peur bleue

March 31st, 2011

Et tout à coup, la peur…

La sueur…

Les traits figés…

Le frisson (dans le dos, comme il se doit)…

Certes, cela fait des années que je pense à “publier”, c’est-à-dire à rendre public ma prose prétentieuse, que je suppose digne d’être lue, de l’envoyer à tel ou tel éditeur (mais lesquels?), histoire de sauter la marche (le pas, pas la marche, imbécile), hop, de concrétiser ce qu’on appelle art, défini comme toute oeuvre technique ayant pour objectif d’être transmise à un public et portant une intention différente de son éventuel usage premier.

Bon, en un sens, vu que deux ou trois de mes amis et ma soeur lisent presque tout ce que j’écris, on pourrait dire que c’est déjà fait, mais non, car j’ai des prétentions, eh oui, d’ordre plus universelles. La gloire (prononcez: “la glwaaaaaaaare”), le succès, les t-shirts déchirés, les manifestations en bas de chez moi, les…

Euh, non, quand même pas.

Étant donné mes idées politiques et sociales, c’est pas ça, que je recherche, non, mais de contribuer à soutenir les causes que je défends. C’est plus modeste. Et le Nobel aussi. Pour mon oeuvre. Éventuellement à titre posthume. Ou alors j’hésterais à le refuser, comme Sartre, et je finirais par l’accepter pour construire une maison pour ma maman, comme Camus…

Mais soudain (donc), une peur m’étreint: et si ça plaisait?
Merde, j’y avais pas pensé… En fait, j’avais plutôt pensé l’inverse: le rateau, les critiques, rares mais assassines, le pilon, et encore, pour autant qu’il y ait eu suffisamment d’exemplaires imprimés, le refus des ouvrages suivants, même pas la possibilité de devenir nègre, pruit, rien…

Mais si ça plaisait (donc)? Quelle angoisse à l’idée de se retrouver dans l’obligation de serrer la main d’Ardisson, d’aller répondre aux questions de Stéphane Bern ou d’être reconnu comme un des siens par Djian ou son héritier par Sollers.

La peur bleue… Soudain…

-Mais, non, je plaisante: ça viendra bien, moi aussi je serai “un parmi cent” dans les librairies, si, si, moi aussi je ferai des séances de dédicaces dans les librairies militantes, moi aussi je ferai des cycles de conférences gratuites dans des salles surpeuplées de chaises vides… Mais oui… Et puis, s’il le faut, je publierai à compte d’auteur une plaquette de 80 pages à 500 exemplaires… Comme au bon vieux temps!

Haha!

J’ai pas peur, meuh non…

Pas si fiste…

March 20th, 2011

On sait généralement une chose, à propos des anars, c’est qu’ils ont participé très souvent aux mouvements pacifistes, aux campagnes d’objection de conscience, qu’ils ont déserté pas mal de guerres aussi. En 14-18, les mutineries et les désertions étaient régulièrement menées par des tenants de ces vues politiques. On leur doit pas mal de chansons pacifistes, voire insurectionnelles, comme la Chanson de Craonne ou Mutin de 1917.

Comme tous les anarchistes, ou peu s’en faut, la guerre me fait horreur; en outre, je m’inscris largement dans la tradition de Chomsky, Bricmont ((Lire son “Impérialisme humanitaire”, dont je parlais ici.)) et Baillargeon ((Lire entre autres “Les chiens ont soif. Critiques et propositions libertaires”, Agone, Québec, dont je cherche encore la date d’édition.)) pour n’évoquer que quelques théoriciens vivants de l’opposition à la “guerre humanitaire” et au “droit”, voire au “devoir d’ingérence”. Nous condamnons, avec raison et arguments auxquels nous n’avons jamais rencontré d’opposition valable, les interventions occidentales au Kossovo, en Afghanistan, en Irak, et dans bien d’autres situations. À propos, j’en profite pour manifester mon opposition lourde et claire à toute intervention occidentale présente ou future dans le cadre des actuelles révoltes en Afrique ou au Moyen-Orient.

