Vous arguez aussi des positions comme celle de l’ex-président Cossiga pour contester ses critiques à l’égard de l’État de Droit italien de la même époque.
Francesco Cossiga, personnage de la “démocratie chrétienne”, a reconnu que la législation produite à l’époque des années de plomb était un ensemble de mesures d’exception qui, de fait, suspendait la démocratie.
Vous allez jusqu’à ridiculiser -et ce n’est pas moi qui vous en ferez le reproche- des personnages comme le sénateur à vie et ex-président du conseil démocrate-chrétien Andreotti pour appuyer votre thèse ((Voir CC 18 février.)).
Voyez comme les mots peuvent faire mal: vous démolissez un démocrate comme Giulio Andreotti, Monsieur Carta; vous refusez de considérer la parole d’un président de la république honoraire (Francesco Cossiga) ayant joué un grand rôle pendant les années de plomb, un homme qui a été élu à ce poste (certes lors d’élections indirectes, mais c’est la règle de cet État de Droit, similaire à celle d’autres pays à la même époque, comme les USA, ou la France sous la IVe République), et qui donc devrait, de votre part, recevoir les honneurs de la parole, si j’en crois vos raisonnements.
Dois-je rappeler que votre argument principal repose sur l’idée que la décision souveraine de tribunaux de justice dans un État de Droit ne peut pas être contestée par un autre État de Droit? -qu’en est-il de leurs pouvoirs législatif et exécutif?
Mais non. Cossiga ne mérite pas la considération que vous prêtez à Napolitano, parce qu’il est méprisable, parce que des scandales entourent son nom, parce qu’il est de droite, tout simplement, peut-être, puisqu’il n’a jamais été condamné pour aucune de ses actions que vous estimez pendable. De même, Giulio Andreotti a systématiquement été sauvé -certes, de manière douteuse, par le biais de manoeuvres judiciaires adroites, mais, eh! ce sont des pratiques courantes dans un État de Droit.
Giulio Andreotti et Francesco Cossiga sont deux des respectables sénateurs à vie qui ont d’ailleurs contribué à soutenir le très fragile gouvernement Prodi en 2006. Ils font partie des “sages” de la république ((Cela dit, on se demande pourquoi vous parlez de Giulio Andreotti, car vous ne rapportez aucune déclaration de sa part qui pourrait influencer la situation de Battisti dans un sens ou dans l’autre.)).
D’autre part, un président du Conseil comme Berlusconi ne cesse d’être attaqué, vilipendé, brocardé dans vos pages. En Italie, sa popularité est à comparer à celle du Président Lula au Brésil ((Il est vrai que la gauche institutionnelle, en Italie, est tellement medíocre, que les Italiens n’ont guère le choix.)). Paradoxe.
Chose curieuse, encore, lorsque vous évoquez Bettino Craxi, ou plutôt son gouvernement, cet homme “de gauche” qui a été premier ministre ((En fait président du conseil, entre 1983 et 1987, nommé par Sandro Pertini (78-85, et encore sous le mandat de Cossiga (85-92)!)) à l’époque où Battisti a subi ses foudres judiciaires depuis son exil, ce qui vous permet donc de justifier la condamnation qui a suivi, vous oubliez de rappeler que celui-ci a bel et bien été condamné pour ses agissements dans le même État de Droit dont vous vous faites les défenseurs. Serait-ce que le président d’alors commît une erreur en le nommant à la place équivalente à celle d’un chancelier allemand élu par le peuple et désigné par le Président de la République pour diriger le pays?
L’État de Droit -remise en question
Voyez comme votre point de vue à l’égard de l’État de Droit peut être contradictoire.
De la même manière, votre interprétation de l’histoire de l’Italie et du Brésil sonne étrangement, et en tout cas ne peut se targuer de vérité absolue. Votre vision, surtout celle de Monsieur Maierovitch, est celle d’une ligne conformiste, conservatrice, qui cherche à se définir à partir de critères juridiques qui, finalement, reposent uniquement sur des compromis historiques qui ne se justifient que par eux-mêmes.
L’État de Droit, si vous observez l’histoire de toutes les nations où il existe ou a existé, se fonde sur la violence, naît dans la douleur, a connu des excès, des révolutions, des exécutions sommaires, des injustices, la terreur ((Les lois “patriotes” en Europe, suivant celles des USA, ont de manière évidente cet objectif. En Belgique, d’où je viens, elles ont déjà servi à criminaliser des mouvements militants et alternatifs. Ce n’est qu’un exemple.)), qui sont le ciment qui a servi à joindre les pierres prétendument légitimes de sa réalité: la constitution, la loi, les élections.
