Compte-rendu: Shlomo Sand “Comment le peuple juif fut inventé”
“Comment le peuple juif fut inventé”, titre éminemment polémique et peut-être pas le meilleur possible, est paru en français en 2008 ((Le présent article ne porte que sur la version française du livre. Lors de discussions sur le forum, certaines personnes m’ont dit, mais sans me le montrer, que la version originale était parfois différente. Je suis bien incapable de le confirmer ou de l’infirmer.)), chez Fayard. Les émotions et les critiques qu’il a générées ((Il est impossible d’être exhaustif à cet égard: j’ai trouvé en ligne plus d’une centaine d’articles ou de forum (en tout, cela totalise plusieurs centaines de réactions différentes) en français qui discutent du livre –et les derniers étaient très récents, pourraient en annoncer de nouveaux. Les plus en vue ont également été publié dans des journaux comme Le Monde, par exemple: Eric MARTY, Les mauvaises raisons d’un succès de librairie, Le Monde, 28 mars 2009, reproduit notamment ici: http://lettresdisrael.blogs.courrierinternational.com/archive/2009/03/29/le-negationnisme-de-shlomo-sand-demonte-par-eric-marty.html . Eric Marty est un critique littéraire, donc peu qualifié pour critiquer un historien. Il semble en outre qu’il n’ait pas lu le livre avant de le critiquer car il ne reproduit que des passages d’un article du Monde Diplomatique de Shlomo Sand. Un autre intervenant souvent reproduit, malgré la pauvreté de son argumentation est Pierre I. Lurçat, Le négationnisme “soft” d’un nouvel historien israélien, édité notamment ici: http://vudejerusalem.20minutes-blogs.fr/archive/2009/01/20/shlomo-sand-deconstruire-le-peuple-juif.html#c485590 . Il y a encore un article plus argumenté de Nicolas Weill: À fiction, fiction et demie, dans Le Monde des Livres, 11 février 2010. De même, il serait difficile de citer un forum parmi les nombreux qui se sont penchés sur le livre de Sand. Il faut noter que, malgré l’existence de quelques bonnes critiques, ce sont surtout les plus émotionnelles et les moins rationnelles qui sont reprises pour le critiquer. D’un autre côté, aussi bien sur les forums que sur des sites personnels ou d’information, on retrouve des rapports élogieux de Sand. De positions modérées, il y en a très peu. Je dispose d’une liste d’un grand nombre de ces sources qu’il serait malséant de publier ici, mais que je mettrai prochainement en ligne dès que j’aurai trouvé une manière présentable de le faire.)) depuis lors, et encore cette année suite à sa parution chez Flammarion en poche (était-ce une bonne idée?), ont dépassé largement l’impact qu’il a eu en anglais et en hébreu, selon les sources trouvées en ligne.
Ce livre nécessiterait de longs commentaires, mais il est presque impossible qu’une seule personne s’y consacre. Un spécialiste ne peut décemment en faire la critique interne ((J’entendrai ici par critique externe, la critique de la méthode, de ses intentions, de la présentation de son travail, et par critique interne la valeur intrinsèque de chacun des éléments de ce travail.)) que d’une petite partie. Personnellement, je pourrais m’atteler à celle qui évoque l’époque hellénistique et latine, et encore uniquement sur les sources en latin et en grec, puisque je ne connais aucune des langues moyen-orientales qui étaient utilisées par les personnes concernées (araméen, hébreu, etc.). Par conséquent, je ne pourrais faire de ce livre qu’une critique externe, pas une critique interne, comme la plupart des historiens, car Sand s’est voulu exhaustif (ou presque, puisque, comme le dit Esther Benbassa, il ne fait qu’évoquer la période qui va de l’an mille au XVIIIe Siècle).
Two tribes
Mais pourquoi autant d’intérêt sur ce livre? Pourquoi autant de diatribes violentes et souvent injustifiées d’un côté et de soutiens inconditionnels, voire aveugles, de l’autre?
