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cheval de Troie

Friday, December 16th, 2011

La guerre était trop longue; il fallait l’écourter. Ulysse proposa un stratagème: les armées grecques feindraient de partir, écoeurée par 10 ans de siège et la perte de tant de héros; on déposerait en sacrifice pour apaiser les dieux une immense statue de bois représentant un cheval devant la porte de la ville… Vous connaissez la suite.

La crise de 2007-2008, une crise d’origine financière, et non pas immobilière, ne vous laissez pas berner, infligea un si lourd tribut aux grandes compagnies d’investissement (AIG, Lehman Brothers, Freddie Mac, Fanny Mae, Citybank, etc.), ainsi qu’à toutes les banques du monde qui avaient cru pouvoir jouer aux durs avec les mauvais plans hypothécaires étatsuniens, -si lourd- qu’on laissa entrer le cheval; on régla leur note (pas à tous, il fallait pas que ça se voie trop), histoire d’apaiser les divinités du marché (vous ne vous rendez pas compte? Perdre Dexia? Ou pire: la nationaliser!), et les soldats (on ne va pas dire les Grecs, ce serait mal venu) une fois entrés dans la place s’emparèrent de toutes les forces vives de la cité -la cité, ce sont les Etats, débordés par leur dépendance aux marchés, qui se prétendirent incapables de se sauver eux-mêmes après avoir sauvé les banques… Affaiblis par cet énorme mouvement de crédit, dont les petits apprentis-sorciers de la finance se virent soudain gorgés tels des enfants de jouets dans les soirées de noël hollywoodiennes, les Etats feignirent de ne pas voir le gigantesque jeu de spéculation dont firent l’objet leurs prétendues énormes dettes (combien d’entreprises de tailles internationales se portent très bien avec une dette à long terme supérieure à leur chiffre d’affaires? C’est pas le chiffre d’affaires qu’une banque regarde pour leur prêter du pèze, c’est leurs actifs).

“Pris à la gorge”, les Etats se rendirent au tout puissant marché. Priam fut aussitôt exécuté, Paris tué, la ville réduite en flamme… Le Welfare-State était frappé à mort… Et la démocratie, déjà que, bon, je vous raconte pas…

Dix ans, qu’elle durait, la guerre de Troie; cela faisait près de trente ans que le détricotage de l’Etat-providence hérité du keynésianisme était en chemin en Europe… La privatisation des transports, des soins de santé, la poste, l’eau, le gaz, l’électricité, la réduction des moyens de l’enseignement… En vingt ans, le service public faisait eau de toute part… Mais ce n’était pas encore assez rapide… Troie étouffait mais refusait de mourir… Et les investisseurs avaient soif de plus de marché… Il fallait en finir… Vite!

Alors, certes, ils n’ont pas fait exprès de créer cette crise, mais ça a dû carburer ferme dans la tête des quelques milliers de petits Ulysses qui dominent les quelques millions d’empaffés qui tournent autour des marchés financiers.

Ils se sont dits, he!, la voilà l’occasion! On lance quelques tirailleurs sénégalais en première ligne (qui spéculent sur les dettes), on attend la fin du bombardement, et hop! On envoie les panzers (les eurocrates, les gouvernements de technocrates – Oui, je sais, ma métaphore s’étale sur deux guerres et deux camps, je m’en fous).

Et du côté des gouvernants, qui avaient toujours plus de mal à trouver les stratagèmes pour faire avaler la pilule, on s’est dit, he!, ça y est! Sans les mains! D’ailleurs, on se les est liées depuis longtemps avec les limites posées à “Bruxelles” pour empêcher les peuples de trouver une solution hors de la Forteresse Europe, toute belle, toute propre, sans guerre depuis 70 berges (sauf dehors, évidemment).

Et le plus beau, c’est la tactique:
trop de dépenses? Faut les réduire.
Ça contracte la croissance? Ça fout la trouille aux marchés.
Ils augmentent nos intérêts? C’est qu’on dépense trop.
On les réduit? Ça contracte la croissance.
Ça fout la trouille aux marchés? Ils augmentent nos intérêts.
Trop de dépenses?…

Z’avez saisi? Même pas besoin de guerre,… avec un peu de chance… Juste un soupçon de terrorisme de temps en temps…

Et pas un coupable! Pas un responsable identifiable! Ou alors, si, mais trop nombreux, pas de noms, ou trop de noms, surtout des concepts… C’est un peu comme des milliers de petits chevaux de Troie qui partent au sacrifice…

Franchement, ils auraient pu y penser avant! Trente ans pour la trouver, la combine, ils ne sont pas si malins que ça…

Surtout que, à bien y penser, de sacrifice, il n’y en a point.

Mais si, voyez: pour qu’il y ait sacrifice, il faut que celui qui sacrifie y perde quelque chose: un fils, un ami, un amour, son pognon. Or, ceux qui ont perdu se sont bien ramassés, mais… ceux qui gagnent, ce sont tous ceux qui, même s’ils ont un temps perdu un poil de cul de blé, s’y sont retrouvés aussitôt après. C’est comme aux échecs ou aux dames: on peut perdre toutes ces pièces sauf les deux ou trois seules qui permettront de gagner la partie, l’important, ce n’est pas de conserver sa dame sur le jeu, mais de gagner la partie.

Et, là, ils sont en train de bien la gagner.

Parce que, si on ne fait pas quelque chose, genre, prendre la rue, arrêter le travail, couper le courant dans les banques, griller les archives des notaires, prendre d’assaut les parlements et les supermarchés, voire une panoplie de tout ça, croyez-m’en, contrairement à ce que certains “experts” s’amusent à tartiner, le “néolibéralisme”, il a de longues décades devant lui. Et pas les plus belles pour les maroufles.

Le gâteau retrécit? Les convives augmentent? Si on ne fait rien, même les miettes, ils vont les banquer.

Et ils les fileront aux gardiens de la tour d’où ils nous regarderont nous entre’bouffer.

On n’a pas le choix, mon z’ami: faut leur foutre au cul grave, oublier nos querelles de clochers et anticiper ce qui nous tombe sur la tête…

Mais grave…

Ils nous font marchier

Wednesday, November 30th, 2011

On évoque souvent les marchés pour expliquer beaucoup de choses, un peu tout et son contraire. Ils seraient à la fois responsables de la prospérité et du fonctionnement de l’économie, mais aussi coupables de mouvements irrationnels et fauteurs de crises. Toujours pointés du doigt, jamais bien identifiés, les marchés ne sont pourtant pas une abstraction, puisqu’ils agissent dans le monde concret et ill n’est pas difficile de les définir.

Une première remarque tient au fait qu’ils sont pluriels. C’est qu’il existe un marché des commodities, un marché des futures, un marché immobilier (et de ceux-là, il y en a un par région), un marché du travail (dont les marchandises sont, je vous le demande???), un marché obligataire (et celui-là ne nous fait pas tellement rire en ce moment), doublé d’un marché de la dette (qui nous amuse peu également), etc., etc. Bon, mais il est clair que ce n’est pas de tous les marchés qu’on parle, lorsqu’on dit “les marchés sont inquiets”, “les marchés sont euphoriques”, “paniques sur les marchés”, etc. ((On se demande parfois si les marchés ne prennent pas des acides suivis de barbituriques.))

Une deuxième prémisse est de rappeler le but des marchés en général. Je ne parle pas du but de chacun des acteurs qui est de tirer de son capital un profit pour chacune de ses activités sur la scène, mais bien du but que les idéologues ((De Smith, Ricardo et Mieses à Keynes et Stiglitz ou Krugman.)) des marchés leur attribue. Ils sont censés apporter par le jeu de l’offre et de la demande, de la concurrence et de la liberté d’entreprise au plus grand nombre ce qu’il désire et permettre un progrès humain le plus harmonieux possible. Vous jugerez comme vous l’entendrez, en ce qui me concerne, j’estime que les marchés sont loin du compte.

Chaque marché a, en outre, ses acteurs. Ceux-ci peuvent indifféremment se retrouver dans plusieurs marchés et chacun d’entre nous fait plus ou moins partie d’au moins plusieurs d’entre eux. La plupart d’entre vous, chers lecteurs, faites partie du marché du travail, je suppose que ce n’est pas une surprise. Mais aussi du marché de la consommation des ménages, évidemment, au sein duquel on distinguera éventuellement celui de la distribution des services (eau, gaz, électricité). Qui ne fait pas partie du marché automobile, à part les deux ou trois attardés que j’envie et qui se servent de leurs pattes ou de leurs vélos? Le marché de la communication, et celui des transports sont également des constantes assez générales ((Sans oublier les marchés politiques, et celui qui me désole le plus en tant que militant: le marché de la gauche.)).

Et puis, il y a “les marchés” dont nous ne sommes pas vraiment (nous, le commun des mortels, les externalités) ((Les externalités sont les acteurs qui ne savaient pas qu’ils faisaient partie du deal en cours. Parmi les externalités, on compte par exemple l’environnement, les chômeurs, les travailleurs. La plupart du temps, les externalités sont les victimes plutôt que les bénéficiaires de ces situations.)), les acteurs. Cependant, avant de parler de ces derniers, nous serions avisés de nous pencher sur le rationalisme de ceux qui nous concernent, en tant que consommateurs ou en tant que producteurs (salut, les patrons).

Prenons le marché des télécommunications. Nous constatons tous les jours à quel point celui-ci est faussé par l’impossibilité récurrente que nous subissons à comparer les différents produits qui nous sont proposés. Entre la téléphonie fixe, la téléphonie sans fil et les différents canaux d’internet, qui tous nous permettent de communiquer entre nous, à des tarifs variables, mais totalement incomparables car les conditions en varient systématiquement, il nous est impossible de faire un choix rationnel comme, a contrario, nous pouvons le faire entre deux marchands de pommes qui nous laisseraient goûter leur produit avant toute acquisition. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler tous les travers du marché des communications, vous y êtes fatalement confrontés si vous lisez ces lignes. Rien qu’entre les offres d’abonnements, toutes plus avantageuses les unes que les autres, il faudrait un programme informatique pourvu de centaines d’algorithmes pour parvenir à dépatouiller le meilleur rapport qualité/prix qui nous corresponde (si jamais il existe). En définitive, nos choix sont le plus souvent liés à des affects personnels qui ne concernent guère la qualité des produits, et seulement partiellement les prix.

Comment imaginer que l’ensemble des consommateurs -des acheteurs-, dotés d’intérêts, d’affinités (“J’ai pris Moxirange parce que ma copine l’a pris”) et d’intelligences si diverses puissent prendre des décisions rationnelles, faisant fonctionner librement un marché qui se trouve depuis longtemps extrêmement peu influencé par l’Etat. Et quand bien même il intervient, cette intervention peut être un argument favorable ou défavorable, en fonction des choix individuels. Les uns estimeront que l’Etat garantit l’emploi, la qualité, le service, d’autres qu’au contraire il leur nuit.

