L’enseignement est une activité qui, exercée dans des conditions agréables pour l’apprenant et pour l’enseignant, est sans doute l’une des plus enthousiasmantes qui soient.
Malheureusement, rien n’est simple, et les obstacles à ces conditions sont nombreux.
Les difficultés matérielles, d’abord. Ce qui ne signifie pas que les profs soient particulièrement mal payés (en tout cas en Europe). S’ils ne roulent pas sur l’or (et même, dans certaines conditions, s’ils ont du mal à joindre les deux bouts), il s’agit d’une classe sociale qui bénéficie de certaines facilités par rapport à beaucoup d’autres. Mais les difficultés matérielles sont d’autres ordres: l’école est souvent pauvrement équipée de matériel inadéquat, vieillissant, rébarbatif et inadapté; les locaux répondent le plus souvent à des patrons (sic) qui remontent à une époque où l’enseignant était appelé maître et où l’élève avait essentiellement le droit de se taire; les écoles elles-mêmes sont soit des immeubles du XIXe siècle qui ressemblent plus à des casernes qu’à des lieux prévus pour les mômes, soit des bidules préfabriqués, sans caractère et où il fait froid l’hiver, où l’on habitue l’élève à sa future précarité d’emploi (ça et le turn-over des profs et des élèves, on ne fait pas mieux comme initiation au monde du travail).
Et puis, il y a l’école comme institution. Avec ses préfets, proviseurs, surveillants (ex-pions, désormais éducateurs), horaires, règlements, limites, murs, barreaux, vérifications, autorisations, interdictions, codes, portes fermées, accès limités, etc. Comme esprit bourgeois, c’est gratiné. L’apprentissage de la première des libertés -la sécurité des biens- y est bien intégrée. Celui de la hiérarchie également. De l’autorité. De l’ordre. De la place de chacun. Ein, zwei…
Enfin, il y a les contenus des cours, les contraintes d’apprentissage, les cadres, les paliers, les examens, les contrôles, les obligations de présence, les mesures disciplinaires, et les contre-mesures en cas de révolte, mais surtout, il y a la nécessaire sacralisation du professeur -dans la plupart des cas-, qui doit rester distant, ne pas devenir l’ami ou la grande soeur, le substitut du père ou de la mère, dont certains enfants ont souvent besoin… Si, si…
Bref, il y a une terrible inadéquation entre l’enfant de la société d’aujourd’hui, avec ses fragmentations et ses inhumanités, et l’école. Je ne dis pas “et le prof”, mais bien “et l’école”. Le prof, lui, il choisit entre l’élève et l’institution. S’il choisit la seconde, il perd le premier, parce que l’élève, alors, le tuera -au moins symboliquement- et il aura raison: le prof devient le représentant de cette société qui est en train de l’assimiler, d’en faire un consommateur-producteur plus qu’un citoyen (même s’il existe évidemment des programmes de citoyenneté, qu’on enveloppe dans des paquets cadeaux, tout creux, tout vides).
S’il choisit l’élève, le prof se met automatiquement en danger: “Je vous rappelle que c’est encore l’État qui vous paie” pour faire ce qu’on lui dit de faire, là où on lui dit de faire… Si l’instinct du prof lui dit que l’ordre venu d’en haut est contraire à l’intérêt de l’enfant, il a donc le choix entre… rien du tout, en fait, parce que même s’il choisit l’intérêt de l’enfant, l’autorité trouvera le moyen de passer outre. Et lui, entre-temps, aura été remercié. Au mieux.
Athénée Royal.
J’ai vécu cette situation à bien des reprises, mais la plus marquante fut une histoire à l’Athénée Jules Bordet. Je me souviens que c’était en hiver… Début 2001…
Bordet, athénée royal fondé en 1831, dans un immeuble du XVIIIe siècle. Le symbole de l’inadéquation à la Bruxelles du XXIe Siècle par excellence. En tout cas à ses enfants. Un établissement où la toute grande majorité de mes élèves était au cours de religion islamique. Des enfants souvent hyper-attachants, de terribles défaillances affectives et sociales dans de nombreux cas, des sourires merveilleux par moments, des colères noires et des conflits terribles trop souvent…
Je me souviendrai très longtemps de Souhaib, de Valérie (d’origine congolaise comme son nom ne l’indique pas), d’Angélique (rwandaise), de Tao, de Nabela, du sourire ensoleillé d’un élève dont un des copains me dit un jour qu’il ne souriait que lorsqu’il entrait dans ma classe…
Bref, un endroit que je n’oublierai pas non plus, avec ses salles de cinq mètres de haut, ses estrades, ses murs gris, qu’il nous fallait décorer nous-mêmes (j’y avais apposé des affiches anars, évidemment), ses lampes au néon, sa cour centrale sans arbre, sa concierge italienne et ses cuisinières magiciennes (la meilleure nourriture de cantine que j’ai connue).