Cependant, certains se demandent peut-être quelle a été la position des anarchistes dans tel ou tel cas. N’ont-ils pas participé à la Guerre d’Espagne, par exemple? Certes, encore serait-il plus juste de dire que “des anarchistes” (beaucoup, oui), et non “les anarchistes” s’y sont lancés avec enthousiasme et grand espoir de contribuer à l’établissement d’espaces libertaires dans l’Espagne républicaine, avec pour ambition, telles les communautés ou colonies anarchistes, de convaincre par le fait concret de la justesse de leurs idées.

Oui, si j’en avais eu l’occasion (et le courage), j’aurais volontiers pris le parti de la République en 1932 en Espagne.

Et à quelles autres guerres aurais-je accepté de participer? La Seconde guerre mondiale?

Si la Première relève de l’absolument exclu, pour ce qu’elle a été un véritable piège à travailleurs, on pourrait se poser plus de questions quant à la seconde. Ne fallait-il pas barrer la route à la barbarie nazie? Peut-être, comme sans doute il fallait barrer celle de Le Pen en 2002… Non, en pleine possession de mes moyens et de ma capacité de jugement, je n’aurais pas accepté de participer à la IIe Guerre Mondiale.

Pour deux raisons profondes. La première étant que les combattants de gauche et d’extrême-gauche ont été largement trahis à la fin des combats et n’ont pu faire valoir de leur valeur pour peser suffisamment dans la balance des négociations lors du retour des “démocraties”. Certes, il existe encore la fameuse déclaration de 1944, sur laquelle l’Etat-Providence a été fondée, mais je suis persuadé que cet Etat-Providence a surtout été réalisé en raison de sa nécessité circonstancielle. Lendemain de guerre, nécessité de relancer l’économie, grande quantité de blessés, d’invalides, grandes pertes dans la génération active, pression sociale, fragilité des gouvernants, a probablement plus poussé la caste au pouvoir à céder les bases des “30 glorieuses”, que l’on allait encore financer sur le dos des colonies et à coups d’endettements colossaux. La deuxième raison est peut-être plus cynique, mais elle ne doit pas être mal comprise. Certes, le nazisme est l’un des pires fléaux qui ait existé et qui existe encore, mais il était de toute façon pris en tenaille et, raisonnablement, on ne pouvait imaginer qu’il parvienne à vaincre le binôme URSS-USA, de quelque manière que ce soit. Aussi, le simple fait de lancer les maigres forces anarchistes, d’un simple point comptable, considérant que les forces réactionnaires, capitalistes, suffisaient largement à la boucherie, je n’aurais pas trouvé juste de m’engager, ni d’engager ceux qui partageient mes affinités à une telle aventure. Certes, résister passivement, refuser de collaborer, saboter, cacher résistants et fugitifs, soustraire des moyens aux envahisseurs, pourquoi pas? Mais cette guerre n’était pas plus celle des anarchistes -et de la gauche en général- que la Première Guerre Mondiale. Je sais qu’il y a beaucoup à objecter là-dessus, mais j’en ai l’intime conviction.

Alors à quelle autre guerre aurais-je accepté de participer en tant que combattant -et donc voué à un éventuel (voire probable, vu mes capacités physiques) sacrifice?

Il faut savoir que ce n’est pas une mince affaire que de répondre à cette question, car elle implique le seul véritable sacrifice qu’un anarchiste estime véritablement réel: celui de sa vie, et éventuellement celui de celle de ses proches. Nous n’avons pas de promesse de paradis ((Les anarchistes croyants sont les moins courants.)), pas de noble cause du genre la Nation, la Raison d’État, les Valeurs traditionnelles ou le Portefeuille du Père, non, nous n’avons que l’humanisme, la compassion, la raison, l’amour de la liberté et de l’égalité et l’absence totale de considération pour les biens quand il s’agit de la vie d’autrui.

Se battre pour notre le mode de vie occidental? pépette! Pour le pétrole? des clous! Pour la démocratie représentative fondée sur la campagne électorale du plus couillu? Polop!

Alors quoi?

Je l’ai déjà mentionnée, la Guerre d’Espagne et, par association d’idée, la Commune de Paris-Lyon-Marseille et autres… Deux guerres perdues, deux espoirs assassinés par les forces conservatrices -dans un cas largement tolérées par les démocraties bourgeoises qui allaient négocier la neutralité de Franco pour 1940, dans l’autre cas avec une absence totale de considération pour ce qui fondait la société d’alors dans les villes françaises, aka le peuple.