Vous parvenez à citer (et condamner) Robespierre ((Maierovitch, CC 20 mai 2009.)) pour évoquer les régimes de terreur, l’État terroriste. Mais Robespierre et ses associés ne sont jamais que des révolutionnaires qui ont renversé un état précédent pour le remplacer par un autre; eux-mêmes, et en particulier Robespierre, étaient partis avec des principes nobles ((Bien que discutables encore, selon moi.)) et opposés à la peine de mort, mais ils furent confrontés à la violence des conservateurs. Le système Gandhi n’étant pas encore à la mode à l’époque, ils répondirent par la force, avec des excès qui, finalement, au regard du résultat (avènement de la république française et tout ce qu’elle implique dans l’histoire) peut -relativement- expliquer la violence que Robespierre a appliquée, et que presque tous les autres ont ou auraient appliqué à sa place, de Danton aux Girondins…
Pour revenir encore sur la notion d’État de Droit que vous évoquez régulièrement, notamment pour dire que l’Italie possède une bien vénérable constitution de 60 ans ((Vous évoquez dans votre éditorial du 22 juillet l’article premier selon lequel l’Italie est une république basée sur le travail; je vous trouve incroyablement cynique, au regard de l’histoire mafieuse, capitaliste, exploiteuse de la classe au pouvoir en Italie depuis 1948 –sans compter les années précédentes qui sortent du propos.)), il faut aussi rappeler que cette base politique n’a pas empêché que la Péninsule possède l’une des histoires les plus remuantes en terme de corruption, de relations mafieuses entre ses dirigeants et la grande criminalité (vous l’avez vous-même souligné concernant au moins deux de ses ténors), de personnages comme Bettino Craxi, impliqués dans des procès très lourds, mais dont la plupart échapperont par des manoeuvres que seuls peuvent se permettre les membres de la classe au pouvoir d’un… État de Droit ((Je crois que M. Maierovitch ne me contredira pas si je dis que l’une des conditions pour qu’un État de Droit existe soit que tous les justiciables, y compris les plus importants, soient mis sur un pied d’égalité face à la loi. Ce n’est remarquablement pas le cas en Italie. Mais où l’est-ce?))… Ainsi firent Berlusconi, Cossiga ou Andreotti, dont le destin fut, est et reste de régner sur les institutions de ce État de Droit. Cette situation n’est pas neuve. Elle est dénoncée par les esprits les plus brillants d’Italie depuis des décennies, comme par les voix de Giorgio Gaber ((Je vous invite à écouter Qualcuno era comunista (ici ou là), ainsi que Destra-Sinistra, Io non mi sento Italiano, Io se fossi Dio et bien d’autres textes de Luporini et Gaber.)), Dario Fo ((Morte accidentale di un anarchico.)), Nanni Moretti, Beppe Grillo, Sabina Guzzanti, par exemple, parmi bien d’autres, y compris des journalistes et penseurs modérés.
La démocratie et le fascisme
Comme le disait Giorgio Gaber, plus nous sommes libres de les critiquer, plus cela signifie qu’ils sont forts; le droit d’expression n’est donc pas nécessairement un signe déterminant de la réalité d’un état démocratique, car les dirigeants se sentent suffisamment forts pour mépriser leurs opposants les plus rationnels, les plus raisonnables et les plus intelligents.
Un autre point à considérer et qui remet tout de même considérablement en question votre appréciation de la stabilité de la constitution italienne, est que les gouvernements italiens se sont succédés à un rythme effréné depuis 1948: on compte pas moins de 57 gouvernements différents, une moyenne de pratiquement un par an. Avec une prime à l’étonnante stabilité du gouvernement Berlusconi II, l’un des plus longs de cette époque.
Vous estimez encore régulièrement dans vos nombreux éditoriaux que le droit n’a rien d’exceptionnel en Italie.
Je me permets de vous citer ce passage d’un livre de Morris West, paru en 1973 en anglais:
((La traduction, ici, malheureusement, vient du portugais: Morris WEST, A Salamandra, p. 196-197, trad. de Pinheiro de Lemos, éd. Record. Titre original: “The salamander”.))
