Écrire pour d(es petits gâteaux a)u beurre
February 13th, 2010Toujours plongé dans la prose éthérée quoiqu’imparfaite -et donc humaine- de Proust, je réalise peu à peu -puisque je me suis attaché à ne lire rien sur Proust avant de le lire lui, ce qui n’est pas dans mes habitudes- que le véritable protagoniste, chez lui, n’est ni le narrateur, ni même son environnement, ni non plus un quelconque présupposé ou message qu’il défendrait, mais bien l’écrivain en tant qu’écrivain, c’est-à-dire que, lisant Proust, on se pose soi-même dans la situation de l’écrivain face à son oeuvre et j’oserais dire que qui aime Proust est lui-même ou elle-même écrivain, quand bien même il ou elle n’aurait jamais écrit une ligne; en effet, se laissant entraîner des salons bourgeois aux soirées mondaines, des réflexions intimes aux plages de Balbec et des aventures amoureuses de ses proches jusqu’à ses propres incapacités sentimentales, c’est d’être plongé dans les mêmes affres que l’auteur de la Recherche qui nous fait l’aimer.
On notera que cette première phrase comporte deux fois le terme “plongé” saisi dans le même sens, mais à plusieurs lignes d’intervalles. Qu’importe, aurait dit Proust, qui n’hésitait parfois pas à répéter un mot à trois de distances sans qu’on y trouve d’importance particulière.
Dans son travail minutieux de recomposition, plus que de restitution, d’un monde perdu à jamais, et qui, en fin de compte, n’a d’intérêt que pour le narrateur, Proust ne nous demande pas de l’aimer ou de l’apprécier comme lui le vivait, mais de suivre les pas de la recréation qu’il nous propose. Ce sont les traces mêmes du travail d’écrivain qui nous apparaissent. Avec un peu d’attention, on découvre, sans trop de peine, les nombreuses anecdotes intercalées qui durent gonfler certains chapitres de 50 pages quand ils ne devaient en compter au départ que 30. Un Amour de Swann ne serait-il pas lui-même comme une énorme intercalation ((Ce qui expliquerait peut-être qu’on puisse le lire indépendamment du reste et qu’il soit si souvent proposé en cours de cursus scolaire.))?
Je ne parviens pas à distinguer ce qu’il y a d’inférieur, comme un ami a cherché à me le faire accroire, dans ce quatrième tome de Sodome et Gomorrhe. J’y ai même ressenti parfois plus d’intensité en ce que, finalement, le narrateur devient plus actif, plus déterminant, ce qui ne départ pas du projet initial, du moins je le crois, du travail entier, à savoir la suite de la progression sociale et sentimentale d’un personnage a priori insignifiant à qui une quantité invraisemblable de personnes donnent toujours plus d’importance, ce qui nous console quand on sait que ces personnages eux-mêmes ne sont guère plus signifiants et qu’il est difficile d’en sauver dix sur le tas.
Aimer la Recherche, c’est être écrivain, quand bien même on n’aurait pas écrit une ligne, disais-je, mais que l’on ne m’interprète pas mal: je ne voudrais surtout pas dire que celui ou celle qui ne “rentre pas dedans” ne le serait pas, écrivain. Ce serait mésinterpréter ces lignes qui se voulaient simplement reconnaissante à un auteur d’avoir consacré sa vie à décrire, finalement, la vanité d’une démarche à laquelle nous accordons une trop grande place. En un sens, Proust déconstruit notre travail d’écrivain, nous rappelle qu’il n’est qu’un à-côté de la vie et que celle-ci est hors l’écrit… (Henry Miller, trente ou quarante ans plus tard, affirmera qu’écrire ne peut être que le fait d’un homme malheureux, incomplet, lui qui opérera finalement la même démarche de reconstruire son propre passé, l’arrangeant selon son goût, nous proposant, lui aussi, un écrivain à la recherche de son temps perdu.)
C’est du moins ainsi que j’interprète sans avoir lu une ligne d’analyse sur lui et en n’étant arrivé guère plus loin qu’au tiers du cinquième livre.