Portons tous ces arguments à l’échelle des marchés les plus importants (en termes financiers) qui sont bien plus diversifiés. Marché des garanties, des assurances, des devises, des obligations, des investissements, des produits dérivés,… le tout sous le regard des intérêts d’Etats qui, lorsqu’ils sont forts, sont capables d’influer plus ou moins, à travers divers organes et agences, sur leur ensemble.

Rappelons maintenant les acteurs de ces marchés: les Etats donc (qui offrent la garantie des monnaies et demandent des prêts), les banques (qui prêtent et investissent, qui servent aussi d’intermédiaires à de nombreux investisseurs), les entreprises, plus ou moins grandes (en recherches de prêts, mais aussi de possibilités de faire fructifier leurs liquidités), les fonds d’investissement (qui ne sont que des investisseurs parmi d’autres), et les milliers de milliers d’investisseurs qui agissent le plus souvent via des courtiers professionnels. Tous ces acteurs sont donc tantôt des institutions représentant des quantités impressionnantes d’intérêts divergents et variables, tantôt des individus dont les informations et les intelligences sont à ce point variées que l’idée même de transparence des marchés ne saurait être prise au sérieux. Et il faudrait ajouter encore tous les biais qui entravent la clarté: les intermédiaires et les informateurs (presse et initiés), pour avoir une idée honnête de la complexité des “marchés”.

Que les Etats interviennent, beaucoup, peu ou pas du tout, ne change pas grand’chose, lorsque l’on considère la masse si énorme des personnes impliquées (personnes morales, personnes physiques). Les Etats ne sont que des éléments parmi d’autres, certes d’importance, mais qui, pour les autres acteurs, ne sont que des obstacles (ou des soutiens) comme les autres. Après tout, les contraintes issues des Etats ne sont pas plus problématiques pour chacun d’entre eux que leurs collègues: ce sont simplement des facteurs dont il faut tenir compte, comme les concurrents, les circonstances extérieures ou le niveau individuel des informations. Des facteurs dont certains savent se servir, d’autres non. Imaginer un marché libre s’il était débarrassé des Etats n’est pas très malin. Il y a toujours des contraintes dans un marché, et les joueurs doivent jouer avec.

Au total, les marchés ne sauraient être rationnels, ni même suivre leur “rationalité” irrationnelle. Il ne peut y avoir de cohérence possible avec tous ces éléments pris dans leur ensemble ((Songez à l’équation #acteurs*#informations diverses*#marchés différents*#circonstances extérieures.)). Sans compter qu’avec l’apparition de phénomènes financiers différents tous les lustres, les exercices de prévision sont toujours en retard d’une guerre sur la réalité. Les économistes les plus sérieux sont suffisamment honnêtes pour reconnaître que leur art ne pourra jamais être une science ((Honnêtes, mais défendant encore le capitalisme qu’ils veulent sauver à tout prix.)). De grands principes généraux -des axiomes-, des variantes dans la défense du libéralisme, du marché, une reconnaissance échelonnée du rôle de l’Etat, voilà tout ce que peuvent sortir ces grands personnages. Mais aucune démonstration scientifique, pas de laboratoire, seulement des effets de manche, des morceaux de raisonnements souvent contradictoires, des équations qui pourraient montrer x choses différentes, des chiffres qui, pris isolément ou même en groupes, ne représentent chaque fois que des parties de réalité et surtout l’expression claire d’intérêts particuliers qui défendent chacun leur chapelle, elle-même ouvertement fondée sur l’égoïsme, la cupidité, sur une vision de la nature humaine étriquée et qui néglige ou nie la compassion, la solidarité, la coopération, l’entraide, quatre éléments fondamentaux du progrès humain et de la vie en société.

C’en est au point qu’ils estiment que l’expression de ces facteurs sont… des obstacles aux marchés.

On croit rêver: rien que pour cela, leur public devrait fondre.

Jean Ziegler, Atlas de la faim.

Sunday, November 6th, 2011

Obscur, ce titre? Allons, qui ne connaît la croisade planétaire de l’Helvète le plus propre (dans sa tête), dont rares doivent être les fans issus du monde bancaire. Ziegler est le héraut des affamés de la Terre (ou des damnés de la faim). Il a écrit un énième bouquin sur le sujet, que je ne peux que vous recommander de lire incessamment tant il brûle d’actualité. Ziegler est encore parvenu à y mettre de nombreux événements (évènements selon la nouvelle orthographe, donc on va tenter de s’y coller) de cette année encore, pour montrer que décidément les instances internationales, à commencer par le FMI, ne font rien de bon pour enrayer la chose. Certes, on s’en doutait un peu, mais il est toujours bon de pouvoir étayer nos discussions d’exemples concrets.

Pour preuve, un seul exemple (parmi combien!!!), que je reprendrai ici, celui du Niger, qu’il explique au chapitre 3 de la première partie.

“Le Niger est un magnifique pays du Sahel de plus de un million de kilomètres carrés, qui abrite certaines des cultures les plus splendides de l’humanité -celles de Djerma, des Haoussa, des Touaregs, des Peuls ((Il faut reconnaître à Ziegler une verve émotionnelle touchante, qui tranche avec son propos dont le ton est immensément argumenté, posé, rationnel. Cette double tendance, chez lui, a probablement l’intention de faire vibrer la fibre humaniste et de nous convaincre par la raison. Ce n’est pas un exercice facile, mais il est remarquable dans l’efficacité, aussi bien écrite qu’orale, lorsqu’il intervient dans une émission de radio (comme Là-bas si j’y suis, l’an dernier) ou de télévision (encore récemment chez l’à peine satisfaisant Mattéi.)) (…)Le Niger possède 20 millions de têtes de bétail, chameaux blancs, zébus à cornes en lyre, chèvres (notamment la jolie chèvre rousse de Maradi ((quand on vous disait qu’il était lyrique.)) ), moutons, ânes. Au centre du pays, les sols sont gorgés de sels minéraux qui donnent aux bêtes qui les lèchent une chair extraordinairement ferme et goûteuse.

“Mais les Nigériens sont écrasés par leur dette extérieure. Ils subissent donc la loi d’airain du Fonds monétaire international (FMI). Au cours des dix dernières années, celui-ci a ravagé le pays par plusieurs programmes d’ajustement structurel successifs.

Le FMI a notamment ordonné la liquidation de l’Office national vétérinaire, ouvrant le marché aux sociétés multinationales privées de la pharmacopée animale. C’est ainsi que l’Etat n’exerce plus aucun contrôle effectif sur les dates de validité des vaccins et des médicaments. (…)

“Désormais, les éleveurs nigériens doivent acheter sur le marché libre ((Les libéraux iront peut-être dire qu’il manque des guillemets ici??)) de Niamey ((A 1000 km de la côte atlantique.)) les antiparasitoses, vaccins et autres vitamines pour traiter leurs bêtes aux prix dictés par les sociétés multinationales occidentales.”

Ziegler raconte ensuite comment les éleveurs, vite déstabilisés par ces prix ruineux, en viennent à abandonner leurs activités rurales et grossir les populations des bidonvilles.

“A ce pays de famines récurrentes, où la sécheresse expose périodiquement hommes et bêtes à la sous-alimentation et à la malnutrition, le FMI a imposé la dissolution des stocks de réserve détenus par l’Etat -et qui s’élevait à 40000 tonnes de céréales. L’Etat conservait dans ses dépôts ces montagnes de sacs de mil, d’orge, de blé afin, précisément, de pouvoir venir en aide, dans l’urgence, aux populations les plus vulnérables en cas de sécheresse, d’invasion de criquets ou d’inondations.

“Mais la direction Afrique du FMI à Washington est d’avis que ces stocks de réserves pervertissent le libre fonctionnement du marché. En bref: que le commerce des céréales ne saurait être l’affaire de l’Etat, puisqu’il viole le dogme sacro-saint du libre-échange.

“Depuis la grande sécheresse du milieu des années 1980, qui avait duré cinq ans, le rythme des catastrophes s’accélère.

La famine attaque désormais le Niger en moyenne tous les deux ans.

((J. ZIEGLER, Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, octobre 2011, p. 57-58.))

Ziegler explique ensuite que le Niger est pourtant la deuxième source d’uranium dans le monde, mais qu’Areva, société française, sous contrôle d’ailleurs de la République des droits de mon… de l’Homme, en conserve jalousement les droits d’exploitation sans pratiquement aucun bénéfice pour le Niger, dont l’ancien président Mamadou Tanja a tenté de changer la donne en mettant Areva en concurrence avec une entreprise chinoise ((Notons que ceci ne disculpe probablement pas Tanja des charges de corruption qui pèsent sur lui, mais il est éclairant que le bonhomme a pu rester au pouvoir tant qu’il n’inquiétait pas la position de la société française d’exploitation d’uranium, ndt.)).

“La sanction fut immédiate. Au matin du 18 février 2010, un coup d’Etat militaire porta au pouvoir un obscur colonel du nom de Salou Djibo. Celui-ci rompit toute discussion avec les Chinois et réaffirma “la gratitude et la loyauté” du Niger vis-à-vis d’Areva.”

((Op. cit., p. 59. Ziegler précisé en note que l’actuel président élu du Niger est un “brillant ingénier des mines et cadres d’Areva.))

Ziegler pose ensuite que la tragédie de la faim endémique au Niger pourrait être évitée par un simple programme d’irrigation, proposé par la très gauchiste Banque Mondiale elle-même. Mais, comme le Niger ne peut toucher aux dividendes de l’Uranium, elle n’a pas le premier cent pour initier le projet.
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Il est remarquable de constater que, plus le marché est libre, moins il a de possibilités de l’être véritablement. La demande, dans des situations de flux tendus organisés, sera toujours soumise aux dictats de l’offre qui organisera sa raréfaction ou supprimera la concurrence par sa capacité à user des bras armés locaux ou extérieurs. C’est une règle générale ((dont les exceptions ne sauvent pas le système.)): aussi bien les Etats aux ordres des multinationales, que les organisations internationales à ceux des entreprises jalouses de leurs droits à fixer les prix les plus absurdes, que les Nations dites avancées, civilisées ou démocratiques, que les trois ensemble, n’ont de cesse de réduire la possibilité des collectivités fragilisées (qu’elles soient de pays émergents, de communes en difficultés plus près de nous, d’organisations régionales, d’associations de soutien aux plus démunis) de s’organiser, de se défendre, de prévoir le pire, au nom de la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande, du marché libre, qui ne se préoccupent pas du quotidien des individus, mais seulement des joies des flux tendus, des exaltations des marges de profit et des orgasmes de ses innovations en tous genres.

