Je me lisais un petit article sur le lendemain de la 2e guerre mondiale et la réflexion y montait sur la culpabilité du peuple allemand, du peuple japonais, du peuple italien quant à ce.
Il paraît notamment qu’un historien du nom de John Dower a montré combien les Japonais sortirent de la guerre avec un fort sentiment d’auto-victimisation, préoccupés par leur sort plutôt que par celui des autres peuples auxquels “ils avaient fait du tort”.
L’article était illustré par la photo d’un petit garçon blond d’environ 5 ans, tenant en main un panneau avec son nom, KLINGE Erich, écrit à la craie. Il s’agit de l’une des nombreuses photos d’orphelins allemands qui furent faites pour tenter de trouver des membres de leurs familles quelque part en Allemagne.
Bon…
Il est évident que la 2e guerre mondiale fut l’un des pires événements de l’histoire et, pour ceux qui y sont restés comme pour ceux qui en sont revenus avec des séquelles irréparables, psychologiques ou physiques, c’était le pire événement de l’histoire. Qu’il y ait eu des bourreaux et des victimes, nul n’en disconviendra. Que les victimes méritent au moins reconnaissance et compensation, cela me paraît sain et logique.
Là oú je bloque, c’est sur l’idée que les victimes soient les membres de peuples particuliers et les bourreaux d’autres peuples déterminés.
L’idée qu’il n’y ait pas eu de bourreau du côté anglais, français, étatsunien, russe, polonais ou autre; l’idée qu’il n’y ait eu aucune victime du côté allemand, japonais ou italien; l’idée même qu’il ne pourrait y avoir de personnes, disons, ni responsables, ni coupables au sein de ces trois nations en particulier, là, je bloque sérieusement.
Pour deux raisons principalement. D’abord, parce que la sociologie, la psychologie sociale ont depuis lors largement montré combien l’effet de masse peut être responsable des pires crimes, et l’ampleur de ceux-ci, finalement, n’importe guère: cent personnes peuvent en tuer dix, 50 millions pourront en masscrer 5 millions dans un élan de fureur irrationnelle, démesurée, uniquement menée par des ressentiments attisés au bon moment contre des personnes qui se trouvaient au mauvais endroit, il s’agit du même crime.
Ensuite, parce que ce petit garçon de 5 ans, né probablement au début de la guerre, ne peut être reconnu comme responsable du contexte dans lequel il est né. Et on peut remonter comme cela assez loin. Les Allemands nés au sortir de 1919, enfants du traité de Versailles, de la crise économique, des ressentiments nationalistes, de l’héritage antisémite, d’une éducation frustrée et ne favorisant pas le questionnement personnel, avaient peu de chance de trouver d’autres échappatoires que celui qui vint. Certes, il y eut des Allemands résistants, et heureusement. Mais ils ne peuvent servir de caution aux juges de l’après-guerre pour déterminer unilatéralement les responsabilités.
Attention, comme dirait l’autre, je n’excuse pas, j’explique. Continuez de suivre le raisonnement avant de me lyncher.
Les autorités et les dirigeants économiques des pays alliés comme des pays vaincus de la 1e Guerre Mondiale sont à égalité responsables pour avoir promu, encouragé, installé, imposé un système économique et social qui ne pouvait que produire de tels excès. De même que la guerre du Vietnam et la tragédie De My Lai est de la responsabilité des décideurs étatsuniens; que les massacres des colonisations et des épisodes de la décolonisation doivent être imputés aux promoteurs des premières; que l’esclavage, l’apartheid, l’oppression de populations déterminées (Arméniens, Kurdes, Palestiniens); la promotion de guerres civiles dans de nombreux pays africains; etc., etc.
Les tribunaux de Nuremberg et Tokyo devraient paraître ridicules à côté des responsabilités jamais établies au cours de l’histoire. Certes, Göring, Von Papen, Hess et tous les autres étaient largement complices et coresponsables de 12 ans de dictature et de 5 années de guerre. Mais combien de dirigeants alliés, de promoteurs industriels, d’idéologues de tous poils, ne l’ont voulue, cette guerre, en tout cas n’ont pas cherché à l’empêcher, n’ont rien fait pour éteindre le feu des nationalismes, assainir les mauvais mécanismes économiques, encourager les solidarités internationales?
La vérité est que des petits enfants de 5 ans doivent assumer plus de responsabilités que des décideurs politiques, des dirigeants économiques et des imposteurs intellectuels pour toutes les horreurs que l’histoire humaine a connues.
Que certains de ces responsables, une fois leur “peuple” vaincu, fussent alignés sur le banc des accusés en a étonné beaucoup: c’est qu’il ne paraissait pas normal, entre cadors, de se tirer dans les pattes. Généralement, les princes défaits, les présidents déposés, se retrouvaient le plus souvent avec une petite retraite accordée par les vainqueurs -Napoléon ou l’empereur Guillaume n’en ont-ils pas bénéficié? Pourtant, dans le genre responsables, on fait difficilement mieux.
Pour revenir au coeur de cet article, j’aimerais reparler de mes petits Japonais du lendemain de la guerre. Certes, des soldats aux yeux bridés sont allés répandre l’esprit de l’empire du soleil levant sur tout le Pacifique, ont tué, massacré, égorgé, violé et fait ce que des dizaines de générations de soldats ont toujours fait au cours de l’histoire de l’humanité. Et ils ont produit des souffrances terribles à des femmes, des enfants et des hommes pour qui ils seront à jamais la représentation de la plus haute horreur. Mais ce n’est pas le peuple japonais qui est allé massacrer, exploiter d’autres peuples. Ce sont des individus aveugles qui sont allés tuer des individus pour le service d’une cause qui n’y entendait rien dans le domaine des individus.
Si nous voulons parvenir à une société où l’individu compte, et non une abstraction comme la nation, le peuple, la religion ou même la personne et l’intérêt personnel, c’est par là qu’il faut (re)commencer. En fait, ce que les tribunaux des différentes guerres depuis 1945 n’ont jamais voulu abordé, c’est celle-là: la reconnaissance par ces idéologies de masse de la négation de l’individu. Car s’ils l’avaient fait, ils auraient dû aussitôt se déclarer incompétents, ces tribunaux prétendant représenter eux-mêmes les intérêts, soit des vainqueurs, soit des victimes, généralement rassemblés sous des appellations abstraites, comme “les Alliés”, “l’ONU”, “L’État français” ou “Le peuple américain”, pour ne prendre que quelques exemples.
Tant que les choses en resteront à ce point, il y aura toujours des petits garçons orphelins, des habitants d’Okinawa, des paysans siciliens, qui ne comprendront pas pourquoi ils doivent porter une croix pour des faits qui les ont totalement dépassés.
Et, selon moi, ils auront raison de ne pas comprendre…