J’aimerais dire que j’aurais pu participer à des guerres de décolonisation, mais j’ai trop l’impression que les peuples s’y sont fait baiser par les pseudo-nationalistes qui se sont emparés des rênes, soutenus par l’un ou l’autre pouvoir financier à côté. D’un autre côté, évidemment, en tant qu’Occidental, je ne me serais senti autorisé à y participer que si j’avais été “l’un d’eux”.

Par contre, perdu pour perdu, j’aurais suivi Geronimo, Sitting Bull, Crazy Horse, Cochise, et tous les autres, sans hésitation. Si j’avais été des leurs, évidemment…
Ceci par opposition à la fuite de mes responsabilités en 40 en Europe Occidentale…

Dans le même ordre des choses, et tout aussi désespéré, j’aurais voulu empêcher l’avancée des Bandeirantes au Brésil, si j’avais été Guarani, ou tout autre natif d’Amazonie.

Je me serais sans doute lancé dans de nombreuses jacqueries sous l’Ancien Régime, aussi. Pour l’abolition des privilèges… Mais j’aurais aussi tenté de résister aux enclosures, ces saloperies qui ont fondé le capitalisme terrien moderne. Il y a eu beaucoup d’occasions de ce genre qui se sont malheureusement terminées très mal pour les “horizontaux”…

D’un autre côté, il y a de nombreux cas où je ne me serais pas vu prendre parti: France ou Angleterre? Lancastre ou York? Vercingétorix ou César? Rien à foutre. Tous des couillus qui se foutaient royalement des peuples qu’ils manipulaient, taxaient, dépiautaient au passage, histoire de montrer qui étaient les chefs.

D’autres fameux conflits dits de libération où je me serais réfugié à l’ombre en attendant la connerie passer: 1776 (Etats-Unis), 1640 (Grande-Bretagne), 1066 (même endroit), Guerre de Cent Ans, et toutes les clowneries pseudo-nationales où il s’agissait plus de choisir le nouveau maître qui allait remplacer l’ancien. Pas de ça, l’ami, pour moi… Tout n’est pas bon dans le cochon…

Et la guerre de sécession? Tel un petit Blutch, j’aurais tout fait pour la déserter. Il est de notoriété publique que l’esclavage n’était qu’un prétexte et qu’il fallut attendre longtemps avant que les Noirs jouissent véritablement de droits dans le Sud des USA… Ne rigolons pas: 1861-1865 a été un autre de ces pièges à cons…

En définitive, ça ne fait pas beaucoup de conflits… Grosso modo, ceux qui marquèrent une véritable vocation de libération issue du peuple, non de l’élite; aucune guerre nationale ou nationaliste; pas la plus petite intromission religieuse, ah! ça non!

De toute façon, la guerre étant toujours le produit d’un rapport de force, la seule valable ne peut qu’être motivée par un souci populaire de se débarrasser, même de manière illusoire ou désespérée, de l’impérialisme et du capitalisme.

Tiens, et 1917? Ah ben oui… Si j’avais été Russe, Ukrainien, en 1917, je me serais fait baisé dans les grandes largeurs… comme tous les anarchistes de l’époque…

Dialogue de Léo

March 11th, 2011

Léo Malet me fait naviguer dans le plaisir de la lecture policière et l’anarchie; ses dialogues décalés, ses descriptions redondantes, parfois limite lourdingues, ses situations impossibles, entretropmêlées de coïncidences, tout respire un Paris qui étouffe et résiste pourtant. Même quand Nestor Burma discute avec un milliardaire sur son yacht amarré au port du Louvre, ça donne ça:

