Jean Ziegler, Atlas de la faim.

Obscur, ce titre? Allons, qui ne connaît la croisade planétaire de l’Helvète le plus propre (dans sa tête), dont rares doivent être les fans issus du monde bancaire. Ziegler est le héraut des affamés de la Terre (ou des damnés de la faim). Il a écrit un énième bouquin sur le sujet, que je ne peux que vous recommander de lire incessamment tant il brûle d’actualité. Ziegler est encore parvenu à y mettre de nombreux événements (évènements selon la nouvelle orthographe, donc on va tenter de s’y coller) de cette année encore, pour montrer que décidément les instances internationales, à commencer par le FMI, ne font rien de bon pour enrayer la chose. Certes, on s’en doutait un peu, mais il est toujours bon de pouvoir étayer nos discussions d’exemples concrets.

Pour preuve, un seul exemple (parmi combien!!!), que je reprendrai ici, celui du Niger, qu’il explique au chapitre 3 de la première partie.

“Le Niger est un magnifique pays du Sahel de plus de un million de kilomètres carrés, qui abrite certaines des cultures les plus splendides de l’humanité -celles de Djerma, des Haoussa, des Touaregs, des Peuls ((Il faut reconnaître à Ziegler une verve émotionnelle touchante, qui tranche avec son propos dont le ton est immensément argumenté, posé, rationnel. Cette double tendance, chez lui, a probablement l’intention de faire vibrer la fibre humaniste et de nous convaincre par la raison. Ce n’est pas un exercice facile, mais il est remarquable dans l’efficacité, aussi bien écrite qu’orale, lorsqu’il intervient dans une émission de radio (comme Là-bas si j’y suis, l’an dernier) ou de télévision (encore récemment chez l’à peine satisfaisant Mattéi.)) (…)Le Niger possède 20 millions de têtes de bétail, chameaux blancs, zébus à cornes en lyre, chèvres (notamment la jolie chèvre rousse de Maradi ((quand on vous disait qu’il était lyrique.)) ), moutons, ânes. Au centre du pays, les sols sont gorgés de sels minéraux qui donnent aux bêtes qui les lèchent une chair extraordinairement ferme et goûteuse.

“Mais les Nigériens sont écrasés par leur dette extérieure. Ils subissent donc la loi d’airain du Fonds monétaire international (FMI). Au cours des dix dernières années, celui-ci a ravagé le pays par plusieurs programmes d’ajustement structurel successifs.

Le FMI a notamment ordonné la liquidation de l’Office national vétérinaire, ouvrant le marché aux sociétés multinationales privées de la pharmacopée animale. C’est ainsi que l’Etat n’exerce plus aucun contrôle effectif sur les dates de validité des vaccins et des médicaments. (…)

“Désormais, les éleveurs nigériens doivent acheter sur le marché libre ((Les libéraux iront peut-être dire qu’il manque des guillemets ici??)) de Niamey ((A 1000 km de la côte atlantique.)) les antiparasitoses, vaccins et autres vitamines pour traiter leurs bêtes aux prix dictés par les sociétés multinationales occidentales.”

Ziegler raconte ensuite comment les éleveurs, vite déstabilisés par ces prix ruineux, en viennent à abandonner leurs activités rurales et grossir les populations des bidonvilles.

“A ce pays de famines récurrentes, où la sécheresse expose périodiquement hommes et bêtes à la sous-alimentation et à la malnutrition, le FMI a imposé la dissolution des stocks de réserve détenus par l’Etat -et qui s’élevait à 40000 tonnes de céréales. L’Etat conservait dans ses dépôts ces montagnes de sacs de mil, d’orge, de blé afin, précisément, de pouvoir venir en aide, dans l’urgence, aux populations les plus vulnérables en cas de sécheresse, d’invasion de criquets ou d’inondations.