Désirer le marché libre dans une société de 7 milliards d’individus dont les aspirations sociétales sont extrêmement diversifiées, dont les organisations traditionnelles (et parfois bien plus démocratiques que les nôtres) ne sont le plus souvent pas en demande de changement, en tout cas pas par l’extérieur, dont les équilibres sont fragiles, mais résistants depuis des siècles, parfois des millénaires, et menacés en permanence aujourd’hui par les lubies des règles commerciales internationales, désirer donc le marché libre, c’est passer à la moulinette les droits à la vie, à l’alimentation, à la santé de la plupart de ces femmes, de ces enfants et de ces hommes.

Les discours qui prétendent que le sacrifice de “quelques-uns” (potentiellement un milliard, quand même, en ce moment) pourrait amener dans l’avenir au mieux-être progressif de tous sont de terribles menaces rhétoriques car ce mieux-être est promis depuis plus de deux siècles par les mêmes raisonnements dont les effets sont toujours, disent-ils, repoussés à plus tard à cause même des interventions des Etats qui les empêchent de s’accomplir.

Or, aucun Etat au monde ne s’arrêtera jamais, “par delà le bien et le mal”, d’intervenir, soit pour le profit de ses populations, soit -plus souvent- pour le profit de ceux qui sauront le manipuler. Les libéraux -les vrais libéraux- ne pourront donc montrer la véracité de leur discours -si tant elle qu’il y ait une once de vrai dedans- qu’une fois ces Etats disparus.

La disparition de ces Etats, si on y réfléchit quelques minutes c’est, en deux temps, une terrible et meurtrière transition, certainement très longue, qui mènera une proportion gigantesque (à mon avis plus des deux tiers) de la population à une mort prématurée et sans doute horrible (guerre, famine, épidémies, pour ne parler que des fléaux les plus évidents), qui n’épargnera aucune région et qui aura pour résultat (deuxième temps) une situation où les plus “chanceux” se seront appropriés des espaces plus ou moins bien protégés qu’ils défendront au moyen de petites armées privées contre les voisins immédiats et d’alliances d’intérêts mutuels avec des pairs qui ne manqueront pas de se retourner les uns contre les autres à la moindre occasion d’agrandir leurs forteresses.

Même la réduction de l’Etat aux seules fonctions régaliennes (justice, police, armée) n’aide pas à sauver le système. N’oublions pas que ce type d’Etat a déjà existé par le passé (Rome fonctionnait sur ce modèle) et qu’il était particulièrement impérialiste et violent.

Le libéralisme, n’en déplaise aux plus sincères d’entre eux, se décline en réalité selon ses principes économiques, depuis très longtemps (Selon moi, on peut en établir les prémisses aux époques de constitution des premières cités-Etats, avec l’élaboration des premiers principes de la propriété impliquant l’abusus.)). Les Etats, jouets de lobbies, de groupes de pression, dirigés par les hommes liges des milieux d’intérêts privés, ne sont guère plus que des facteurs d’importances sur les places des marchés internationaux et même nationaux.

Sur un marché, celui qui en connaît le mieux les facteurs divers et qui peut les manipuler à son avantage est celui qui s’en tirera le mieux. Celui qui a un bras au ministère des affaires économiques ou dans une caserne militaire n’aura aucun mal à faire jouer les leviers en sa faveur de la même manière qu’un entrepreneur parviendra à user de son service marketing pour mentir mieux que son concurrent sur l’intérêt de son produit. Le libéralisme ne pourvoit pas le monde des meilleurs produits au meilleur prix pour les deux acteurs de la vente. Il obéit à la loi du plus roublard.

On n’en sort pas: le libéralisme, c’est un (joli) leurre dangereux.

Je suis contre.

Enterrement de première classe pour la croissance

Sunday, September 4th, 2011

Et si on envisageait avec un peu plus de sérieux l’idée que la croissance, décidément, n’est pas nécessaire à notre bonheur, en dépit de ce qu’un copain m’écrivait en suite de mon article sur Stiglitz ((AW: “sur la croissance, je ne crois pas que ce que tu dis est correct: au cours des dernières décennies, la croissance provient d’innovations (y compris vertes), de nouveaux services… et de réorganisation internationale de la production (qui, elle, endommage l’environnement, réduit les inégalités entre pays (avec un certain nombre de pays qui rattrapent les pays développés), et augmente les inégalités dans les pays développés [NB: j’utilise ce terme pour faire simple]).” Je ne suis pas convaincu que la croissance provienne surtout d’innovations: les rares innovations concrètes en matière industrielle contribuent à la diminution des charges et donc des revenus du travail, ce qui à terme réduit la croissance, bien que cela permette d’augmenter par ailleurs les biens et services. Quant aux innovations vertes, louées soient-elles, elles ne représentent pas encore des quantités très significatives. Par contre, il faudrait qu’AW me définisse ses nouveaux services: s’il s’agit de services totalement superflus et qui n’augmentent pas les richesses réelles, produisent une grande quantité d’emplois de mandaïs, contribuent à la déliquescence des droits du travail, alors j’agrée. Par ailleurs, que la croissance contribue à l’endommagement de l’environnement, aux inégalités dans les pays développés, on est d’accord, mais qu’elle réduise les inégalités entre les pays, je n’en suis pas certain. On aimerait le croire, quand on voit les chiffres qui concernent les BRIC’s, ou l’Afrique du Sud, mais lorsqu’on vit au quotidien dans l’un de ces pays -en l’occurrence, au Brésil, pour ce qui me concerne-, on s’aperçoit que les richesses en croissance sont accaparées par une minorité de personnages, pas toujours vraiment brésiliens en plus, que la redistribution se fait peu, voire pas, surtout au niveau des charges, des formations, du mythique ascenseur social; qu’en réalité, les richesses du Brésil, immenses au départ, son mal comptabilisées et profitent rarement à la nation qui les abrite. De ce que je sais sur la Chine ou l’Afrique du Sud me conforte dans cette idée. J’imagine mal une situation très différente en Russie ou en Inde.))

En tout état de cause, nous allons devoir apprendre à vivre sans ((Rions un brin à la lecture de ceci.)), ou en tout cas nous résoudre à ce qu’elle ne soit plus omniprésente dans les rapports économiques. Ils trouveront sans doute autre chose pour nous faire rêver.

Personnellement, ma conviction est faite depuis longtemps: ce n’est pas la croissance qui crée de l’emploi ou de la richesse. Les exemples en sont légion ((On en trouvera ici, ici ou ici.)).

Non, la croissance n’est pas la source de notre meilleur-être.

Qu’est-ce que la croissance, d’ailleurs? C’est, pour prendre une définition parmi d’autres, mais qui se valent, l’augmentation de la somme de toutes les transactions commerciales et financières réalisées dans une période considérée. Autrement dit, quand vous vous occupez de votre potager, ou que vous aidez votre frangin à ravaler sa façade, que vous diminuez votre consommation d’électricité, ou que vous prenez votre vélo pour aller au boulot, vous contribuez à la réduction du PIB, vous combattez la croissance. Et pourtant, il me semble que vous créez de la richesse.

Si vous ouvrez un supermarché, vous contribuez à la croissance car vous allez faire circuler une quantité bien plus importante de valeurs monétaires et financières que les détaillants qu’il remplace. Mais, même si vous créez des emplois localement, vous en détruisez bien plus autour. Par ailleurs, les supermarchés poussent à la réduction des emplois en rationalisant au maximum les rôles dans le magasin: il faut s’attendre à des politiques toujours moins créatrices d’emploi et toujours plus productrices de valeurs financières ((Pour un coup d’oeil intéressant sur les supermarchés, voir par exemple cet article.)).

Si vous vendez des armes, des produits chimiques au Brésil interdits en Europe, si vous exécutez un condamné à mort, si vous faites balader des déchets dangereux sur des milliers de kilomètres, vous contribuez à l’augmentation du PIB, à la sacro-sainte croissance.

Au total, la croissance n’est pas -en soi- créatrice de richesses réelles, ni d’emplois, encore moins d’emplois intéressants.

Alors, pourquoi ne chercherait-on pas à vivre sans?

Mais surtout, il y a de bonnes chances pour qu’on le doive.
L’état actuel de l’économie donne des signes en ce sens: les croissances de ces dernières années dans les parties du monde traditionnellement les plus solides (et qui se prennent de sérieuses branlées actuellement) donnent des signes clairs de fin de course. Une grande partie des résultats de croissance de nombreuses banques et entreprises sont dus aux spéculations des transactions financières qui, en soi, ne créent rien d’autre que de l’espoir, de l’illusion de valeur. Combien de Madoff à découvrir encore? Ces illusions se sont avérées bien cruelles ces dernières années, tendent à montrer qu’on ne peut pas toujours faire de l’or sur du vent. Mais il y a plus. Des entreprises comme RyanAir ou les chaînes de distribution ne font souvent du bénéfice que grâce à leurs placements financiers, à des timings de déplacements d’argent, à des placements spéculatifs… D’autres entreprises fondent leur succès sur du vent. On se souviendra d’Enron comme un exemple particulièrement frappant. Une entreprise sensée produire et distribuer de l’énergie se contentait surtout de spéculer sur son propre marché, la créativité de ses têtes pensantes se réduisait à faire du profit sur un service minimum. Il n’est malheureusement pas isolé.

A écouter les hérauts de l’économie capitaliste, il n’y a pas de croissance sans un secteur financier fort, et cette croissance est nécessaire à la bonne santé de l’économie d’un pays. On distingue pourtant de grosses contradictions dans ce raisonnement: même si l’économie de nombre de pays de l’UE et des USA semble avoir du plomb dans l’aile par rapport à celle du Brésil, par exemple, ce n’est jamais chez nous ou dans le Wyoming que l’on affronte des disettes, des pénuries d’énergie importantes (et pas organisées comme en Californie, sous la houlette d’Enron), des services publics inexistants ou presque. A contrario, des pays à fortes croissances régulières, qu’on appelle “émergents”, ne sont souvent pas capables de prendre soin de l’ensemble de leur population, en dépit de richesses largement suffisantes en théorie, comme la Chine ou la Russie ((Pour rappel, l’URSS, aussi critiquable fut-elle, parvenait à assumer les besoins primaires de sa population la plus grande partie du temps, au moins depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.)); d’autres pays, comme le Brésil, n’ont peut-être pas encore un gâteau suffisant pour être distribué entre tous leurs ressortissants, mais les inégalités y sont terribles et il n’y a guère de redistribution des richesses en dépit des huit années de la présidence de Lula.

La création de valeurs financières est le fait d’une poignée d’individus et d’institutions qui se partagent un potentiel monétaire proposé par les organismes prêteurs (principalement les banques) dont les caisses réelles sont vides. Ce sont ces acteurs qui choisissent sur base d’une quantité invraisemblable d’informations contradictoires où iront les masses finies de valeurs dont toute la planète, tous les Etats, toutes les régions du monde ont besoin, et qui ont l’étrange réputation d’être les créatrices de richesses.