C’est que ce livre traite d’un sujet hautement polémique: Sand prétend faire l’étude de l’historiographie de la création du peuple juif par les intellectuels juifs de 1800 à nos jours. En réalité, la présentation de son livre et son contenu, ses audaces, ont amené bien des gens à estimer qu’il avait de plus amples prétentions. Un article paru dans le Monde Diplomatique ((http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/SAND/16205 Il faut noter que les intentions de sand n’y sont pas claires. Il dit bien “Ecrire une histoire juive nouvelle, par-delà le prisme sioniste, n’est donc pas chose aisée.” Cependant il ne prétend pas qu’il s’y est attelé, mais bien qu’il étudie l’historiographie du peuple juif, ce qui est très différent. En dépit de cela, on ne peut éviter de constater que son livre déborde souvent de l’historiographie pour se lancer dans l’exposé de théories dont les auteurs ne sont pas toujours clairement nommés.)), où il “résume” son propos, n’a pas aidé non plus à la clarification. C’est que Sand, historiographe compétent ((C’est-à-dire spécialiste de l’étude de l’histoire écrite.)), a aussi une âme de militant, et cette âme l’a parfois amené à dépasser son propos. Il a un peu oublié son devoir de modération et de réserve en tant que scientifique et historien. Ce qui n’aurait allumé aucun feu s’il avait traité d’un autre sujet que celui du peuple juif. Même si, évidemment, sur tout autre sujet, il n’y aurait jamais eu autant à dire, probablement. Ou plutôt, il n’y aurait pas eu matière à autant de passion, dirons-nous.
À voir, car, ce que fait Sand, en réalité, de nombreux historiens l’ont déjà fait pour la plupart des “nations”, des “peuples” européens. Je suppose que qui lit ces lignes sait que le “peuple belge” ne remonte pas à Jules César et aux ducs de Bourgogne ((Voir, par exemple, le livre d’Anne Morelli, Les Grands Mythes de l’histoire de Belgique, de Flandre et de Wallonie, éditions Vie ouvrière – Histoire.)); que le “peuple français” n’est pas spécialement lié à Clovis ou au Traité de Verdun ((Voir les travaux de Suzanne Citron, Le mythe national. L’histoire de France en question, éditions Vie ouvrière, 1989.)), ni aux Gaulois; que le “peuple italien”, s’il est, culturellement, enraciné dans l’antiquité romaine, ne peut retrouver son identité dans le passé de la république ou de l’empire sans procéder à une véritable mythologisation de son histoire. Or, si l’on sait cela aussi pour l’Allemagne, pour l’Espagne, pour la Grande-Bretagne ((De manière générale, on suivra de près l’oeuvre d’Eric Hobsbawm. Mais il en est bien d’autres, et Shlomo Sand, par exemple, prétend suivre Benedict Anderson et Ernest Gellner qui, sans être de farouches radicaux, remettent le concept de nation en question.)), on le sait moins pour le “peuple juif” (que je ne mets pas entre guillemets par manque de respect, mais simplement par précaution oratoire). Et on sait, si l’on a fait un peu d’historiographie, que la déconstruction des mythologies nationales a longtemps été un sport de combat, pour reprendre une image du sociologue Bourdieu. Une tâche qu’il faut parfois reprendre, d’ailleurs, car les nostalgiques des nations existent toujours ((Il faut noter que Sand lui-même estime que la nation est l’un des sièges essentiels de la démocratie.))…
Historiographie et idéologie
Quels étaient alors les objectifs de Sand? Reprendre un sujet peu, voire pas étudié, selon ses dires, à savoir une vision globale de l’histoire de la construction du peuple juif par deux cents ans d’historiens et d’intellectuels. De Isaak Markus Jost, premier historien juif à avoir tenté de recomposer l’histoire des juifs au début du XIXe Siècle, jusqu’aux nouveaux historiens, très contestés, en passant par Heinrich Graetz, David Ben Gourion, Martin Büber et tous les autres, Sand tente de montrer que la structure de l’historiographie juive a connu des soubresauts qui ne sont pas étrangers à la nécessité idéologique d’asseoir l’existence d’un peuple qui, selon lui, n’avait pas de véritable consistance avant la fin du XIXe Siècle.
En suite de cela, et c’est très important, il explique qu’un peuple qui s’est auto-constitué ne manque pas moins de légitimité, que sa présence en tant que peuple ayant assis un siège géographique est tout autant juste que légale, qu’il n’y a pas à vouloir contester son existence ni son siège là où il se trouve. Autrement dit, à aucun moment Sand ne veut remettre en question la présence d’Israël en Israël ((P. 390 de son livre, Sand écrit: “Tout grand groupe humain qui se considère comme formant un ‘peuple’, même s’il ne l’a jamais été et que tout son passé est le résultat d’une construction entièrement imaginaire, possède le droit à l’autodétermination nationale.” Il cite aussi Arthur Koestler qui, bien que critiquant l’État d’Israël, lui reconnaissait une légitimité de droit et de fait depuis 1947 (p. 334).)).