“Mais la direction Afrique du FMI à Washington est d’avis que ces stocks de réserves pervertissent le libre fonctionnement du marché. En bref: que le commerce des céréales ne saurait être l’affaire de l’Etat, puisqu’il viole le dogme sacro-saint du libre-échange.

“Depuis la grande sécheresse du milieu des années 1980, qui avait duré cinq ans, le rythme des catastrophes s’accélère.

La famine attaque désormais le Niger en moyenne tous les deux ans.

((J. ZIEGLER, Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, octobre 2011, p. 57-58.))

Ziegler explique ensuite que le Niger est pourtant la deuxième source d’uranium dans le monde, mais qu’Areva, société française, sous contrôle d’ailleurs de la République des droits de mon… de l’Homme, en conserve jalousement les droits d’exploitation sans pratiquement aucun bénéfice pour le Niger, dont l’ancien président Mamadou Tanja a tenté de changer la donne en mettant Areva en concurrence avec une entreprise chinoise ((Notons que ceci ne disculpe probablement pas Tanja des charges de corruption qui pèsent sur lui, mais il est éclairant que le bonhomme a pu rester au pouvoir tant qu’il n’inquiétait pas la position de la société française d’exploitation d’uranium, ndt.)).

“La sanction fut immédiate. Au matin du 18 février 2010, un coup d’Etat militaire porta au pouvoir un obscur colonel du nom de Salou Djibo. Celui-ci rompit toute discussion avec les Chinois et réaffirma “la gratitude et la loyauté” du Niger vis-à-vis d’Areva.”

((Op. cit., p. 59. Ziegler précisé en note que l’actuel président élu du Niger est un “brillant ingénier des mines et cadres d’Areva.))

Ziegler pose ensuite que la tragédie de la faim endémique au Niger pourrait être évitée par un simple programme d’irrigation, proposé par la très gauchiste Banque Mondiale elle-même. Mais, comme le Niger ne peut toucher aux dividendes de l’Uranium, elle n’a pas le premier cent pour initier le projet.
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Il est remarquable de constater que, plus le marché est libre, moins il a de possibilités de l’être véritablement. La demande, dans des situations de flux tendus organisés, sera toujours soumise aux dictats de l’offre qui organisera sa raréfaction ou supprimera la concurrence par sa capacité à user des bras armés locaux ou extérieurs. C’est une règle générale ((dont les exceptions ne sauvent pas le système.)): aussi bien les Etats aux ordres des multinationales, que les organisations internationales à ceux des entreprises jalouses de leurs droits à fixer les prix les plus absurdes, que les Nations dites avancées, civilisées ou démocratiques, que les trois ensemble, n’ont de cesse de réduire la possibilité des collectivités fragilisées (qu’elles soient de pays émergents, de communes en difficultés plus près de nous, d’organisations régionales, d’associations de soutien aux plus démunis) de s’organiser, de se défendre, de prévoir le pire, au nom de la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande, du marché libre, qui ne se préoccupent pas du quotidien des individus, mais seulement des joies des flux tendus, des exaltations des marges de profit et des orgasmes de ses innovations en tous genres.

Désirer le marché libre dans une société de 7 milliards d’individus dont les aspirations sociétales sont extrêmement diversifiées, dont les organisations traditionnelles (et parfois bien plus démocratiques que les nôtres) ne sont le plus souvent pas en demande de changement, en tout cas pas par l’extérieur, dont les équilibres sont fragiles, mais résistants depuis des siècles, parfois des millénaires, et menacés en permanence aujourd’hui par les lubies des règles commerciales internationales, désirer donc le marché libre, c’est passer à la moulinette les droits à la vie, à l’alimentation, à la santé de la plupart de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes.

Les discours qui prétendent que le sacrifice de “quelques-uns” (potentiellement un milliard, quand même, en ce moment) pourrait amener dans l’avenir au mieux-être progressif de tous sont de terribles menaces rhétoriques car ce mieux-être est promis depuis plus de deux siècles par les mêmes raisonnements dont les effets sont toujours, disent-ils, repoussés à plus tard à cause même des interventions des Etats qui les empêchent de s’accomplir.