En réalité, les créateurs de richesse, ce sont les bras et les têtes des travailleurs. Ce sont eux qui font lever le blé, qui transforment les minerais en métaux, qui enseignent, qui transportent, qui fabriquent les appareils en tout genre, posent les rails, qui cuisinent, qui réparent, qui soignent… L’argent libéré manque le plus souvent aux fonctions économiques les plus élémentaires. Alors, pour éviter de trop grandes catastrophes, il ne reste que l’entraide, la famille, la solidarité, le bénévolat, la bonne volonté et la compassion.

Le capitalisme? Combien de sacrifices au nom de ses règles de fonctionnement?

La croissance? Combien de décisions politiques erronées au nom de sa sauvegarde?

L’économie, c’est simple comme une réflexion de chef d’Etat

Friday, June 24th, 2011

Selon un rapport Natixis signé de l’économiste Patrick Artus ((Que l’on retrouve ici: http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=58440 -j’ai un problème avec mon Java, pour l’instant.)), et contrairement aux assertions imbéciles d’Angela Merkel ((Ici par exemple: http://www.atlantico.fr/pepites/angela-merkel-union-europeenne-trop-vacances-grece-espagne-portugal-101413.html )), les Allemands ne travaillent pas plus que les Grecs, les Italiens, les Espagnols ou les Portugais. Au contraire, on peut même dire qu’en moyenne les Allemands travaillent moins d’heure par an, mais aussi en moyenne dans toute leur vie, et ont -en moyenne toujours plus de vacances… ((Cela nous rappelle l’imbécillité sarkozienne qui réclamait de ses dockers du Havre qu’ils travaillent 4000 heures par an, ce qui représentait une charge horaire de 16h par jour sans férié, sans dimanche, sans vacances.))

 

Et ils ne coûtent pas non plus moins cher à leurs entreprises. Si les charges sociales allemandes sont actuellement en baisse, elles sont encore largement supérieures que dans ces quatre pays.

Alors quels sont les secrets de l’Allemagne pour avoir su maintenir la barque à flot?

Ce n’est pas un miracle: l’Allemagne exporte plus que ses voisins, vit sur son épargne, s’est endetté et s’endette beaucoup moins que la plupart de ses voisins. Ses ressortissants, tout comme ceux de la Belgique et de la France, sont bien formés, et donc sont plus productifs. Les infrastructures en Allemagne ou en Belgique, comme dans d’autres pays comme les Pays-Bas, sont simplement plus performantes et/ou plus modernes que dans la plupart des régions du Sud de l’Europe. En suite de quoi, ils sont également encore plus compétitifs dans bien des secteurs, car, même s’ils coûtent plus chers, ils produisent mieux et plus qu’ailleurs où les salaires creusent des galeries.

Quand un politique ou un économiste vous parle de coûts, de temps de travail, de productivité ou de compétitivité, prêtez l’oreille à ce qu’il ne dit pas. Car s’ils avaient vraiment raison de se plaindre, dans un marché mondial globalisé, il y a longtemps que leur pays n’existerait plus. C’est pas de moi tout ça, c’est simplement une petite adaptation de la théorie des avantages comparés. C’est un certain Adam Smith qui a sorti ça. Au XVIIIe Siècle. Selon lequel chaque nation devrait se concentrer sur ce qu’elle sait faire le mieux, exporter sur ces bases, et acheter ce qu’elle fait mal ou moins bien.

Ce n’est pas ma tasse de thé, personnellement… Non, non… Pas parce que la théorie de Smith serait infondée, incorrecte ou non scientifique, non: elle est fondée, judicieuse et basée sur l’observation des faits. Mais elle ne génère pas de la justice sociale.

En effet, dans un monde où les pouvoirs financiers sont aussi mobiles que des discours de vitrines politiques, les avantages comparés paraissent changer de situation toutes les dix minutes, et l’on ferme des entreprises qui venaient d’être ouvertes quelques années plus tôt sous prétexte qu’on fait mieux/moins cher/plus près du client/avec moins de syndicat/ bref, dans de meilleures conditions patronales ailleurs.

Tout cela resterait bel et bon si derrière cette logique il n’y avait pas chaque fois des individus embarqués -et débarqués- dans l’affaire, si ce n’était pas des familles par paquets de cent ou de mille qui dépendaient des caprices de la rentabilité d’un projet, des profits à deux chiffres, des soucis des fonds de pension et autres lubies de traders fous. Tout cela ne serait rien, donc, si les conditions de travail qui arrangent si bien les investisseurs ne concernaient pas si directement des travailleuses et des travailleurs éparpillés dans le monde, mais qui n’en ont pas moins chacun une vie, souvent une famille, fréquemment des rêves et des désirs de stabilité -ce qui n’est pas du tout du goût de ces personnes qui voient dans la Chine “l’atelier du monde”, dans l’esprit des Coréens un exemple de servitude ou dans l’Afrique Noire un immense terrain d’exploitation dont les habitants sont les bêtes de somme -et dans l’Europe et les Zuessa un immense marché de consommateurs abrutis -ce qui est en train de devenir dans les pays dits émergents, histoire de ne pas faire de jaloux et de bien foutre en l’air tout espoir de stabilité écologique.

Lorsque le moteur de l’économie est un mélange de recherche de profits et d’ambition politique ((Ce qui, à mes yeux, n’est pas loin d’être la même chose, mais laissons cela.)), elle ne peut se faire fatalement que dans l’intérêt d’une poignée d’illuminés qui se prennent pour des innovateurs, des entrepreneurs, des visionneurs, des enchanteurs, des enlumineurs, ou que sais-je encore, et qui se figurent, comme au bon vieux temps de l’aristocratie, qu’ils doivent rester en charge des décisions importantes en matière politique -vu que les gens, ils ne savent pas ce qu’ils veulent-, et ils ont même inventé un chouette mot pour ça: gouvernance.

C’est ainsi que les Grecs ne peuvent plus décider de leur sort, mais c’est aussi le cas de la plupart des individus et des nations dans le monde: ne nous leurrons pas, dès que les cliques vaguement alternées au pouvoir dans les sphères européennes en auront terminé avec la Grèce, le Portugal et l’Irlande, ils iront niveler un peu “par le haut” dans les autres pays où les syndicats ne peuvent de toute façon plus rien faire depuis qu’ils se sont réduits au rang de partenaires sociaux en charge de négocier le prix de la vaseline, en gros… D’ailleurs, ils nous préparent de temps à la chose, et ce n’est pas pour faire joli dans les canards.

Alors, oui, les Grecs vont devoir travailler plus pour gagner moins… Mais ce n’est pas du tout pour les raisons imbéciles que nous a sorties la non-moins dispensable Merkel ou le guère plus pertinent Sarkozy. C’est simplement parce que les chantres de l’économie qui-refuse-le-nivelage-par-le-bas n’a qu’une seule option: continuer à raser gratis les moins vernis de la planète pour le plus grand profit de ceux qui financent leurs études, leurs campagnes électorales, leurs journaux…

Evkaristo poli…

Les limites de Stiglitz – III

Saturday, January 29th, 2011

Joseph STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première était consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La deuxième reprenait ses apports;
La troisième revient sur quelques points remarquables concernant ce livre, l’économie et les tenants du libéralisme en général, mais aussi sur les critiques que l’on peut faire à ce livre.

3e partie
Le travail de Stiglitz ne manque pas d’impressionner par la masse efficace des informations qu’il présente dans un format relativement réduit (moins de 300 pages, plus soixante de notes), auquel il ne manque qu’une bibliographie récapitulative pour satisfaire notre goût de la systématisation. L’exposé est académique, mais pédagogique, et son vocabulaire n’est pas imbuvable. Il prend régulièrement le temps d’expliquer ce dont il parle.

L’avantage du lecteur de Stiglitz est aussi qu’il sait exactement d’où il part: Stiglitz annonce la couleur dès la préface (il y annonce qu’il est de l’école de Keynes et qu’il compte bien la défendre), mais aussi dans ses remerciements où apparaissent les noms de Nouriel Roubini, Paul Krugman, Georges Soros, ainsi que d’éminents personnages issus de la Banque Mondiale, du FMI, de diverses administrations et de grandes banques ((Voir p. xxvii et suivantes.)).

C’est bien le capitalisme que Stiglitz veut sauver, et non établir une éventuelle utopie, socialiste ou autre ((Il est d’ailleurs l’auteur d’un livre entièrement consacré au communisme dans le but de le discéditer.)).

Ce à quoi on aurait pu moins s’attendre de sa part, ce sont tous les arguments à la limite de la métaphysique qu’il emploie.
C’est sur ces bases qu’il justifie notamment la nécessité de la croissance. Exemple, p. 53: “to get unemployment back to normal levels will require sustained growth in excess of 3 percent.” ((“ramener le chômage aux niveaux antérieurs nécessitera une croissance soutenue supérieure à 3%.” Voir aussi p. 29 et 225.)) Rien ne vient le justifier, ni le chiffre lui-même, ni surtout le principe même de la nécessité de la croissance.
Dans le même ordre d’idée, Stiglitz critique la main invisible du marché ((“there is little reason to believe that the market can correctly calibrate its response”, “il y a peu de raison de croire que le marché puisse calibrer correctement sa propre réponse” p. 140, par exemple. En quoi, d’ailleurs, un concept aussi abstrait que “the market” pourrait avoir la moindre capacité d’initiative?)), mais il estime que “quelqu’un” doit décider où l’argent devrait être investi pour apporter le plus grand bénéfice possible à la société: “Money should be targeted, going to where it will most stimulate the economy.” ((“L’argent devrait être dirigé, envoyé là où il stimulera le plus l’économie.”, P. 133.))
En outre, bien que critiquant les décisions “de Wall Street” et “de l’administration” étatsunienne, il insiste sur la nécessité de restaurer la confiance dans le monde financier et dans le gouvernement, puisque c’est à eux qu’il veut à nouveau confier le sort du monde ((Ceci est notamment le fait des quatre derniers chapitres.)).
Par moments, ses contradictions éclatent de manière plus évidentes. Alors qu’en page 205, il affirme que “21st century capitalism is different from 19th century capitalism” ((“Le capitalisme du 21e Siècle est différent de celui du 19e.”)), ce qu’il n’argumente guère qu’en terme de taille et d’explosion technologique, non sur le plan idéologique, un peu plus loin ((P. 207.)), il affirme “Bubbles and their consequences are here in the 21st century as they were in the 18th, 19th, and 20th.” ((Les bulles and leurs conséquences sont au 21e Siècle comme elles étaient aux 18e, 19e et 20e Siècles.”)) Mais dans la même page, il insiste sur le fait que “The old rules, whether they worked, are not the right rules for the twenty-first century.” ((“Les vieilles règles, qu’elles aient fonctionné ou non, ne sont pas les bonnes pour le 21e Siècle.”)) On en a la tête qui tourne.
Dans la série des actes de foi, on note aussi que Stiglitz s’imagine que les pays ne pensaient, pendant la crise, qu’à leur propre bien être ((P. 210.)). Depuis quand les pays pensent-ils? En réalité les dirigeants de chaque Etat n’avaient pas du tout à coeur les intérêts de leurs nations, mais bien du système financier qui leur était le plus proche, et d’eux-mêmes surtout.
Sans plus argumenter, Stiglitz nous assène quelques vérités toutes faites, comme “Democracy and market are essential to a just and prosperous world” ((“La démocratie et le marché sont essentiels à un monde juste et prospère” P. 226. On se demande comment, après une telle phrase, certains de ses contradicteurs parviennent encore à l’accuser de socialisme.)). Certes, à sa décharge, il n’imagine pas d’autre alternative au marché que celle des vieilles badernes soviétiques, mais on aurait aimé un minimum d’arguments nous en convainquant.
Une de ses plus jolies phrases se trouve à la page 245:

There is no basis to the argument that because governments sometimes fail, they should not intervene in markets when the markets fail-just as there is no basis to the converse argument, that because markets sometimes fail they should be abandoned. ((“Il n’y a aucune base à l’argument selon lequel, parce que les gouvernement se trompent parfois, ils ne devraient pas intervenir sur les marchés quand ceux-ci échouent -de même qu’il n’y a aucune base pour l’argument contraire, selon lequel les marchés, parce qu’ils échouent parfois, devraient être abandonnés.”))