– Ce cornichon de maître après Dieu! Grotesque! Je n’ai pas envie de rire, mais il est parfois difficile de s’en empêcher. Je ne sais pas ce que j’ai, aujourd’hui, mais le ridicule de certaines attitudes m’apparaît plus sensiblement que d’autres jours. Ce pauvre Gustave joue au navigateur. En vérité, la seule vue d’une ampoule de sérum physiologique lui flanque le mal de mer…
Je souris:
– Je me suis déjà tenu, à son sujet, un raisonnement de ce genre, dis-je.
– Vous voyez!… Enfin… J’ai tort de me moquer de lui… Car, que suis-je moi-même?…
Il s’anima:
– … Un vieux radoteur de rêveur éveillé… Tel que vous me voyez, j’aurais désiré être pirate dans l’archipel Caraïbe ou doubler le Cap Horn… Je suis venu au monde trop tard… Exactement comme le vieux Krull, du Chant de l’Équipage… Connaissez?
– Vaguement.
– Foutaise! cracha-t-il. Je me contente de doubler la pointe du Vert-Galant et, en fait de flibuste, je fraude le fisc dans la mesure permise par une éducation basée sur l’honnêteté. Tout est faux, je vous dis. C’est le règne du toc et de l’ersatz.
(La discussion passe sur le Louvre)
– Oui, monsieur. Depuis qu’on a volé La Joconde et qu’elle a repris sa place là-dedans, on n’est pas certain que ce ne soit pas un faux. C’est de l’histoire, ça. Le vol de la Joconde, cette Joconde que l’irrévérencieux Marcel Duchamp affubla, au début du mouvement Dada, d’une paire de moustaches, vous étiez bien jeune lorsqu’il fut commis, mais vous en avez certainement entendu parler…
– Comme tout le monde.
– Un grand poète, un précurseur, fut inquiété, à l’époque, à ce sujet. C’est le lot des poètes. Ils sont, ou inquiets ou inquiétés. L’inquiétude les suit. Il s’appelait Guillaume apollinaire. Vous connaissez?
– J’écoute la radio.
– Hum…
Il ne chercha pas à dissimuler son mépris et entreprit de m’instruire:
– … Un curieux bonhomme, ce poète. Blessé à la guerre, il décéda le 11 novembre 1918, alors que sous ses fenêtres des gens scandaient: “À mort, Guillaume… À mort Guillaume…” sur l’air des lampions… ces cris s’adressaient à Guillaume de Hohenzollern, évidemment, mais n’empêche…
– C’était d’un humour plutôt macabre, convins-je.
– Qui n’a pas dû déplaire au poète, d’ailleurs…

(Léo Malet, Le soleil naît derrière le Louvre, in Nestor Burma. Les nouveaux mystères de Paris (I), Léo Malet II, éd. N. Dhoukar, Bouquins, Robert Laffont, 2006, p. 34-35)

Légitimiste

March 5th, 2011

On s’attend à toute heure du jour et de la nuit de voir surgir enfin la fumée blanche qui consacrera pour, ouhla, plus tellement longtemps, le nouveau gouvernement fédéral belge, dont la législature est déjà commencée depuis, oulà, un petit moment…

Légitimité, représentativité, compromis, démocratie…

Voilà ce que nous attendons de nos informateurs, formateurs, animateurs, voire amateurs.

C’est pas gagné.

Peut-être est-ce l’heure de nous interroger sur la légitimité d’un tel processus. Non pas tant sur la problématique de l’existence ou non d’un tel pays qui s’appellerait Belgique depuis pas loin de deux cents ans, mais plus sur le principe même de la dite démocratie représentative, celle qui se base sur des élections offrant à un demi-millier de gugusses le pouvoir de (surtout ne pas) décider du sort de dix millions d’autres gugusses qui suivent, tel un mauvais feuilleton ou un bon reality-show, le défilé des négociations -qui n’en sont sans doute guère- devant mener à la dernière réforme de l’Etat avant la suivante, et à la formation d’un gouvernement (parmi six dans le pays) dont les membres n’auront pas manqué pendant sept mois de s’étriper et se délecteront de partager la dépouille de la bête au cours de ce qui reste de leur temps de pré-campagne électorale.

Il n’y a pas de légitimité en dehors de la justice. L’histoire ne permet de rien résoudre. Au-delà des hypocrisies de certains, voire de la plupart des acteurs (sinon de presque tous), si nous considérons les exigences aussi bien des uns que des autres, et selon que l’on soit du Nord, du Sud ou du centre du pays, toutes les revendications, historiquement, se valent -et, en un sens, ne valent donc rien, puisque si toutes valent la même chose, leur contradiction les amènent à ne valoir rien du tout.

