Un journalisme d’un autre siècle
Ce matin, j’entendais sur la chaine principale publique belge francophone d’information radio un… animateur, auto-proclamé journaliste, se faire l’écho des éditoriaux papiers qui se lamentaient sur l’événement de l’avant-veille: la mort criminelle d’une journaliste blogueuse maltaise, Daphne Caruana Galizia. L’auteur de cette revue de presse semblait véritablement contrit par la mort de celle qu’il considérait comme sa consoeur et se plaignaient de ce que le monde semblait avoir fait un bond de vingt ans en arrière. N’était-ce pas une manoeuvre du siècle dernier plutôt que de celui-ci?
On serait tenté de lui répondre que les publications de RSF ((Critiquables sur plus d’un point, mais ne conservons que ce point factuel en tête, puisque c’est celui qu’observait M. Vandenschrick.)) regorgent de meurtres de journalistes dans des pays aussi bien cotés que la Somalie, la Colombie ou la Syrie, mais ce serait trop facile: après tout, la situation de ces pays n’a guère évolué depuis le vingtième siècle, n’est-ce pas?
Mais ce qui m’interpelle, c’est plutôt que cette journaliste, en tout état de cause, semblait faire son travail de journaliste, elle, sur son blog, indépendant, et que c’est ça qui l’a tuée. Des personnalités auxquelles elle s’est attaquée l’ont empêchée de nuire. Il fallait la stopper, parce que ce qu’elle dénonçait devenait trop embarrassant, trop visible.
N’est-ce pas cela qui n’arrive plus dans nos contrées? Je veux dire: qu’elle faisait son travail…
Cet événement coïncidait avec une réflexion que je me faisais ces dernières semaines: la Belgique manque cruellement de journalistes d’investigation, d’analyse et d’opposition indépendants. Chose qui ne pourrait plus arriver de nos jours que sur internet. Les trop rares publications d’investigation en Belgique francophone sont au mieux bimensuelles, voire trimensuelles. Elles touchent un public averti, déjà informé, frustré de l’inertie de la situation, et ne nourrissent sans doute qu’à peine leurs producteurs.
Nos principaux chroniqueurs et commentateurs quotidiens, voire hebdomadaires, n’ont guère plus d’effet sur la gestion des affaires publiques que du poil à gratter modèle chatouillis. Les Panama Papers? Magnifique: qu’en est-il ressorti? Une stabilité formidable dans le traitement de la fraude et de l’évasion fiscales. Des scandales alimentaires à répétition? Bien entendu; mais leur répétition est bien le signe qu’entre-temps l’essentiel de la dénonciation ne pèse pas lourd. Les affaires des intercommunales? Oui, certes, mais journaux, radios et télévisions ont donné la parole aux intéressés en leur laissant toute latitude bien confortable pour se justifier dans l’ignorance. Et rien ne change vraiment. On s’attend à ce que les règles de fonctionnement ne varient que dans la direction d’une moindre transparence. Après tout, c’est bien ce qui est arrivé avec la police et la justice dans les années 1990, et on serait bien en peine de constater la réussite des journalistes qui couraient, au siècle dernier, vers la vérité sur ces affaires.
Il nous manque véritablement une indépendance de journaliste qui leur permettrait de poser la question: “Est-ce qu’au bout du compte le doute ne devrait pas bénéficier à l’électeur plutôt qu’au responsable politique, et ne devriez-vous pas prendre les devants en vous retirant?”
-Mais que faites-vous de la liberté de l’électeur, justement, qui continue de m’élire?
Et le journaliste indépendant rétorquerait:
-Ne vous inquiétez pas: désormais, nous ferons notre travail correctement, vous ne serez plus invités sur nos plateaux ou dans nos rédactions comme en pays conquis. Désormais, vous aurez affaire à des opposants, et non à des partenaires.
Bien entendu, le journaliste indépendant n’existe que sur son blog -et encore, pas toujours. Dans les rédactions, sur les plateaux, dans les studios, le journaliste indépendant n’est pas autre chose qu’un coût, une variable d’ajustement, un rouage. Et si un rouage grippe, on le change.
On ne peut pas lui en vouloir, au rouage, de vouloir rester dans la machine: elle le nourrit, elle le fait vivre et, mieux, elle lui assure une reconnaissance sociale. Dans l’enseignement aussi, nous appren(i)ons aux élèves des éléments de savoirs dirigés destinés à former du citoyen par paquets de vingt prêts à l’emploi -au sens premier du terme- et ça ne fait pas plaisir de servir à la fois de première ligne aux frustrations des élèves et des parents et de pétrisseurs d’esprits conformistes. Dans l’administration aussi, des agents de nombreuses activités rentrent le soir chez eux en se posant la question de leur solitude. Mais tous, journalistes, enseignants, fonctionnaires, y compris parfois de police, nous faisons partie, nous sommes dedans, nous sommes complices, puisque nous sommes payés.
Si le meutre de Madame Daphne Caruana Galizia était vraiment d’un autre siècle, ne sommes-nous pas encore, nous, du siècle précédent?
In memoriam, indépendance.