À toi…
Un jour, un de mes élèves menace une éducatrice. Il est convoqué dans le bureau du préfet (faisant fonction) et, après une enquête rondement menée, où la culpabilité du gamin ne fait aucun doute (l’éducatrice par ailleurs est une personne très gentille et lui-même reconnaît la menace), le préfet décide de faire un exemple et d’expulser le gamin. Pour pouvoir le faire au plus vite, il a besoin de l’accord de tous ses enseignants.
Le lendemain midi, ils sont convoqués dans le bureau du prof et signent tous l’arrêt d’expulsion du gamin.
Tous sauf un.
Était-ce voulu? Ils ne m’avaient pas trouvé, me diront-ils. Ils n’ont pas dû me chercher beaucoup, puisque j’étais dans ma classe, comme d’habitude… Quand ils m’alpaguent enfin, la pièce est jouée, tous mes collègues, têtes plutôt basses, les yeux sombres, pas fiers, me regardent et écoutent, comme moi, le préfet m’expliquer que ce serait mieux pour tout le monde que je signe aussi, que c’est important pour la cohésion de l’école, sa survie, tout ça… Que c’est important pour l’éducatrice que nous montrions notre solidarité…
Mais dans ma tête, il y a les jours précédents, les semaines précédentes, l’année précédente que j’ai passée déjà avec lui. Élève médiocre, mais qui réussit toujours à passer par la petite porte en cours général, section scientifique, avec un ou deux ans de retard. Un élève un peu obtu, pas très fûté, mais qui s’intéresse à ma voix quand j’aborde des sujets qui le touchent. Il faut dire que, de ce que je comprends assez vite, il suit régulièrement les prêches ou les enseignements post-scolaires d’une autorité islamique quelconque. Quand on aborde des points politiques qui se rapportent à Israël, au pétrole, à l’Amérique, au rôle des religions, ses yeux s’agrandissent et il me regarde avec beaucoup d’intérêt. Généralement, il ne disait rien le jour même, parfois il posait une question. Mais, au cours suivant, il arrivait avec des objections auxquelles je ne m’attendais pas. Jamais je n’ai été réellement mis en difficulté, mais il était facile de comprendre que les arguments qu’il me donnait n’étaient pas de lui. Comme ce n’était pas un amoureux de la lecture, c’était fatalement d’une source “alternative” qu’il puisait son inspiration. Et ses phrases étaient étonnamment bien tournées.
Nous parlions parfois jusqu’à la station du pré-métro Anneessens. Il m’a même invité à venir parler avec son imam. C’est là que je me suis dit que j’avais un adversaire, le bonhomme sachant que mon élève me trouve sympathique. La partie sera difficile…
Le grain et l’ivraie.
J’aimais retrouver cette classe d’élèves peu nombreuses, presque tous d’origine maghrébine, participatifs, rarement agressifs, pas loin de la fin de leurs études; ils sentaient qu’à mon cours, une certaine liberté de parole leur était donnée et qu’ils pouvaient en profiter. Je n’étais pas le seul prof à discuter avec eux, mais, par contre, sur la matière du cours, mes collègues hésitaient. Résultat: j’avais du mal à aller au bout du programme, mais nous allions à fond dans les sujets abordés.
Bref, mon bonhomme était en pleine crise personnelle. Pas beau, pas du tout scolaire et pas spécialement fûté, bien bronzé, il avait toutes les chances de n’en avoir aucune à la sortie de sa rhéto.
C’est tout cela qui m’est passé par la tête lorsque le préfet m’a enjoint de signer ce papelard où je distinguais avec dépit les noms de mes deux amis, la prof de bio et le prof de néerlandais, qui n’osaient pas me regarder.
Je pensais tout haut: “On va le livrer à cet imam.”
Et le préfet ne savait pas quoi me dire d’autre sinon me répéter les mêmes conneries.
Je suis resté une heure en compagnie de mes collègues. Les éducateurs (dont la jeune femme agressée verbalement) ont dû surveiller nos classes pendant que je tremblais de rage et d’angoisse.
Mes collègues s’y sont mis aussi. Le péremptoire prof de math que personne n’ose contredire bien qu’il ne cesse de dire des bêtises, le délégué syndical, sympa, souriant, mais vieux système… Et de toute façon, le préfet s’était arrangé pour que le môme ne puisse pas terminer l’année ici; mieux valait qu’il parte tout de suite, disait-il.
Une heure, j’ai mis, pour signer… Car j’ai signé…
Quand je suis rentré chez moi, ma petite amie de l’époque craignait que je ne sois tombé malade. Elle ne m’a jamais vu aussi blanc… Ni aprés mon tabassage en rue, ni après les manifs du sommet de Bruxelles…
Un prof ne devrait pas être lié à son autorité de cette manière. La solidarité entre collègues? Bien sûr qu’elle existe, mais elle ne devrait pas prévaloir à notre public; nous ne sommes pas là pour nos collègues ou, pire, pour notre “employeur”, l’État.
Notre responsabilité, notre véritable employeur, c’est le gosse qui est là, devant nous.
Ceci est la première raison pour laquelle je crois que nous devons être amateurs. Parce que nous devons être indépendants de ce “pouvoir organisateur”, de ce maître chanteur qu’est le pourvoyeur de fond. À suivre…
À toi, dont le nom m’échappe…