Si Stiglitz est lui-même empreint de certitudes et d’axiomes proches de l’acte de foi ((Et son vocabulaire en fait souvent témoignage. Il utilise fréquemment des expressions telles que “This is not the way economies are supposed to work” “Ce n’est pas comme ça que l’économie est censée fonctionner” (p. 3); “in economics, you have to run to stay still” “selon les règles de l’économie, vous devez courir pour conserver l’équilibre” (p. 63, où Stiglitz manque manifestement de la moindre imagination quant à des alternatives de fonctionnement socio-économique); “Of course, things are far better than if the opposite tactic -do nothing- had been taken” “Naturellement, les choses sont de loin meilleures que si la tactique opposée -ne rien faire- avait été choisie” (p. 135, un argument que j’aurais aimé développer, mais le compte-rendu est déjà kilométrique); “in my judgment”, “risks”, “the chances”, “the assumptions”, “No one knows for sure…”; “I suspect”, “So be it” (p. 159), “cannot be trusted”, “acts as they should”, etc. On se croirait à un séminaire pour cadres supérieurs.)), il faut remarquer qu’il nous aide beaucoup à décrédibiliser ses propres concurrents capitalistes, les néoclassiques, qui, eux aussi, assoient leurs théories sur de véritables croyances ((Voir à cet égard les pages 238 et suivantes, dans le chapitre “Reforming economics”. La “bataille des idées” que Stiglitz présente est véritablement une “bataille de détails” capitalistes.)). Il va jusqu’à prêter à ces derniers des termes comme “cathedral”, “chapels”, “devoted”, “priests”, “catechism”, “beliefs”, etc. Arguments certes rhétoriques, mais tentants. On préférera cependant ses arguments plus rationnels.

Un autre défaut de Stiglitz, c’est sa très profonde naïveté, à moins qu’il ne le soit que faussement dans un but pédagogique, mais ceci reste fort obscur. Dès le début, Stiglitz semble oublier les bases mêmes du capitalisme libéral. Il imagine que les “concepteurs des hypothèques”, s’ils s’étaient “centrés sur les fins” (de leurs produits, à savoir aider au financement de maisons par leurs nouveaux propriétaires), “plutôt que sur comment maximiser leurs revenus, ils auraient pu créer des produits qui aurait augmenté la propriété immobilière de manière permanente” ((P. 5: “had the designers of the mortgages focused on the ends (…) rather than on how to maximize their revenues, then they might have devised products that would have permanently increased homeownership”. Je pourrais encore citer cet autre passage d’anthologie: “That’s not the way market is supposed to behave. Markets are supposed to allocate capital to its most productive use” “Ce n’est pas comme ça que le marché devrait se comporter. Les marchés sont censés placer le capital là où il a l’utilisation la plus productive” (p. 80).)). Il attend par ailleurs des politiciens qu’ils se vouent à l’amélioration d’un futur plus ou moins lointain ((P. 26, par exemple.)), alors que les perspectives maximales de ceux-ci résident tout au plus dans les prochaines élections ou dans leurs intérêts propres ((Et de voir, p. 51: “Wherever Obama’s heart might lie, his actions at least appeared to side too closely with the interests of Wall Street” “Où que soit le coeur d’Obama, ses actions pour le moins paraissent bien trop proches des intérêts de Wall Street”. Si l’on doit imaginer que Barack Obama, tel un Jimmy Carter trente ans plus tôt, a l’âme et l’esprit purement tourné vers ses concitoyens et leurs intérêts, on peut se demander, dans un cas comme dans un autre, comment ils peuvent s’être si mal entourés de représentants des grands capitaux et des grands intérêts militaro-industriels.)).
“How could the (US) administration say (…) that the banks are too big to fail – indeed so big that the ordinary rules of capitalism are suspended (…)”, s’étonne-t-il, p. 49 ((“Comment l’administration étatsunienne peut-elle dire (…) que les banques sont trop grandes pour faire faillite -et si grandes que les règles ordinaires du capitalisme en sont suspendues (…)” Mais, p. 111, il reconnaît la logique de l’association Administration-Pouvoir financier.)). En quoi, M. Stiglitz, les règles du capitalisme se sont-elles interrompues? Bien au contraire: ces entreprises “trop grandes pour faire faillite” se sont appuyées sur tout leur capital, y compris celui de leurs relations politiques, pour en tirer des intérêts, c’est-à-dire bénéficier d’un sauvetage venu tout droit des poches des contribuables. Il n’y a sans doute rien de plus capitaliste, ni même de plus libéral que cela. À partir du moment où vos “fonds de liquidité” comportent également quelques “têtes d’oeuf” bien placées dans les gouvernements, il est dans la logique du marché d’utiliser tout votre “crédit” pour vous renflouer.
Après l’administration, c’est la banque qui bénéficie chez Stiglitz d’une vision quasi-angélique, peut-être plus dans le passé que dans le présent ((P. 81.)). Il est certes évident que toutes les banques n’ont pas développé des innovations similaires aux “securitizations” qui ont provoqué la bulle de l’immobilier, mais nombreuses furent celles qui, sans les avoir utilisées directement, y ont placé leur argent (ou plutôt l’argent qui leur avait été confié), parfois de manière naïve, souvent par souci d’imitation, mais jamais par esprit de bon samaritain ((Stiglitz essaie de raisonner avec toutes les banques, car si elles sont TOUTES raisonnables, tout le monde s’en sort. Mais si quelques-unes agissent de manière irrationnelles, tout le monde tombe: p. 100-101.)). Stiglitz essaierait-il de nous faire croire que Dickens a inventé de toute pièce le personnage de Scroodge, sans avoir eu le moindre modèle? Que la spéculation financière n’existe pas depuis très longtemps?

Il y a, indubitablement, chez Stiglitz, quelque chose de “bon”: il a le désir de trouver une solution, à l’avenir, qui permettrait de sauver les maisons et leurs propriétaires sans renflouer les méchantes banques ((p. 99-100.)). Mais, par la volonté consubstantielle de sauver le capitalisme dans le même temps, on ne peut que souligner une fois de plus une forme d’ingénuité que je qualifierais pour le moins de maladive, peut-être même de dangereuse. Ainsi ose-t-il affirmer que “No one gains from forcing home owners of their homes” ((“Personne n’y gagne à forcer les propriétaires de leurs maisons à les quitter” P. 102.)). C’est d’autant plus curieux que, quelques pages plus tôt, il semblait être resté lucide: “Only the mortgage speculator gains” dans ce genre de cas ((Seul le spéculateur sur l’hypothèque y gagne” P. 96.)).

Stiglitz attribue un rôle au secteur financier qu’on pourrait presque qualifier de subalterne: “The success of the financial sector is ultimately measured in the well-being that it delivers for ordinary citizens” ((“Le succès du secteur financier est mesuré en dernière instance par la bien-être qu’il offre aux citoyens ordinaires” P. 112.)); “That is why when firms maximize profits, they also, ideally, maximize societal well-being” ((C’est pourquoi, lorsque les firmes maximalisent leurs profits, elles maximalisent également idéalement le bien-être sociétal” P. 151.)); “a robust financial sector (is) the source of most job creation” ((“un secteur financier robuste (est) la source de la plupart des créations d’emplois” P. 192.)); etc. Selon lui, le secteur financier doit être au service du secteur économique réel. Par ailleurs, il est tout aussi naïf de penser que les marchés peuvent apprendre de leurs erreurs ((P. 147.)). Les acteurs du marché utiliseront toujours toutes les limites, quitte à les dépasser d’ailleurs, qu’ils auront à leur disposition pour accroître leurs gains. Augmenter ou diminuer le nombre de règles dans le système capitaliste, que cela se fasse à l’échelle d’un pays ((Stiglitz ne voit pas de justification économique pour que le système de taxation privilégie la spéculation sur l’entreprise (p. 181): il faut croire qu’il n’a rien compris au principe de la concurrence fiscale entre les Etats. Ce n’est pourtant qu’une extension des “avantages comparés” de Adam Smith. Si un avantage fiscal apparaît dans un pays, par rapport à ses voisins, par exemple, il est évident qu’il va attirer automatiquement une grande quantité d’investissement. Ainsi, l’absence d’impôts sur la fortune en Belgique, ou le système bancaire suisse, ou la faiblesse des taxes entrepreneuriales en Irlande.)) ou de l’ensemble de la planète n’a guère de conséquences sur la moralité de ces acteurs. D’ailleurs, ni Smith, ni Ricardo ne remettent en question cette absence de moralité. La flexibilité des agents du marché, leur capacité à trouver des failles géographiquement, juridiquement, temporairement, circonstanciellement, leur permettra toujours de trouver des moyens de “se servir sur la bête”.

Stiglitz en appelle à la transparence ((Notamment p. 174, mais c’est un leitmotiv de son oeuvre.)), à une action dévouée de l’administration étatsunienne (et des autres pays), à une espèce de prise de conscience tournée vers l’idée qu’un secteur financier sain, dirigé vers un secteur économique sain, concentré vers le bien-être de la population, pourrait sauver le capitalisme et l’économie de marché. Pourtant, il s’expose à un contre-sens qu’il introduit lui-même dans son livre. Il dit, p. 166, que la crise immobilière qui a failli plonger le monde dans un chaos tel qu’on a frôlé le retour de la grande dépression de 1929, n’est le fait que d’une minorité d’agents financiers (banquiers, traders, agents immobiliers, agences de notation), que la plupart des autres ont joué le jeu correctement, travaillent réellement en conscience de leur rôle dans l’économie en général. Imaginons un instant que cela soit vrai, et nous voici dans un véritable paradoxe. En effet, si cette majorité d’acteurs avaient réellement bien fait leur travail, ils auraient manifestement été plus persuasifs que les “rotten apples” et attiré plus de moyens de leurs côtés de telle sorte que la crise n’aurait été que marginale. Ne devrait-ce pas faire partie de la loi du marché, que de voir s’imposer les meilleurs produits?

