Ils nous font marchier
November 30th, 2011On évoque souvent les marchés pour expliquer beaucoup de choses, un peu tout et son contraire. Ils seraient à la fois responsables de la prospérité et du fonctionnement de l’économie, mais aussi coupables de mouvements irrationnels et fauteurs de crises. Toujours pointés du doigt, jamais bien identifiés, les marchés ne sont pourtant pas une abstraction, puisqu’ils agissent dans le monde concret et ill n’est pas difficile de les définir.
Une première remarque tient au fait qu’ils sont pluriels. C’est qu’il existe un marché des commodities, un marché des futures, un marché immobilier (et de ceux-là, il y en a un par région), un marché du travail (dont les marchandises sont, je vous le demande???), un marché obligataire (et celui-là ne nous fait pas tellement rire en ce moment), doublé d’un marché de la dette (qui nous amuse peu également), etc., etc. Bon, mais il est clair que ce n’est pas de tous les marchés qu’on parle, lorsqu’on dit “les marchés sont inquiets”, “les marchés sont euphoriques”, “paniques sur les marchés”, etc. ((On se demande parfois si les marchés ne prennent pas des acides suivis de barbituriques.))
Une deuxième prémisse est de rappeler le but des marchés en général. Je ne parle pas du but de chacun des acteurs qui est de tirer de son capital un profit pour chacune de ses activités sur la scène, mais bien du but que les idéologues ((De Smith, Ricardo et Mieses à Keynes et Stiglitz ou Krugman.)) des marchés leur attribue. Ils sont censés apporter par le jeu de l’offre et de la demande, de la concurrence et de la liberté d’entreprise au plus grand nombre ce qu’il désire et permettre un progrès humain le plus harmonieux possible. Vous jugerez comme vous l’entendrez, en ce qui me concerne, j’estime que les marchés sont loin du compte.
Chaque marché a, en outre, ses acteurs. Ceux-ci peuvent indifféremment se retrouver dans plusieurs marchés et chacun d’entre nous fait plus ou moins partie d’au moins plusieurs d’entre eux. La plupart d’entre vous, chers lecteurs, faites partie du marché du travail, je suppose que ce n’est pas une surprise. Mais aussi du marché de la consommation des ménages, évidemment, au sein duquel on distinguera éventuellement celui de la distribution des services (eau, gaz, électricité). Qui ne fait pas partie du marché automobile, à part les deux ou trois attardés que j’envie et qui se servent de leurs pattes ou de leurs vélos? Le marché de la communication, et celui des transports sont également des constantes assez générales ((Sans oublier les marchés politiques, et celui qui me désole le plus en tant que militant: le marché de la gauche.)).
Et puis, il y a “les marchés” dont nous ne sommes pas vraiment (nous, le commun des mortels, les externalités) ((Les externalités sont les acteurs qui ne savaient pas qu’ils faisaient partie du deal en cours. Parmi les externalités, on compte par exemple l’environnement, les chômeurs, les travailleurs. La plupart du temps, les externalités sont les victimes plutôt que les bénéficiaires de ces situations.)), les acteurs. Cependant, avant de parler de ces derniers, nous serions avisés de nous pencher sur le rationalisme de ceux qui nous concernent, en tant que consommateurs ou en tant que producteurs (salut, les patrons).
Prenons le marché des télécommunications. Nous constatons tous les jours à quel point celui-ci est faussé par l’impossibilité récurrente que nous subissons à comparer les différents produits qui nous sont proposés. Entre la téléphonie fixe, la téléphonie sans fil et les différents canaux d’internet, qui tous nous permettent de communiquer entre nous, à des tarifs variables, mais totalement incomparables car les conditions en varient systématiquement, il nous est impossible de faire un choix rationnel comme, a contrario, nous pouvons le faire entre deux marchands de pommes qui nous laisseraient goûter leur produit avant toute acquisition. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler tous les travers du marché des communications, vous y êtes fatalement confrontés si vous lisez ces lignes. Rien qu’entre les offres d’abonnements, toutes plus avantageuses les unes que les autres, il faudrait un programme informatique pourvu de centaines d’algorithmes pour parvenir à dépatouiller le meilleur rapport qualité/prix qui nous corresponde (si jamais il existe). En définitive, nos choix sont le plus souvent liés à des affects personnels qui ne concernent guère la qualité des produits, et seulement partiellement les prix.