Or, aucun Etat au monde ne s’arrêtera jamais, “par delà le bien et le mal”, d’intervenir, soit pour le profit de ses populations, soit -plus souvent- pour le profit de ceux qui sauront le manipuler. Les libéraux -les vrais libéraux- ne pourront donc montrer la véracité de leur discours -si tant elle qu’il y ait une once de vrai dedans- qu’une fois ces Etats disparus.

La disparition de ces Etats, si on y réfléchit quelques minutes c’est, en deux temps, une terrible et meurtrière transition, certainement très longue, qui mènera une proportion gigantesque (à mon avis plus des deux tiers) de la population à une mort prématurée et sans doute horrible (guerre, famine, épidémies, pour ne parler que des fléaux les plus évidents), qui n’épargnera aucune région et qui aura pour résultat (deuxième temps) une situation où les plus “chanceux” se seront appropriés des espaces plus ou moins bien protégés qu’ils défendront au moyen de petites armées privées contre les voisins immédiats et d’alliances d’intérêts mutuels avec des pairs qui ne manqueront pas de se retourner les uns contre les autres à la moindre occasion d’agrandir leurs forteresses.

Même la réduction de l’Etat aux seules fonctions régaliennes (justice, police, armée) n’aide pas à sauver le système. N’oublions pas que ce type d’Etat a déjà existé par le passé (Rome fonctionnait sur ce modèle) et qu’il était particulièrement impérialiste et violent.

Le libéralisme, n’en déplaise aux plus sincères d’entre eux, se décline en réalité selon ses principes économiques, depuis très longtemps (Selon moi, on peut en établir les prémisses aux époques de constitution des premières cités-Etats, avec l’élaboration des premiers principes de la propriété impliquant l’abusus.)). Les Etats, jouets de lobbies, de groupes de pression, dirigés par les hommes liges des milieux d’intérêts privés, ne sont guère plus que des facteurs d’importances sur les places des marchés internationaux et même nationaux.

Sur un marché, celui qui en connaît le mieux les facteurs divers et qui peut les manipuler à son avantage est celui qui s’en tirera le mieux. Celui qui a un bras au ministère des affaires économiques ou dans une caserne militaire n’aura aucun mal à faire jouer les leviers en sa faveur de la même manière qu’un entrepreneur parviendra à user de son service marketing pour mentir mieux que son concurrent sur l’intérêt de son produit. Le libéralisme ne pourvoit pas le monde des meilleurs produits au meilleur prix pour les deux acteurs de la vente. Il obéit à la loi du plus roublard.

On n’en sort pas: le libéralisme, c’est un (joli) leurre dangereux.

Je suis contre.

One Response to “Jean Ziegler, Atlas de la faim.”

  1. tito Says:

    Ah oui, pour ceux qui s’inquiètent de mes propres positions concernant les Etats, je vous rappelle que je ne suis pas plus pour. Mais j’estime que le capitalisme privé est le premier qui doit disparaître pour que l’Etat puisse disparaître en limitant les dommages des effets de la transition.
    Le mécanisme de transition reste une énorme difficulté. Je suis persuadé qu’il passe par une réduction du rôle de l’Etat ET dans le même temps par une réduction des droits des entreprises de grandes tailles, sans toutefois en organiser la disparition radicale, mais en en prenant les rênes via des conseils de sociétés sans but lucratif. Les grands magasins, les usines, les centres de production, de distribution, doivent être mis entre les pattes de conseils horizontaux liés aux travailleurs et aux consommateurs, mais qui ne soient pas issus d’axes verticaux (comme les Etats ou les organisations internationales), ni issus d’axes nationaux, ce qui provoquerait fatalement des tragédies de types d’extrême-droite.

    Certes, on en est loin.

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