Pourquoi vouloir se séparer si c’est pour, à terme, trouver les mêmes confrontations un échelon plus bas? Pourquoi vouloir rester ensemble si c’est pour continuer à s’entre-déchirer sur les mêmes thèmes? Pourquoi se résoudre à des concessions de part et d’autre qui ne satisferont personne -du moins suffisamment peu pour permettre aux mêmes clowns de poursuivre leurs surenchères lors des prochaines élections.

Il n’y a aucune légitimité, parce qu’il n’y a aucune justice, ni globale, ni particulière, là-dedans.

Ce n’est pas l’intérêt général, ni l’intérêt de tous, ni celui de chacun que les “négociateurs” défendent, mais uniquement leurs droits à continuer de jouer aux chaises musicales aux frais des contribuables. Quels qu’ils soient. N’allez pas espérer dans le chef de l’un ou de l’autre une exception qui confirmerait la règle: ils ont tous passé, à un moment ou à un autre, et plutôt deux fois qu’une, au ratelier où se distribue -entre eux- équitablement le fourrage.

Non, pas “tous pourris”, mais simplement tous préoccupés par la même chose depuis que la Chose Publique existe: le partage du gâteau entre les privilégiés, la conservation du système à l’avantage de ceux qui ont réussi à marcher sur les têtes des autres, l’illusion du discours “différent” dans un monde qui ne change surtout pas. Et, en Belgique, les arguments faciles des soucis communautaires en guise de propa.

Certes, en 5000 ans d’histoire urbaine, les conditions de vie se sont sensiblement améliorées pour bien des hommes -et des femmes dans une certaine mesure-, mais ce n’est assurément pas grâce à eux. L’histoire, si elle doit au moins montrer une chose, nous apprend que c’est toujours sous la pression de la rue, à la force de la mobilisation, que les populations obtiennent des améliorations dans leurs conditions de vie, des droits, des libertés, et l’abolition de parties de privilèges de l’autre côté. Les révolutions de palais ne doivent pas nous illusionner, pas plus que les changements de régime ou les alternances de pouvoir. La justice, c’est la rue qui l’obtient, pas la qualité de l’hermine qui enrobe le magistrat. Et la justice ne permet jamais de justifier la moindre prétention au pouvoir de personne. Il n’y a pas d’autre légitimité dans la concession temporaire d’un pouvoir que dans la liberté et l’égalité, jointes, obtenues par l’ensemble de la population.
Et cette légitimité ne peut jamais être que temporaire, limitée, et surtout révocable.

Vive l’anarchie.

Laissez la police faire son travail, vous serez les derniers informés

February 19th, 2011

La condamnation de Zemmour pour incitation à haine raciale ne me fait pas plaisir.

Qu’on ne se méprenne pas: je n’ai aucune sympathie pour le type. On peut même dire que je ne partage guère de choses avec lui, à part un usage facile de la langue, en plus de quelques caractéristiques communes à tous les êtres humains (pipi, caca, respirer, et peut-être même baiser, si ça se trouve et que ça ne choque pas trop sa fibre christique). Mais, à l’instar de Chomsky qui, avec raison, estime qu’on ne peut interdire à quelqu’un de s’exprimer, même, et surtout, si cette personne ne pense pas comme nous, je suis déterminé à dire que si nous ne devions autoriser que des opinions que nous approuvons, il n’y aurait aucune grâce à parler de liberté d’expression.

C’est donc sur le terrain de la discussion que doit être combattue la verve d’apparence innocente et pure à la sauce néo-conservatrice de Zemour, Eric, publiciste.

On ne saura sans doute jamais dans quelle mesure l’attitude de la police, et de l’accueil fait aux étrangers et aux personnes d’origine étrangère, ainsi que l’histoire des migrations en général, est responsable, en plus des disparités économiques qui les touchent, de la criminalité chez les personnes “moins caucasiennes” que les autres. Et ça, c’est certainement plus une réalité que des chiffres agités dans tous les sens comme un rubic-cube, jusqu’à ce qu’on en obtienne ce qu’on en attend (quitte à décoller les gomettes et les recoller où on veut).