“Les lois italiennes, de toute manière, favorisaient largement l’Etat et étaient contre l’individu. Bien des vieilles dispositions fascistes figuraient encore dans les livres et pouvaient être invoquées à volonté. Nous n’avions jamais adopté, Dieu seul sait pourquoi, l’institution anglaise de l’habeas corpus. Un homme pouvait être maintenu indéfiniment en prison sur base d’une accusation fallacieuse et un juge complaisant pourrait retarder les interrogatoires et les demandes de la défense jusqu’à son jugement. Notre justice était surchargée de travail et nos systèmes de documentation étaient terriblement anciens. Nos méthodes d’interrogatoire étaient brutaux dans le meilleur des cas et nos prisons une véritable honte (…)”
Faut-il vous rappeler l’affaire Pinelli, l’un des points de départ des années de plomb, véritable provocation contre les mouvements de gauche, qui n’étaient absolument pas responsables des massacres perpétrés, selon toute vraisemblance, par des mouvements d’extrême-droite, et probablement avec la bienveillance d’une partie de l’appareil policier et d’état? ((Pinelli est un anarchiste italien qui, prétenduement suspecté d’avoir commis un attentat en 1969, “tombera” d’une fenêtre pratiquement inaccessible d’un immeuble de la police après plusieurs journées d’interrogatoire. Son ami Valpreda passera plusieurs années en prison avant d’être libéré, faute de preuves.))
En outre, on ne peut attribuer l’existence des lois d’exception aux seuls événements des années dites de plomb: de nombreuses lois liberticides préexistaient aux années 60, comme l’évoque Morris West, certaines remontent à la période fasciste, continuèrent d’exister, et pour certaines existent encore. Je vous invite à découvrir les articles 270 à 270-decies du code pénal italien, toujours en vigueur.
Le code pénal actuel a été promulgué sous Mussolini et a ensuite évolué, mais son inspiration reste fasciste.
Il me reste par ailleurs à vous rappeler que, jusqu’en 2006, une loi de ce même code pénal (art. 272), interdisait, sous peine de prison, de se réclamer d’une autre option politique –en l’occurrence celle de la dictature du prolétariat de Marx- que celle qui existe en Italie: preuve s’il en est de l’incroyable intolérance de l’état que vous appelez de droit et qui ne souffre pas la moindre remise en question.
Continuité de l’État de Droit
Un autre élément essentiel de l’État de Droit, selon les études que j’ai faites en Belgique, est la nécessité de sécurité juridique qui doit prévaloir, afin d’assurer au justiciable qu’une décision prise à son bénéfice puisse l’assurer d’une non rétroactivité en sa défaveur plus tard. Or, vous défendez le changement de politique en France qui a frappé la doctrine Mitterrand et critiquez Battisti qui a ensuite fui la France pour d’autres refuges. C’est la France qui, en l’occurrence, n’a pas respecté un engagement qui aurait dû prévaloir dans la logique de la “continuité de l’État” ((Principe que je trouve au demeurant extrêmement contestable considérant les activités de gouvernement de droite, corrompus, dictatoriaux, qui laissent des ardoises aux gouvernements de gauche que l’on accable généralement dans la presse réactionnaire. Je reconnais que ce n’est habituellement pas votre cas, surtout concernant les régimes de gauche en Amérique Latine. Ce qui fait que je m’attriste d’autant plus de votre position dans cette affaire-ci.)). Quod non.
Enfin, et pour en terminer avec l’État de Droit, il faut tout de même soulever que cette notion est et reste éminemment subjective, relative et d’une fragilité nerveuse: si l’on rappelle que l’un des principes majeurs de l’état de droit est la hiérarchie des normes, considérant que dans la plupart des pays qui prétendent la pratiquer le pouvoir exécutif s’est emparé, aussi bien en Italie, qu’au Brésil ou dans les autres démocraties “traditionnelles”, du pouvoir de “dire la loi” au détriment du pouvoir législatif, passif, qui ne réagit que mal, peu, voire pas du tout, on peut, par l’absurde, affirmer que l’État de Droit existe rarement, qu’il est l’exception, surtout si l’on considère le droit du plus faible, de celui qui ne possède rien, de celui qui n’a pas les moyens de prester en justice alors que d’autres se présentent bardés d’avocats et pourvus des meilleures garanties de résultat de leurs procès. Mais cela, vous le savez aussi bien que moi, sinon mieux.