Par contre, il délégitimise un pan sérieux du sionisme qui est l’idée selon laquelle Israël appartiendrait à tous les juifs du monde, mais pas à une bonne partie de ses habitants non-juifs ((C’est essentiellement l’objet de son cinquième et dernier chapitre.)). Pour lui, cette idéologie est contraire à la raison démocratique et à toute idéologie nationale acceptable en regard de l’histoire du nationalisme. Cette idée doit donc être disqualifiée et le sionisme accepter qu’elle disparaisse afin de tenter de vivre en bonne entente avec les personnes qui vivent en Israël, en Palestine et dans le voisinage de ces territoires.
Un militant
Dans une autre partie de son livre, mais en bonne suite du reste, Sand doute de la qualité de la démocratie d’Israël. Il s’appuie pour ce faire sur les travaux de plusieurs spécialistes (Sammy Samooha et Juan José Linz, principalement ((P. 407-410.)) ) pour montrer qu’Israël souffre d’un déficit de démocratie. Cela l’inquiète et l’on sent chez lui le désir de résoudre la quadrature du cercle de son pays: son aspiration est que les personnes non-juives qui vivent avec lui à Tel-Aviv, qui travaillent avec lui, puissent jouïr des mêmes droits que lui. On sent, dans son livre, que cela pourrait être l’une des clés d’une paix entre Israël et ses voisins à laquelle il aspire effectivement.
Son erreur aura été d’avoir voulu embrasser trop de choses en un livre dense où les références par moments foisonnent et à d’autres, cruciaux, font défaut. Si Sand est totalement dans son rôle en faisant une étude historiographique, il commence à déborder de ses propres compétences quand il reprend toute l’histoire de l’antiquité juive. Et c’est bien dommage, car il apporte des éléments de réflexions très intéressants. Je ne dis pas qu’il n’aurait pas dû les traiter, mais il aurait été avisé de se limiter dans ses affirmations et de donner plus de place aux théories de ses prédécesseurs en les laissant parler eux plutôt que lui. Chose qu’il fait par moments, mais pas assez ((On regrettera très fort l’absence d’une bibliographie que ne compense pas un index utile.)). Par exemple, lorsqu’il cite l’étude archéologique très récente de Silberman et Finkelstein ((P. 173 et suivantes.)), il se permet d’en contester une partie des conclusions. Quel dommage, car, s’il s’était contenté de dire qu’il existe d’autres théories que celles de ces auteurs, et d’en citer ses sources (qui existent effectivement, citées d’ailleurs par Silberman et Finkelstein ((Voir I. FINKELSTEIN et N. A. Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, trad. De l’anglais par P. Ghirardi, Paris, 2002. Encore un livre desservi par un titre critiquable, mais une somme très intéressante pour qui s’intéresse aux liens entre l’archéologie et les textes mythiques.)) ), il aurait paru beaucoup plus crédible qu’en en contestant, lui, historiographe de l’époque contemporaine, les excellentes idées sur quelques lignes, alors que le livre des deux archéologues fait tout de même le tour de la question en 400 pages.
De même lorsqu’il apporte des chiffres, des idées, des informations sur les Khazars, le royaume de la Kahina, ou sur Himyar ((Trois objets du chapitre 4 de son livre .)), il aurait été bien inspiré de se contenter d’exposer les théories en présence –ce qu’il fait- en évitant de prendre parfois un tour presque exalté dans sa présentation de l’histoire, alors que de nombreux doutes persistent. Le problème est que, si nous pouvons remettre en question le courant dominant de l’histoire des différentes communautés religieuses ou des différentes parties du peuple juif (supposant que celui-ci existe avant le XIXe Siècle), c’est uniquement parce que les recherches sur celles-ci, à ce qu’il semble dans le livre de Sand, manquent de suivi, hésitent à avancer suffisamment loin pour que l’histoire moderne se décide enfin à se prononcer clairement sur des sujets qui posent manifestement problème: serait-ce que l’histoire des juifs corrobore l’idéologie sioniste?