D’autre part, si c’est vraiment le cas, et sachant que la crise n’est partie ici que d’un secteur de l’économie d’un seul pays, aussi grand soit-il, on en vient à penser que l’économie de marché est décidément bien fragile pour avoir frôlé une telle catastrophe par le biais d’une poignée de salauds (au sens sartrien du terme) et sachant d’ailleurs que les mêmes (ou d’autres) tentent encore de jouer “à la baisse” sur l’économie de plusieurs pays (comme les PIIGS), au vu et au su de tous, simplement parce que, et bien, le système le permet, et qu’il faut bien se refaire ou arrondir son magot. Une fois de plus, les lois du marché semblent en contradiction avec la réalité qui a failli le plonger dans la plus grave crise de ces 70 dernières années.

L’un des problèmes principaux de Stiglitz, c’est qu’il en vient à réclamer une pensée collective, voire collectiviste, avec des prémisses individualistes ((P. 194 ou p. 235: “The US should, in particular, do what it can to strenghten multilateralism” “Les USA devraient en particulier faire leur possible pour renforcer le multilatéralisme”. Je suppose qu’il y a du Lenny Bruce chez Stiglitz: il faut sans doute rire après une telle assertion.)). Il craint d’ailleurs que les premières victimes de la crise de l’économie de marché n’en viennent à être le libéralisme lui-même et la démocratie ensuite ((P. 225.)). Pourtant, j’ai beau chercher, je ne vois (malheureusement) que très peu d’opposants au marché au pouvoir dans le monde. Même en Chine, le marché est bel et bien là, sans aucune discussion possible. Quant à Cuba ou à la Corée du Nord ((Que je suis loin de mettre dans le même sac.)), leurs tailles, leur importance globale ne peuvent tout de même pas servir d’épouvantails crédibles et sont loin de pouvoir prétendre à une remise en question réelle de ce qu’est le marché libéral et capitaliste…

Au total, enfin, après avoir régulièrement tapé sur l’Etat pour son rôle dans la crise, il en vient à lui attribuer un rôle déterminant dans sa résolution, mais surtout dans la remise sur les rails de l’économie de marché (régulé) dans son ensemble ((Voir notamment p. 196-200 et p. 207 et plus haut dans cet article.)). Par ailleurs, il réaffirme sa confiance dans le FMI, simplement parce qu’il apprécie la figure de Dominique Strauss-Kahn ((P. 215.)), en dépit des évidences de justices sélectives qu’il pointe lui-même, prenant les exemples de l’Islande et du Pakistan.

Une dernière chose avant de conclure ce compte-rendu concerne une étrange remarque de Stiglitz sur le marché, ses acteurs, et leur supposée irrationnalité. Il développe, au cours du chapitre neuf, ses propres idées concernant l’économie et son étude, ironisant sur le fait que cette dernière en apprend plus sur celui qui étudie l’économie et ses croyances que sur l’économie elle-même. Il nous apprend aussi que les études sur le marché ne peuvent que nous enseigner sur le passé, car, à chaque génération, l’expérience perd toute sa valeur.
S’enfoncer dans ce type d’assertions semble indiquer:
-D’une part, qu’on ne peut pas faire plus confiance à un économiste qu’à un autre pour résoudre des problèmes, et toute théorie peut être aussi bonne qu’une autre;
-D’autre part, que Stiglitz confond rationalité en général et rationalité face au marché; à partir du moment où le marché, par souci de non-transparence (en ce que, comme Stiglitz le montre lui-même, les tenants du marché ne le veulent pas transparent pour rendre leurs profits plus importants), est trompeur, les acteurs du marché ne sont rationnels qu’en fonction de ce qu’ils savent et paraissent donc irrationnels aux yeux de qui possède d’autres informations qu’eux;
-Enfin, et c’est peut-être le plus important, à partir du moment où l’économie de marché pose autant de problème à son étude, à ses consommateurs, à ses producteurs, et même à ses exploiteurs, qu’elle n’est ni prédictible, ni analysable de manière scientifique, que l’expérience ne peut y être valorisée efficacement ni transmise, qu’il est évident que le succès y est plus aléatoire que véritablement fondé sur le mérite (si tant est que ce mot signifie quelque chose), il me paraît clair, en conséquence, qu’un système plus rationnel, basé sur la connaissance, la sagesse, la lenteur, la démocratie, l’horizontalité serait, et de loin, plus appréciable au niveau humain, à la fois collectif et individuel, que l’économie de marché qui, finalement, apporte plus de soucis que de solutions.

Par ailleurs, la foi dans le keynésianisme de Stiglitz oublie qu’il reposait en grande partie sur les colonies officielles et l’emprise des USA sur leur jardin latino-américain, une capacité d’endettement des Etats presque aveugle, un affrontement idéologique avec le “bloc de l’Est” largement plus astreignant pour le capitalisme libéral, et d’autres facteurs comme l’illusion d’une possible croissance infinie, des énergies bradées, un souci marginal de l’environnement. Autrement dit, si réellement le keynésianisme pouvait se reporter aux circonstances actuelles, il faudrait un autre Keynes pour en assurer la base théorique, et Stiglitz, malgré sa grande intelligence évidente, sa bonne volonté probable et ses capacités pédagogiques, est plus le prêtre d’une foi qu’un véritable scientifique.

Les limites de Stiglitz – II

Wednesday, January 26th, 2011

Joseph STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première était consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La troisième reviendra sur quelques points remarquables concernant Stiglitz, l’économie et les tenants du libéralisme en général, mais aussi aux critiques que l’on peut faire à son travail.

2e partie – Ce que Stiglitz nous apporte.

Au-delà de nombreuses évidences, qu’il devient difficile de contre-argumenter ((Parmi bien d’autres, en voici quelques-unes parmi mes préférées:
1. “Crises don’t destroy the assets of an economy.” (p. 58) En effet, une crise ne fait que révéler des problèmes d’offres et de demandes dans une économie capitaliste: la valeur utile du travail, des matières premières, en tant que telle, ne change pas parce qu’un trader a attrapé un rhume. Le problème, c’est que l’empire médiatique et une bonne partie des économistes et des politiques tentent de nous faire croire qu’une crise implique de la destruction de valeur, ce qui n’est vrai que d’un point de vue capitaliste, pas d’un point de vue matérialiste. Stiglitz aurait pu citer sa source pour l’établir: un certain Karl Marx;
2. “(The biggest banks) knew that if they got into trouble, the government would rescue them.” (p. 83) Exact, mais si Stiglitz apporte ici un argument fondamental apparent, selon lequel ces banques seraient “trop grandes pour faire faillite” (il en conteste d’ailleurs la légitimité, p. 164 et sv.), il ne fait qu’effleurer la raison principale de l’attitude des gouvernements, c’est que, comme l’a montré notamment G. Geuens, dans “Tous pouvoirs confondus”, gouvernants, pouvoirs financiers et médias sont généralement liés plus même qu’alliés. Ces grosses institutions financières possèdent trop d’avantages du simple fait de leur poids, de leur position dominante (comme Stiglitz le montre p. 118 -mais n’est-ce pas pour cela que la “plus grande démocratie du monde” a inventé la loi anti-trust?), mais le simple fait qu’un Paulson ait été lié à Goldman-Sachs avant d’intégrer le gouvernement Bush justifie le sauvetage d’AIG, débitrice de Goldman-Sachs, et non la crainte qu’une banque trop grosse entraîne les autres -car, sinon, on n’explique pas la chute de Lehman Brothers ou de la Royal Bank of Scotland;
3. “bank executives acted as they are supposed to act in a capitalist system -in their own self interest.” (p.111) Voilà une évidence qui a le mérite de n’être pas oubliée et qui est suivie, chez Stiglitz, de la suivante: une fois renflouées, les banques et Wall Street n’ont pas du tout disponibilisé les liquidités données ou prêtées par les administrations; leurs exécutifs se sont empressés de s’octroyer des bonus pour le cas de nouvelles années de vaches maigres à venir; cette affirmation devrait donc tendre à nous faire penser que l’économie ne devrait pas reposer sur le système financier pour sa bonne marche. Pourtant, Stiglitz veut encore que la finance se mette au service de l’économie, par un tour de passe-passe qu’il n’explique pas.)), l’auteur nous offre une quantité très appréciables d’informations sur l’économie étatsunienne, les raisons de la crise récente, mais aussi les faiblesses régulières du système libéral en place.

Il insiste notamment sur les externalités ((Externalities.)), c’est-à-dire dans son langage, les agents économiques qui souffrent ou bénéficient des effets collatéraux des contrats sans avoir eu la possibilité d’y intervenir. Un exemple repris p. 15, est celui des millions de personnes qui ont vu la valeur de leurs maisons s’effondrer, parce que la bulle immobilière en a touché quelques millions d’autres ((Ce principe des externalités entre d’ailleurs dans sa thèse sur l’asymétrie de l’information en économie de marché, provoquant de nombreuses déficiences dans celle-ci. Voir à ce sujet la première partie de ce compte-rendu.)).

A l’instar de Nouriel Roubini, qui est d’ailleurs un de ses amis, Stiglitz montre que l’économie américaine est fondée sur une espèce d’immense schéma Ponzi, où les dividendes du présent sont payés avec les (estimations de) valeurs du futur, sans aucune garantie qu’un jour tout ne va pas s’effondrer d’un seul coup, lorsqu’on aura pris conscience qu’une trop grande partie des valeurs n’existe en fait pas ((On notera d’ailleurs, ce que ne fait pas Stiglitz, qu’en sauvant les banques et institutions financières comme cela a été fait au cours de ces deux dernières années, on a en un sens inscrit dans le marbre des valeurs que le marché lui-même avait pourtant “décidé” de reconnaître comme non-existantes; ce faisant, les Etats ont, eux aussi, emprunté sur l’avenir pour sauver des institutions défaillantes. Stiglitz expose ailleurs que les Etats auraient mieux fait, plutôt que de sauver des banques défaillantes, de financer des institutions plus saines qui, elles, n’ont pas commis de malversations financières. Comment ne pas concorder avec lui?)). En clair, l’économie américaine vit sur la certitude qu’elle va croître en permanence, qu’elle peut s’endetter toujours plus, que son futur sera toujours plus riche que son présent.