Concernant le procès Battisti, je vous renvoie au site (en italien) suivant qui conteste la totalité de l’argumentation des tribunaux italiens. Certes, de ces pages, il ne peut s’établir avec certitude que Battisti soit blanc dans les faits qui lui sont reprochés, mais le fait que la justice italienne n’ait exprimé aucun doute à cet égard est d’une grande légèreté ((Dans votre éditorial du 22 juillet, vous contredisez encore le ministre Genro sur base du fait que ne peuvent bénéficier de l’asile les personnes qui ont participé à des actes terroristes. Une fois de plus, votre argument repose ici sur le principe que le droit a été dit dans les règles, alors que le ministre Genro soutient le contraire: vos arguments ne peuvent donc se rencontrer.)).
Histoire comparée n’est pas raison
Comparer Battisti au cas Ben Laden ((CC du 20 mai 2009.)) montre bien jusqu’où votre point de vue est biaisé par votre relativisme historique. Votre raisonnement rappelle la critique faite au pacte germano-soviétique tout em évitant de parler de la rencontre de Chamberlain et Daladier avec Hitler em 1938. Que dire des réfugiés espagnols de la République? Après tout, les États démocratiques auront des relations suivies, claires et amicales, avec le régime de Franco au lendemain de la 2e Guerre Mondiale: la Republique espagnole de 1932 a été trahie par les États de Droit, qui ont privilégié la diplomatie à la justice. Mais je suis certain que vous le déplorez, n’est-ce pas? Pourtant, vous ne pouvez les comparer à l’attitude de Tarso Genro; ce serait même plutôt une attitude opposée à la sienne. L’Italie d’aujourd’hui n’est pas l’Espagne de Franco, soit, mais rien n’est jamais comparable, et surtout pas Battisti et Bin Laden, le Brésil et l’italie (qui, dans les années 70, s’entendaient bien) ou le nazisme et Robespierre.
De même, l’Italie des années 70′ n’est pas le Brésil à la même époque. Mais il semble pourtant que Mino Carta fasse la confusion sur son blog:
“Le ministre Tarso Genro a dit à Belem que sont principalement en faveur de l’extradition de Battisti ceux qui défendent l’amnistie des criminels de la dictature [brésilienne], “à l’exception de Mino Carta”. Je remercie (le ministre) pour la référence, mais j’observe cependant que le ministre tombe dans une flagrante contradiction. N’est-ce pas lui qui (…) a suggéré que l’Italie devrait promulguer une loi d’amnistie similaire à celle réalisée à l’époque par le dictateur de garde au Brésil?”
Attendez voir, ai-je bien suivi? Le ministre Genro n’aurait donc pas fait la différence entre l’Italie et le Brésil dans les années 70′ (un Etat de Droit et une dictature) lorsqu’il s’agissait de distinguer le terrorisme dans l’un et la rsistance dans l’autre, mais, dans ce cas-ci, le ministre Genro, selon Mino Carta, aurait dû estimer qu’il s’agissait des mêmes phénomènes et qu’aucun des deux ne devrait admettre de loi d’amnistie.
Mino Carta se refuse à considérer que dans les deux cas, le ministre Genro a suivi deux raisonnements différents parce qu’il s’agissait précisément de deux cas différents.
L’histoire comparée est un exercice difficile que ni les juristes ni les journalistes ne devraient aborder sans de grandes précautions.
Suppositions
En réalité, ce que vous, Mino Carta, essayez de faire, c’est de justifier de votre amitié pour une certaine “gauche” italienne ((CC du 18 février 2009.)) qui, depuis longtemps, n’est plus du tout à gauche. Le Parti Rifondazione Comunista seul se positionne plutôt contre l’extradition de Battisti. À l’inverse de Napolitano, D’Alema et les autres, Rifondazione est resté plus ou moins fidèle à ses positions anciennes. Certes, lors des années de plomb, Berlinguer eut une attitude péremptoire à l’égard des militants communistes violents -que vous appelez terroristes-, mais Berlinguer n’était pas tout le PCI et ce dernier a souffert de la division qu’entraîna notamment cette condamnation: rien n’est simple. La gauche n’est pas Napolitano et, selon moi, Napolitano n’est plus à gauche ((Et je suis loin d’être seul dans mon cas. La “gauche historique” de d’Alema et consorts n’est plus reconnue par la plupart des Italiens que par opposition aux très droitiers Berlusconi, Fini, Bossi et leurs alliés. Ce phénomène n’est d’ailleurs ni nouveau ni particulier à l’Italie. La “gauche” des démocraties parlementaires n’est plus depuis longtemps véritablement de gauche -si elle l’a jamais été…)).