Sand a fait un travail bien utile, qui est celui d’ouvrir un champ d’exploration pour une nouvelle génération d’étudiants et de spécialistes en histoire, en archéologie, en épigraphie, en numismatique, en philologie, en linguistique et probablement dans d’autres disciplines que je ne soupçonne peut-être pas. Mais son travail risque aussi de desservir sa propre cause, qui était pourtant une cause de paix, car, en se voulant le porte-étendard d’une idée, il a débordé de ses propres compétences et a pris des positions dont il ne pouvait garantir les bases, s’exposant à la critique et se retrouvant dans la position des idéologues qu’il remettait en question. Ce sont ses élèves et d’autres savants qui pourront s’avancer sur ces terres, suivre les voies tracées par les “nouveaux historiens” ((Depuis les années 80, il existe en Israël un courant d’historiens trés contestés qui tentent de “revoir” –terme délicat- l’histoire officielle de leur pays, en mettant en lumière des documents peu ou pas exploités. Sand s’inscrit dans ce courant, mais en reste une figure particulière, car, jusqu’ici, ces nouveaux historiens se limitaient à l’histoire de l’Israël moderne. Remarque: cette note n’est pas le fruit d’une recherche exhaustive mais de quelques remarques faites par des auteurs rencontrés au cours de cette recherche. À prendre donc avec des pincettes.)), pour tenter, avec plus de science et moins de passion, d’établir une véritable histoire de ces communautés qu’il devient difficile de réunir en un peuple unique à la lecture du livre de Sand.
Le phénomène juif
D’apprendre que la religion juive fut la première grande prosélyte de l’histoire ((Voir son chapitre 3. Ce fait n’est pas contesté, ou alors de manière marginale. Par contre, l’importance de la conversion fait question. Sand et d’autres pensent qu’elle peut servir de base pour expliquer l’extension des communautés juives dans la plupart des cas: en pays Khazar, en Afrique du Nord, en Espagne, en Arabie, pour évoquer les principaux cas. D’autres pensent qu’elle est restée marginale et que la majeure partie des ascendants des juifs actuels sont originaires d’Israël et de Judée.)) ou qu’il a existé un royaume juif aux portes de l’Ukraine, un autre au Sud de la péninsule arabique et un troisième en pays berbère ((Voir le chapitre 4.)) ouvre bien des horizons: le phénomène juif est tout naturellement bien plus multiple qu’il ne paraît à l’exposé des problèmes actuels au Moyen-Orient. Le monde juif n’est pas plus endogène que les autres. Et si le connaisseur de la Bible a lu ces passages qui parlent de conversions, de parentés non-juives de certains juifs jusqu’aux plus célèbres comme David, de conquêtes, mais aussi du caractère non-marchand des juifs de l’antiquité ((Jusqu’à Flavius Josèphe qui évoque les juifs de son époque, rarement marchands ou marins, selon lui (Contre Apion, I, 12: “Or donc, nous n’habitons pas un pays maritime, nous ne nous plaisons pas au commerce, ni à la fréquentation des étrangers qui en résulte. Nos villes sont bâties loin de la mer, et, comme nous habitons un pays fertile, nous le cultivons avec ardeur, mettant surtout notre amour-propre à élever nos enfants, et faisant de l’observation des lois et des pratiques pieuses, qui nous ont été transmises conformément à ces lois, l’oeuvre la plus nécessaire de toute la vie.”))), Sand permet au “gentil” de découvrir une réalité qui contraste avec la terrible image d’Épinal que, malgré nous, nous portons dans notre imaginaire superficiel et préconceptueux ((Faites l’expérience chez vous: demandez à vos proches quelles sont, selon eux, les professions exercées généralement par les juifs dans l’histoire et demandez-leur pourquoi. Il y a fort à parier qu’ils évoquent les activités suivantes: rabbin, marchand ambulant, fourreur, banquier, usurier. Sur base de quels éléments historiques?)).
Avant de terminer, rappelons l’objectif premier de Sand: montrer que, comme toutes les autres nations, celle des Juifs d’Israël n’échappe pas à une construction mythologique la justifiant, mythologie développée et enrobée par quelques générations d’historiens, depuis la fin du XIXe Siècle. Mais on ne peut arrêter le propos du livre ici, désormais. Car il est devenu plus qu’un tremplin pour des milliers d’études à venir, indispensables, souhaitables, désirables, attendues, il est aussi un champ de bataille. Sur lui se sont rassemblés deux armées, celle de ses défenseurs et celle de ses adversaires. Il faudrait dire qu’il y aussi la présence de ceux qui ne sont ni ses défenseurs, ni ses adversaires et qui, posément, argumentent sans passion autour de son livre. Et donc, la plupart des personnes qui ont réagi au texte de Sand l’ont fait intégralement pour ou intégralement contre lui, sans nuance, considérant soit comme tout blanc, soit comme tout noir ce qu’il a pu écrire, il existe un troisième camp informel, celui des démineurs, pourrait-on dire, ils sont plus modérés et plus posés. Esther Benbassa, Alain Michel, Maurice Sartre, par exemple, font partie de ceux-ci en français. Leurs critiques et objections sont pertinentes, méritent d’être considérées, et en même temps ils reconnaissent à Sand et au livre des qualités diverses. Le problème étant de distinguer les trois camps distinctement.
