Je suis ma voiture… de trop près

Dans un article récent1, j’ai prétendu (sans être le premier) que la propriété nous enferme, nous emprisonne. J’affirmais que notre propre bien était une prison2.

Même si j’aime beaucoup “Fight Club” en ce qu’il pose de manière audacieuse un grand problème lié à la militance3 , je ne voulais pas dire cela dans le sens que “nous ne sommes pas notre portefeuille, nous ne sommes pas notre voiture, nous ne sommes pas notre putain de treillis”… pour paraphraser un Tyler en grande forme au milieu du film…4

Ce que je voulais dire, de manière plus générale, c’est que le fait d’être propriétaire d’un bien nous aliène à notre individu en nous réduisant à être son gardien. Il est vrai que nous perdons notre identité en laissant nos biens nous définir, et je suis bien d’accord avec cette autre réflexion (d’origine anarchiste) de Tyler: “Les choses que nous possédons finissent par nous posséder.”5

Ici, cependant, je m’attarde sur un autre point: les choses que nous possédons nous limitent par le fait même que nous les possédons… Sans compter qu’elles limitent les autres et que les biens des autres nous limitent également6.

Rien n’est sans doute plus illustratif que la bagnole à cet égard. Outre que le fait d’être ou non propriétaire7 d’une voiture x, y ou z nous range automatiquement dans une catégorie de personnes et crée de fait une inégalité qui, on s’en souviendra, réduit notre liberté8, le droit que nous avons créé autour de cet objet de haut prix nous oblige à le garder, à en être à la fois le protecteur, le défenseur, le garde-chiourme. Nous craignons pour elle, nous dépensons beaucoup de notre temps et de notre espace à la défendre, par exemple lorsque nous réduisons une partie de notre maison à l’état de garage ou quand nous cherchons pendant des heures par an un espace sûr pour la stationner, de préférence dans un endroit illuminé avec des policiers autour ou dans un parking payant…

Outre que cette voiture, quand vous la déplacez, limite d’autant les déplacements des autres voitures, mais aussi des piétons, loin de vous assurer la liberté promise par la publicité, elle vous assigne à sa garde permanente, vous interdit de l’abandonner au milieu d’un bouchon, vous oblige à aller la chercher à la fourrière, ou à la porter chez le garagiste. Vous êtes inquiet pour elle, parfois plus que pour vos enfants, que pour vos proches et pour vos amis… Il y a quelque chose de maladif, là-dedans, il est temps de le reconnaître.

Mais il y a plus, c’est que, si la voiture peut paraître une forteresse pour certains qui la prennent grande, blindée, dotée d’une alarme et de vitres obscures, elle peut aussi devenir une cible par ce fait même qu’elle paraît plus ce qu’elle est exactement: un produit de luxe.

La voiture la plus haute, la plus rapide, la plus solide est également la plus enviée, la plus désirée, donc la plus facilement attaquable, soit qu’on la désire, elle, soit que l’on sait que la personne qui s’y trouve a fatalement quelque chose d’intéressant sur elle. Plus elle sera protégée et plus on trouvera de moyens pour en violer les protections.

Tout cela est tellement vrai, à São Paulo, bastion du libéralisme capitaliste abouti, que certains de ses habitants particulièrement privilégiés préfèrent se déplacer en hélicoptère. Selon une revue de droite, elle est la seconde ville en terme de flotte privée de ces engins. Mais il n’est probablement pas loin le temps où ce nouvel abri, cette nouvelle forteresse, se trouvera réduite, elle aussi, à l’état de cible. L’an dernier, un hélicoptère de la police militaire (les mêmes qui apparaissent dans le film “Tropa de Elite”) a été descendu par un lance-roquette depuis la favela qu’il survolait…

L’escalade de cette violence est l’exact reflet de l’escalade de l’extension de la propriété et de la nécessité de la défendre: nous nous transformons toujours plus en otages des biens qui nous défendent et que nous défendons. Ceci définit à quel point Diogène avait raison en brisant sa tasse le jour où il découvrit qu’il pouvait se passer de cette dernière possession et boire dans le creux de ses mains…

Multipliez maintenant ce problème lié à la voiture par l’ensemble des biens que vous considérez importants dans votre vie, et vous aurez une petite idée du problème qui lie la propriété privée et la liberté.

  1. Ici. []
  2. J’utilisais les termes suivants: La propriété elle-même, par beaucoup considérée comme la plus importante des libertés, tant d’une personne que d’un État, est en fait la propre cage de l’individu qui a accepté de se transformer en personne, c’est-à-dire en titulaire des titres de biens matériels et immatériels qui lui serviront de limites et l’encercleront par opposition aux autres qui seront encerclés aussi, à la fois par les limites de cette première personne, par celles de toutes les autres personnes et par les leurs propres. []
  3. L’engagement et son influence sur l’individu engagé. []
  4. You’re not your job. You’re not how much money you have in the bank. You’re not the car you drive. You’re not the contents of your wallet. You’re not your fucking khakis. You’re the all-singing, all-dancing crap of the world. []
  5. The things you used to own, now they own you. []
  6. Voir l’article dont je parlais plus haut. []
  7. Attention, je dis bien propriétaire, pas autre chose comme possesseur, détenteur, usufruitier; s’il le faut je m’en expliquerai dans un autre article. []
  8. Citant toujours le même article: l’égalité est indispensable à cette forme de liberté individuelle, et cela signifie qu’en aucun cas l’expression de la liberté d’un individu puisse être soumise au prétendu droit d’une personne, morale ou physique, à détenir en sa propriété, temporairement ou définitivement, les moyens qui permettraient à un ou plusieurs individus de se prémunir contre le froid, la chaleur, la faim, la soif, la maladie, l’inconfort ou toute autre chose qui accélère la mort. Par personne morale, j’entends aussi ici un État ou une administration “publique”. []

One Response to “Je suis ma voiture… de trop près”

  1. Monsieur Y Says:

    Ce serait bien qu’on puisse détruire toutes les voitures à coup de roquettes, mais ça ferait un peu désordre, je crois … 🙂

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