Ce que vous, Wálter Maierovitch, essayez de faire, est de justifier un système juridique qui vous convient: l’État de Droit bourgeois tel qu’il existe en Europe principalement, et qui -faut-il vous le dire- reste injuste malgré ses avancées historiques indiscutables ((Il n’y a pas qu’au Brésil que le système judiciaire est notoirement de parti pris pour les classes supérieures et que le parlement est majoritairement corrompu. )).
Le fait que Cesare Battisti puisse vous échapper ((Plus exactement échapper à ce que vous défendez: la force de la loi et de la justice institutionnelle.)) vous est intolérable, Monsieur Maierovitch; on peut le comprendre, mais on ne peut le faire que si l’on suit votre propre raisonnement: il n’y aurait, selon vous, de contestation acceptable qu’à l’intérieur du droit; c’est-à-dire par les élections, par les manifestations encadrées, par la presse autorisée, par la grève déterminée par le droit.
La violence historique, la violence de l’État
Il faut cependant vous rappeler que, sans aucune violence, si l’on ne se réfère qu’à la transition de l’époque moderne à l’époque contemporaine, il n’y aurait jamais eu d’élections, jamais eu de parlement, jamais eu de république, jamais eu aucune de ce que vous appelez démocratie.
Sans révolution, sans mouvement violent, l’Allemagne serait un empire, la France une monarchie de droit divin, et le Brésil une colonie portugaise avec des esclaves.
Sans révolution, l’Angleterre aurait un prince omnipotent à sa tête et le parlement anglais n’aurait que le droit de murmurer son mécontentement; les USA devraient encore payer la taxe sur le thé et que dire des ex-colonies espagnoles?
La violence, je la déplore de manière générale; mais il serait trop facile de la condamner d’un côté en oubliant qu’elle est surtout exercée par l’État “légitime” de Droit et surtout comme vous le faites aussi facilement dans le chef d’un homme qui doit être replacé dans son contexte: les années de plomb sont la dernière période de l’histoire, jusqu’à ce jour, où il était permis d’espérer, à gauche, qu’un monde meilleur pouvait arriver si l’on parvenait à renverser l’ordre bourgeois. C’était au lendemain de la révolution cubaine, c’était juste après la défaite américaine au VietNam, l’époque de l’indignation contre les dictatures sud-américaines, et de l’imitation des résistances de ces pays.
Pensez ce que vous voulez aujourd’hui, mais vous êtes en contradiction avec l’ensemble des pensées de la gauche de cette époque-là, ou peut s’en faut. Vous condamneriez les discours de Sartre jusqu’à sa mort, les positions de Malraux sur la révolution chinoise ou sur la guerre d’Espagne; vous voueriez Orwell aux gémonies, vous ne pourriez supporter les textes révolutionnaires de la totalité des penseurs de gauche du milieu du XXe Siècle (Russel ou Reich, par exemple), sans parler naturellement des anarchistes, dont les pensées ont pourtant insipré les mouvements émancipateurs des femmes, des objecteurs de conscience, des pacifistes…
J’apprécie le Carta Capital pour le courage de ses propos, mais je désespère de vous voir reprendre vos esprits, Mino Carta, car vous perdez votre temps, votre énergie et notre patience à insister aussi lourdement sur un cas qui, finalement, devrait être plus du ressort des conservateurs que du vôtre. Abandonnez vos illusions sur la gauche italienne qui n’existe pour ainsi dire plus; souvenez-vous de Nanni Moretti dans “Aprile” qui implorait Massimo D’Alema de dire “quelque chose de gauche” au cours d’un débat télévisé. Cher Mino Carta, vous montrez habituellement des positions politiquement plus libertaires. Certes, vous n’êtes pas opposé au marché libéral régulé, contrairement à une bonne frange de la gauche qui existe encore et aspire au socialisme, mais vous êtes indulgent au chavisme et aux mouvements sociaux qui parcourent le Brésil: vous êtes, dans la presse hebdomadaire, une bouffée d’oxygène. C’est là que nous vous attendons, que nous espérons vos qualités d’éditorialiste, de penseur, d’intellectuel de gauche. Laissez tomber Battisti.
De Monsieur Maierovitch, je n’attends pas la même chose. La plupart du temps, je suis en désaccord avec ses positions conservatrices, même si ses arguments sont souvent intéressants. On ne peut guère attendre de vous autre chose, de même que je verrais mal Antonio Delfim Netto critiquer ouvertement le régime sous lequel il fut autrefois ministre…
Le reste de la lettre était essentiellement formule de politesse…