Tout historien est à même de travailler sur des documents contemporains que sont des articles, des forums, des blogs, des comptes-rendus et toutes les autres sortes de réactions que ce livre a suscitées. Car, si nous sommes bien formés, nous autres historiens –mais nous ne sommes pas les seuls, heureusement- avons acquis cette compétence qui est de pouvoir analyser et critiquer les dires de nos contemporains en fonction des faits connaissables. Faire de la critique historique est la base de notre métier, est l’essence de notre travail. Les historiens sont les gardiens du bien dire les faits de l’histoire. Cela signifie que notre travail doit impliquer la surveillance de la manipulation de ceux-ci: nous avons pour charge d’empêcher toute personne, sous quelque étiquette que ce soit (juriste, scientifique, politicien, idéologue, amateur ou professionnel) d’utiliser l’histoire pour justifier tout ou son contraire. L’histoire est un matériel difficile à maîtriser. Aucun de nous ne peut prétendre la détenir, car elle est trop vaste et trop exigeante. Elle ne soutient éternellement aucune idéologie, car l’idéologie se voulant totale et étant marquée par l’espace-temps où elle est proclamée se brise sur l’écueil de l’impossibilité d’embrasser l’universalité et la complexité de l’histoire. L’historien le sait et, dans son humilité et sa compétence, doit le rappeler constamment à chacun.
Cela a-t-il bien été le cas de Sand ? On aura noté au cours de cet article que Sand agit en militant et a renoncé à certains principes de base de l’exposé scientifique de l’histoire. Pour commencer, il n’a pas écrit de bibliographie, ce qui est remarquablement dommage vu l’ampleur des sources qu’il cite. Par ailleurs, il pose de nombreux arguments sans en dire les sources. Il semble que son intuition et sa volonté de montrer quelque chose l’aient souvent guidé. D’un autre côté, on ne pourra lui reprocher, par exemple, d’avoir posé dès l’introduction l’objet de sa thèse : c’est une pratique courante aussi bien dans les articles que dans les livres d’histoire. Les introductions servent souvent, en effet, à prévenir le lecteur du chemin parcouru par le chercheur. De même que Sand a suivi nombre de voies, de sources, de lectures et l’a bien exposé, bien que de manière souvent brouillonne et chaotique. Ses conclusions portent une large part de vraisemblance et, à part quelques détails importants, on ne sent pas le faux flagrant qui lui est reproché par ses détracteurs les plus virulents. En outre, il a plusieurs fois dans son travail fait appel aux recherches futures de ceux que les sujets intéresseront. Enfin, dès le début, il a marqué son livre de sa subjectivité et l’on pourrait dès lors définir son travail comme un véritable essai historique, plutôt que comme un livre d’historien. Comme il est historien, cela pose les bases d’un problème qui est que, de notre caste, l’on attend des livres plus sérieux, plus finis, mais aussi, depuis au moins les Annales, plus pointus, se concentrant sur des sujets étroits, pas sur des parties de l’histoire qui nécessitent autant de spécialités dont l’auteur n’est pas pourvu.
Si Sand s’était contenté de ne faire que l’étude de l’historiographie de 1800 à nos jours, ce compte-rendu aurait pu le proclamer livre d’histoire. On doit donc classer ce livre dans la catégorie des essais d’ouverture scientifiques, produit par un intellectuel qui souhaitait engager le débat. Une fois ceci fait, il reste à ceux qui le désirent de faire la critique interne de chaque partie pour laquelle il se sent compétent. Et de laisser aux collègues le soin des autres. En espérant que ce livre aura effectivement ouvert la voie à une meilleure compréhension de l’histoire de la religion, des communautés, du peuple juif –avec toutes les précautions que ces termes réclament.