Comment imaginer que l’ensemble des consommateurs -des acheteurs-, dotés d’intérêts, d’affinités (“J’ai pris Moxirange parce que ma copine l’a pris”) et d’intelligences si diverses puissent prendre des décisions rationnelles, faisant fonctionner librement un marché qui se trouve depuis longtemps extrêmement peu influencé par l’Etat. Et quand bien même il intervient, cette intervention peut être un argument favorable ou défavorable, en fonction des choix individuels. Les uns estimeront que l’Etat garantit l’emploi, la qualité, le service, d’autres qu’au contraire il leur nuit.
Portons tous ces arguments à l’échelle des marchés les plus importants (en termes financiers) qui sont bien plus diversifiés. Marché des garanties, des assurances, des devises, des obligations, des investissements, des produits dérivés,… le tout sous le regard des intérêts d’Etats qui, lorsqu’ils sont forts, sont capables d’influer plus ou moins, à travers divers organes et agences, sur leur ensemble.
Rappelons maintenant les acteurs de ces marchés: les Etats donc (qui offrent la garantie des monnaies et demandent des prêts), les banques (qui prêtent et investissent, qui servent aussi d’intermédiaires à de nombreux investisseurs), les entreprises, plus ou moins grandes (en recherches de prêts, mais aussi de possibilités de faire fructifier leurs liquidités), les fonds d’investissement (qui ne sont que des investisseurs parmi d’autres), et les milliers de milliers d’investisseurs qui agissent le plus souvent via des courtiers professionnels. Tous ces acteurs sont donc tantôt des institutions représentant des quantités impressionnantes d’intérêts divergents et variables, tantôt des individus dont les informations et les intelligences sont à ce point variées que l’idée même de transparence des marchés ne saurait être prise au sérieux. Et il faudrait ajouter encore tous les biais qui entravent la clarté: les intermédiaires et les informateurs (presse et initiés), pour avoir une idée honnête de la complexité des “marchés”.
Que les Etats interviennent, beaucoup, peu ou pas du tout, ne change pas grand’chose, lorsque l’on considère la masse si énorme des personnes impliquées (personnes morales, personnes physiques). Les Etats ne sont que des éléments parmi d’autres, certes d’importance, mais qui, pour les autres acteurs, ne sont que des obstacles (ou des soutiens) comme les autres. Après tout, les contraintes issues des Etats ne sont pas plus problématiques pour chacun d’entre eux que leurs collègues: ce sont simplement des facteurs dont il faut tenir compte, comme les concurrents, les circonstances extérieures ou le niveau individuel des informations. Des facteurs dont certains savent se servir, d’autres non. Imaginer un marché libre s’il était débarrassé des Etats n’est pas très malin. Il y a toujours des contraintes dans un marché, et les joueurs doivent jouer avec.
Au total, les marchés ne sauraient être rationnels, ni même suivre leur “rationalité” irrationnelle. Il ne peut y avoir de cohérence possible avec tous ces éléments pris dans leur ensemble ((Songez à l’équation #acteurs*#informations diverses*#marchés différents*#circonstances extérieures.)). Sans compter qu’avec l’apparition de phénomènes financiers différents tous les lustres, les exercices de prévision sont toujours en retard d’une guerre sur la réalité. Les économistes les plus sérieux sont suffisamment honnêtes pour reconnaître que leur art ne pourra jamais être une science ((Honnêtes, mais défendant encore le capitalisme qu’ils veulent sauver à tout prix.)). De grands principes généraux -des axiomes-, des variantes dans la défense du libéralisme, du marché, une reconnaissance échelonnée du rôle de l’Etat, voilà tout ce que peuvent sortir ces grands personnages. Mais aucune démonstration scientifique, pas de laboratoire, seulement des effets de manche, des morceaux de raisonnements souvent contradictoires, des équations qui pourraient montrer x choses différentes, des chiffres qui, pris isolément ou même en groupes, ne représentent chaque fois que des parties de réalité et surtout l’expression claire d’intérêts particuliers qui défendent chacun leur chapelle, elle-même ouvertement fondée sur l’égoïsme, la cupidité, sur une vision de la nature humaine étriquée et qui néglige ou nie la compassion, la solidarité, la coopération, l’entraide, quatre éléments fondamentaux du progrès humain et de la vie en société.
C’en est au point qu’ils estiment que l’expression de ces facteurs sont… des obstacles aux marchés.
On croit rêver: rien que pour cela, leur public devrait fondre.