Stiglitz montre à plusieurs reprises que le système financier étatsunien est trop soucieux de ses propres profits ((P. 188, Stiglitz nous informe qu’à la veille de la crise, 40% des profits d’entreprise, donc théoriquement de l’économie réelle, étaient réalisés dans le secteur financier, ce qui tend à montrer qu’il y a un véritable déséquilibre entre la création de valeur réelle et l’illusion des valeurs comme les indices nous les montrent. En effet, 40% des profits dans le seul secteur financier, cela signifie dans la non-création de biens ou de service, mais dans la seule fantaisie qu’il y en a eu ou, pire, qu’il y en aura. Le problème, c’est que, même s’il y en aura dans le futur, quand celui-ci sera présent, ces profits ne pourront plus l’être pour le présent, et le secteur financier sera obligé de multipilier encore ses profits dans un futur suivant, et encore, et encore, et encore…)), et qu’il ne produit pas en parallèle suffisamment d’avantages pour l’économie réelle ((Ce qui nous étonne le plus, c’est que cela semble étonner Stiglitz.)). Cela s’est révélé notamment dans les échaffaudages financiers à l’origine de la bulle immobilière, où les intermédiaires entre les emprunteurs et les prêteurs se sont multipliés de manière indécente. Notre économiste regrette au passage l’époque où la petite banque d’investissement local ((Qu’il sait cependant exister encore bel et bien, voir plus bas dans ce même article.)) connaissait bien ses clients et se lamente de la situation des securities ((Système qui prétendait réduire les risques des investisseurs en hypothèques en faisant des paquets de valeurs avec des emprunts éparpillés géographiquement, dans l’idée que si, par exemple, des emprunteurs d’une région ne peuvent plus payer leurs emprunts, le manque à gagner là sera compensé par les profits ailleurs. “Malheureusement”, la bulle immobilière, dite des subprimes, était devenue intrinsèque au système même des hypothèques aux USA, et le même problème a surgi partout sur le territoire plus ou moins en même temps. Sans parler des autres vices du système, que Stiglitz expose dès les premières pages du livre.)) qui ont surtout fait en sorte que les acteurs du prêt ne se connaissent plus et que la confiance a disparu du contrat. Stiglitz a dû trop voir “It’s a wonderful life”, de Capra, et il en a visiblement oublié le méchant Mister Potter.

Dans le même ordre d’idée, il nous présente son opinion sur les conflits d’intérêts qui grèvent l’économie de marché aux USA, pas seulement dans le cadre de cette fameuse bulle ((Les employés des agences de prêts étant payés non à la qualité de leurs clients, mais à la quantité, ils se retrouvaient trop tentés à accorder des prêts à des
personnes qui, en réalité, selon toute vraisemblance, ne parviendraient pas à assumer leurs obligations.)), mais aussi concernant les agences de notation, payées pour donner des estimations aux entreprises qui les financent ((P. 92, notamment.)).

On l’a déjà mentionné ((voir la première note.)), les entreprises “trop grandes pour faire faillite” ((Too-big-to-fail.)) sont un véritable danger pour l’économie étatsunienne. Elles ont souvent des positions dominantes qui font que leur valeur réside plus dans ces dernières que dans la qualité de leurs services ou dans l’intelligence de leurs décideurs. En définitive, le risque qu’elles font courir à la société qu’elles desservent, fait que la société dans son ensemble devient une “externalité” ((Voir ci-dessus, et p. 118.)) malheureuse de leurs problèmes. De la même manière, elles occupent une place prépondérante auprès de la Fed, la (trop?) fameuse Banque Fédérale, indépendante de l’Etat, mais souffrant de trop nombreux conflits d’intérêts des membres de son bureau de décision souvent liés avec les mêmes grandes banques, quand ils n’en sont pas les dirigeants ((Voir p. 136.)).

Stiglitz évoque encore bien d’autres problèmes de l’économie US, comme le fait que les décideurs d’entreprises ont souvent d’autres intérêts que leurs actionnaires ((P. 154, ce qui pose, selon Stiglitz, de sérieux problèmes de gestion des entreprises, et par là même d’intérêts de leur existence pour la société. Ce passage est sans doute l’un des plus cruciaux pour montrer que Stiglitz est bien un capitaliste: il montre toute l’importance que prend pour lui le principe du propriétaire-responsable-bénéficiaire dans l’économie.)), si ce ne sont pas les intérêts privés et les intérêts sociaux qui s’opposent ((P. 153, où les entreprises oublient qu’elles sont censées être utiles au public, et non pas seulement à leurs actionnaires ou à leurs cadres. Comme souvent dans ce livre, Stiglitz fait montre ici d’une naïveté presque effrayante.)); le manque de transparence, naturellement ((P. 161, qui, selon Stiglitz, est l’un des noeuds du problème de l’économie de marché, voir la 1e partie de ce compte-rendu, mais aussi la 3e.)); l’effet domino ((P. 149-150.)), du fait que, manquant d’imagination, les banques imitent généralement leurs concurrents sans vérifier que les modèles suivis par ceux-ci sont ou non défectueux, s’entraînant les unes les autres dans leurs chutes; les profits du secteur financier sont de plus en plus basés sur les “frais” (fees), autrement dit sur un déplacement des richesses, et non une création de valeur ((P. 195. Ce fait contribue à montrer que, contrairement aux assertions des défenseurs du secteur financier, ce dernier ne crée pas de richesse. Seul le travail dégage une plus-value susceptible de se transformer en valeur d’usage. S’il était seulement besoin de le prouver encore.)); les USA ont cessé d’être compétitifs dans de nombreux domaines et, par voie de conséquence, le partenaire privilégié de tous les autres marchés ((P. 196.)); la trop grande confiance dans les marchés futurs rend vulnérable l’économie locale ((P. 251-252 et p. 284, en notant que ce problème est également valable pour le reste du monde.)); le système économique étatsunien n’est pas soutenable et sa remise en question va coûter beaucoup moralement et matériellement ((P. 288.))…

A contrario, les USA bénéficient encore d’avantages incommensurables par rapport à leurs concurrents: leur supériorité financière, militaire et historique leur permet de supporter une quantité phénoménale de crises qui affectent tout le monde ((P. 211.)); ils peuvent se permettre des mesures de protectionnisme impunément, ce que les autres ne peuvent pas ((P. 213.)); leur réseau de banques locales, finançant les PME, est incomparable ((P. 214, note 7.)).

Mais les USA sont en train de se réveiller d’un “beau” rêve. Beaucoup de leurs citoyens pensaient que les qualités de leur pays allaient rester indépassables, que les “valeurs” étatsuniennes (esprit d’entreprise, compétitivité, qualité de production, que sais-je) menaient l’économie du monde pour les siècles à venir, alors que leurs équilibres et leur croissance ne se maintenaient qu’à coups de subsides, de protectionnismes ((Voir à ce sujet: un vieil article.)) et de prêts à taux ridicules en raison de l’émission continuelle de dollars à travers le monde. Cette époque n’est peut-être pas encore révolue, mais les USA ne peuvent plus compter aujourd’hui que sur quelques années de suprématie, désormais toute relative. L’Europe, le Japon, la Chine, et maintenant d’autres nouvelles puissances économiques leur contestent progressivement des parts de PIB mondial ((On peut cependant, et avec quelque argument, douter de cette analyse: il n’est pas du tout impossible que les USA retrouvent leur triomphalisme ancien, s’appuyant sur leur formidable machine de guerre pour faire suffisamment pression sur le reste du monde, ou du moins sur une partie significative de celui-ci, afin de récupérer ce qui lui a été “indument” repris: sa domination économique. Au pire, ils pourraient trouver bien des prétextes pour se lancer dans une guerre de plus, dirigée cette fois contre leurs concurrents “et néanmoins alliés”, si cela devait s’avérer nécessaires à qui sait quelle prochaine administration dont le niveau intellectuel parviendrait à faire oublier celui des précédentes.)).

Dans cet esprit, Stiglitz propose une solution fondée sur un keynésianisme classique. J’aborderai cette solution dans la troisième partie, car elle mérite selon moi un large développement argumenté et une critique en règle de sa vision.

Les limites de Stiglitz – I

Saturday, January 22nd, 2011

Joseph E. STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première est consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La deuxième résume les points forts du travail de Joseph Stiglitz, ce qu’il nous apporte, ce en quoi il nous enseigne;
La troisième reviendra sur quelques points remarquables concernant son travail, l’économie et les tenants du libéralisme en général, et les critiques inévitables.

1e Partie

L’auteur ((Le premier réflexe de beaucoup de navigateurs sera sans doute de se tourner vers wikipedia pour découvrir le personnage. Ce n’est pas un mauvais réflexe en soi, mais il s’agit d’y être d’une grande prudence. La page anglaise de Stiglitz y est entachée de quelques positions tendancieuses, notamment lorsqu’on y prétend que, comme il défend une intervention de l’État, il a changé de position sur le socialisme dont il était un opposant en 1994 et serait devenu donc un défenseur aujourd’hui. Les auteurs de cette page s’imaginent donc pouvoir à la fois limiter le socialisme à une intervention de l’État dans l’économie, et également de prétendre que tout qui promeut une intervention de l’État dans l’économie a des tendances socialistes. Si vous avez lu mes diverses chroniques économiques, vous aurez compris que cette double idée ne correspond pas selon moi à la réalité.))

Joseph Stiglitz est un économiste américain proche des milieux démocrates, généralement catalogué “à gauche”, mais nous verrons qu’il s’agit d’une idée hautement relative.

Stiglitz est célèbre (dans le monde de l’économie) pour avoir étudié les marchés d’une manière hétérodoxe. Au contraire des classiques et néoclassiques, il part du principe que les marchés ne sont efficaces qu’exceptionnellement -alors que pour les tenants du classicisme, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils souffrent des crises ((Dans Freefall, il montre notamment que les crises ont été extrêmement nombreuses au cours des années qui ont suivi les 30 glorieuses.)). Pour cette idée, on entend parfois des “personnalités de gauche” le brandir. En lisant son ouvrage, j’ai cru reconnaître quelques idées entendues dans la bouche de jean-Luc Mélenchon ((Notamment au cours d’un débat animé par Daniel Schneidermann entre lui et Jacques Attali.)), mais sans pouvoir assurer qu’il s’agit de son livre de chevet. Comme lui, Stiglitz est favorable à une plus grande maîtrise de la banque centrale d’un pays, estime que le gouvernement devrait intervenir plus vigoureusement sur les marchés, participant activement à leurs financement et leur surveillance, et va jusqu’à estimer qu’il n’est pas souhaitable de rémunérer exagérément les dirigeants des grandes entreprises. Pour autant, il n’est pas vraiment un révolutionnaire.

Stiglitz a largement contribué au principe de l’information asymétrique, pour lequel il a co-obtenu le prix Nobel (parallèle) d’économie et qui, superficiellement, dit que les marchés ne fonctionnent pas tout seuls. En gros, il avance le concept des “externalités“, c’est-à-dire des agents économiques qui subissent ou bénéficient des effets du marché sans avoir été impliquées dans les décisions, et qui font que les marchés ne peuvent pas fonctionner correctement, en raison, donc, d’une asymétrie de l’informations. Or, ces externalités sont permanentes et l’information n’est jamais parfaite. En conséquence, selon Stiglitz, les marchés ont besoin de régulateurs ((Note: On aurait pu croire qu’il allait en conclure que les marchés ne fonctionnent pas du tout, mais ce n’est absolument pas le cas: Stiglitz reste un partisan de l’économie de marché et du capitalisme. Il n’a absolument rien d’un socialiste.))…

Il a aussi lancé une théorie sur le chômage et les revenus qui est intéressante pour qui veut encore défendre l’économie de marché. Ses positions sont celles d’un keynésien de type classique. Il défend en effet les théories de l’économiste John Maynard Keynes, le chantre des marchés encouragés par les programmes de financement de l’État, qui contribua, après la grande dépression, à donner de la consistance à la politique économique de Roosevelt. Certains secteurs, comme l’enseignement et la santé, sont selon lui des domaines que l’Administration doit soutenir et privilégier. Ceci pour nous rappeler qu’il n’est pas de gauche; Stiglitz veut sauver le capitalisme de lui-même.

S’il fallait le prouver, il suffit de rappeler qu’il fut l’un des conseillers principaux en économie de Bill Clinton dans les années 90 ((Il l’évoque d’ailleurs dans ce livre, se positionnant lui-même au “centre”, entre les conseillers de droite et les conseillers de gauche de Clinton.)), avant de travailler comme “chief economist” à la Banque Mondiale; Stiglitz est donc un homme de droite, même s’il y a plus à droite que lui.

Le livre

Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy., au titre hollywoodien et au sous-titre bien plus explicite, expose, en dix chapitres les raisons et les causes de la crise “de 2008”, les solutions effectivement proposées par les deux administrations étatsuniennes de Bush et Obama, les raisons des résultats en demi-teintes, voire négatifs, de celles-ci, et les propositions de Joseph Stiglitz lui-même pour, dans un avenir proche, éviter que les crises ne transforment le monde économique en cendres. Voilà pour une présentation brève et que je crois neutre du propos du livre.

Stiglitz s’est armé d’une quantité estimable d’informations, de références, de sources, d’analyses et de travaux; il s’est appuyé sur ses collègues, ses amis, ses étudiants, et est loin d’être seul à penser ce qu’il pense. Il représente un courant d’économistes prônant la régulation des marchés et opposés aux écoles de Vienne et de Chicago, aux néoclassiques, à tous ceux qui, en gros, refusent d’accorder un rôle de décideur à l’Administration de l’État, mais ont couru dans ses jupes quand il s’est agi de récupérer leurs billes.

C’est en cela que réside un paradoxe clair, selon moi, chez Stiglitz: on verra dans le compte-rendu qui suit, qu’il a toutes les informations nécessaires pour critiquer aussi bien les agents du marché que les administrations successives des USA ((Stiglitz se concentre essentiellement sur son pays. J’ai eu le sentiment qu’il ne voit les autres que comme des sources de problèmes ou d’appui, plutôt que des acteurs en soi, doués d’une vie propre, voir notamment p. 134, note 37.)), et, en fin de compte, c’est aux mêmes qu’il confie le soin d’appliquer ses remèdes de grand-père (Keynes) à la même économie de marché. Il y a de la foi dans ce scientifique qui se veut grand. Il y a surtout un problème de méthodologie quant à la défense de son point de vue ((Voir surtout la troisième partie de ce compte-rendu.)). Et s’il démolit justement les positions de ses adversaires classiques et néoclassiques, il ne convainc pas dans son sens, parce que, pour ce faire, il faudrait que l’on soit déjà convaincu.

Structure

De manière très académique, presque didactique, mais efficace aussi, Stiglitz nous fait un portrait en 6 chapitres de la crise qui a pris à la gorge l’économie US (avant de s’emparer de celle du reste du monde, dont il dit finalement peu ((Un petit exemple p. 21 “The Global Crisis”, mais Stiglitz semble supposer que, lorsque le problème sera réglé pour son pays, le reste du monde suivra.))), ce qui est ennuyeux quand on considère le titre de son livre.
Les deux premiers chapitres sont consacrés aux causes et aux effets;
le troisième à la réponse immédiate apportée par l’administration du gouvernement étatsunien;
le quatrième est consacré au phénomène qui a fait éclater la bulle: l’hypothèque;
le cinquième, à la pseudo-surprise du véritable scandale du “bail out” (renflouement) des fondateurs de la crise;
le sixième sur les causes réelles du massacre de ces dernières années, et les bases des réponses de Stiglitz.

Les chapitres 7 à 10 consacrent le “capitalisme vu par Stiglitz“, un capitalisme à visage humain comme on en a vu bien d’autres et qui ne convaincra de nouveau que le fidèle. Il rend compte de comment, selon lui, le capitalisme peut redevenir le pourvoyeur de la satisfaction du plus grand nombre. Les conditions, on le verra, sont pour le moins paradoxales et en contradiction totale avec les principes mêmes du capitalisme libéral. Mais elles n’en sont pas pour autant de gauche.

deuxième partie à suivre dans quelques jours.

La raison qui venait du froid

Sunday, January 9th, 2011

L’Islande ne paiera pas

Serait-ce la premier pays à retrouver la raison? Fallait-il tomber si loin dans l’irrationnel pour retrouver l’esprit critique suffisant pour ne plus s’identifier à “ses banques”?

Toujours est-il que le petit peuple des geysers a décidé que les dettes contractées par les trois premières banques privées auprès de personnes privées en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas étaient… une affaire privée.

Et, par Thor, ils ont bien raison!

Il est certes clair que l’économie islandaise n’était pas un grand modèle de décence avant la crise ((Voir notamment ici et ici.)): le niveau de vie de la population avait considérablement augmenté dans les décennies qui précédèrent 2008, essentiellement parce que le pays était devenu une espèce de rêve libéral capitaliste financier, dont la plus grande partie de la création de richesses était basée sur des spéculations financières pratiquées par un réseau bancaire totalement privatisé et, surtout, totalement débridé, ayant permis aux épargnants islandais, naïfs, peut-être, mais pas tout à fait innocents non plus, de multiplier leurs avoirs en peu de temps et leur permettant de tabler entièrement sur un système d’assurance santé et pension lié à leurs institutions financières (aka, les mêmes banques). L’Islande devint rapidement le modèle à suivre selon l’ONU ou l’OCDE; en 2008, juste avant de chuter sur les subprimes étatsuniennes, elle se trouvait au premier rang de l’index de développement humain du PNUD ((Outre les références déjà reprises dans la note précédente, voir J. E. Stiglitz, Freefall, penguin, Londres, 2010, p. 359.)). Le rêve capitaliste incarné.

Plus dure fut la chute lorsque l’île-étape des vikings vers le Groenland se rendit compte qu’elle était au coeur du cyclone financier. Les trois banques principales qui semblaient indéfiniment produire de la valeur et avaient attiré des avoirs financiers largement supérieurs au PIB islandais se cassèrent la gueule. Ceux des Néerlandais et des Britanniques qui avaient investi auprès d’elles, cliques politiques en tête ((Le ministre des Finances britannique activa une loi anti-terroriste contre l’Islande. Dans la série des clowneries sans nom, on fait guère mieux.)) et dans la schizophrénie créée par les renflouements imbéciles et incohérents réalisés auprès des AIG, Fanny Mae, Freddy Mac, Goldman Sachs (aux USA) ou des Dexia et autres (en Europe), réclamèrent des Islandais qu’ils règlent la note de leurs banques.

Mais pourquoi?

Les 300.000 et quelque Islandais qui avaient effectivement mis tout leur calcif dans ces banques étaient certes bien coupables d’avoir cru en ces rêves financiers d’extension sans fin, mais les ressortissants étrangers qui sont venus y glisser leurs Livres et leurs Euros attirés par le même ponziesque schéma ne le sont pas moins. Pourquoi faudrait-il que, sous prétexte que ces banques sont situées entre deux fjörds, une centrale de pêcherie et un studio de musique néo-psychédélique, une population entière soit rendue responsable des agissements d’une poignée de prétentieuses têtes d’oeufs?

Amusant de penser que, en règle générale, le capitalisme n’a pas de frontière, mais que quand ça arrange l’un d’eux il peut se les retrouver, comme un coin sous une table, qu’il enlève, histoire de la faire pencher de son côté.

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Aujourd’hui, donc, si j’en crois le site de M. Collon, les Islandais se réveillent et vont écrire, avec un peu de chance, une nouvelle page de démocratie…
Avec de vrais morceaux de nationalisation des ressources naturelles dedans…
On dirait du Mélenchon, c’est beau comme du NPA… J’ai des copains qui s’en satisferont. Moi, je ferai comme avec Chavéz: j’attendrai pour juger sur pièce. Mais, cela dit, c’est plutôt bon signe…

L’Islande, prochaine destination d’embargo?

J’ai une super idée pour Noël

Friday, December 24th, 2010

Voilà, je propose que les patrons-actionnaires-propriétaires des moyens de production fassent un super-cadeau à leurs employés:

-Dès que leur capital investi, plus les intérêts (soyons pas chiens), plus l’indexation (et hop), aura été remboursé par les intérêts de l’entreprise amassés par l’actionnariat (ou par les propriétaires tout bêtes, genre Colruyt), pour chaque euro, franc CFA, yen, yuan, voire dollar, gagné en plus par les actionnaires, ils attribueront un euro d’action à l’ensemble des travailleurs rémunérés en dessous du salaire du cadre moyen. Bon, c’est un exemple, on peut discuter sur le barème. Mais en tout cas, faudra que ce soit en Golden Share, pas de blague!
-Ce qui signifierait qu’au bout de, (gnmgnmgnm, fais semblant de calculer) un sacré paquet de temps, les salariés sans pouvoir en gagneront finalement un petit bout… Évidemment, me direz-vous, cela existe déjà: l’intéressement, la participation, blablabla, sauf qu’ici, z’allez voir qu’ils vont réfléchir à deux fois avant d’augmenter les dividendes, et peut-être plus foutre du pognon dans l’investissement ou, à tout prendre, qui sait, augmenter les salaires pour éviter d’augmenter les intérêts bruts de la boîte…

-Tu rêves
-Je rêve? Mais bien sûr que je rêve… c’était juste pour dire qu’en tout état de cause, les patrons-actionnaires-propriétaires, ça ne les intéresse jamais de partager le pouvoir, parce qu’ils nous prennent pour ce que nous sommes: des subalternes incapables de gérer une entreprise.
-Pour ce que nous sommes? Eh, mais tu nous insultes!
-Prouvez-moi le contraire, et je vous offre une bière brassée en coopérative. Suis fatigué des doutes et des peurs…