A partir du moment où la police s’intéresse plus à la petite délinquance et aux comportements agressifs de jeunes dont les perspectives sont, globalement, plutôt moindres que celles de la moyenne des Européens, qu’aux fraudes fiscales, aux détournements de fonds et aux abus de biens sociaux, il est évident que les chiffres de la délinquance sont plus élevés du côté black-beur: ils ont moins accès aux charges et aux avoirs qui permettent ces derniers crimes…

Mais il faut reconnaître que si la drogue était libéralisée, on aurait sans doute des difficultés à stigmatiser autant les blacks et les beurs, et les flics n’auraient plus la moindre excuse pour harceler aussi régulièrement les enfants des cités. Si la discrimination à l’emploi n’existait pas, on n’en parlerait carrément pas… Mais bon, s’il n’y avait pas de discrimination à l’emploi, il n’y aurait pas de marché du travail…

D’un autre côté, les mafias de la prostitution, plus souvent asiatico-caucasiennes, sont moins menacées. Parce qu’elles sont plus respectables (après tout, elles ne font qu’exploiter des femmes, ce qui, dans la tête de certains flics, ne doit pas être tout à fait immérité, vu l’attitude de beaucoup à l’accueil des victimes de viols)? Ou parce qu’elles sont plus violentes? Ou plus en cheville avec certaines parties des pouvoirs publics?

À mouvement de pognon comparé, la société européenne y perd bien plus dans son attitude actuelle que si la police se concentrait sur la grande criminalité économico-fiscale, voire dans le trafic d’entrée de la drogue, là où les bénéfices sont bien plus importants qu’au niveau du commerce de détail.

Le même genre d’attitude réductrice existe d’ailleurs au Brésil: la presse mainstream et le gouvernement stigmatisent les petits trafiquants des favelas, surtout ceux de Rio, ainsi que les “mules” (petits passeurs, souvent passeuses et plus victimes que vraiment coupables), sans s’attaquer aux commanditaires, ni aux laboratoires, qui sont les seuls bénéficiaires réels… mais ceux là sont bien entourés et on les retrouve parfois dans les salons diplomatiques et autres cercles de pouvoir.

Ils ont bon dos, les petits trafiquants, qui vivent dans la merde des cités et des favelas! Ce n’est pas là que les milliers de milliards d’euros ou de dollars transitent vers les sphères financières, alimentant les caisses du capitalisme, évidemment!

Ou alors, ils sont vraiment idiots d’habiter dans les cités et les favelas…

Voilà ce qu’il aurait suffi de répondre à Zemmour. Malheureusement, je n’ai vu de son intervention médiatique que sa seule tirade, et rien des réponses éventuelles des présents. Mais cela aurait suffi ou aurait dû suffire…

L’impérialisme humanitaire

February 8th, 2011

Jean Bricmont, ou la raison parle du présent. Certes, l’histoire joue un rôle dans son raisonnement, mais elle pourrait presque n’être qu’un figurant. Ce sont les faits, la raison, la justice, la justesse, le simple exposé de l’application des mêmes principes dans des situations différentes qui mènent à la conclusion au moins aussi fluide que si les États -en particulier les démocraties occidentales- suivaient réellement les normes du droit international et de la jurisprudence de Nuremberg, s’ils respectaient les décisions prises par l’ONU en assemblée générale, il y a fort à parier que la plupart des guerres et des dictatures de l’après-2e Guerre Mondiale n’auraient pas eu lieu ((Sans parler de celles qui ont précédé.)).

Colonialisme, néo-colonialisme, exportation de la démocratie, modèle occidental, droit et devoir d’ingérence, sont battus en brèche par ce clarificateur simplement scientifique des faits qui dominent notre actualité.

“Pour illustrer l’injustice infligée par les Occidentaux au monde arabe et au reste du monde, on peut aussi procéder à des comparaisons basées sur des événements réels. Que se passerait-il si l’on appliquait à l’invasion américaine de l’Irak les principes qu’eux-mêmes ont invoqués lors de l’invasion du Koweit par l’Irak ? Il faudrait bombarder longuement les États-Unis, détruire leur potentiel industriel, leur imposer un embargo provoquant d’innombrables morts, jusqu’à ce qu’ils éliminent toute trace de leurs armes de destruction massives. Ou encore, imaginons que, par souci pour les Palestiniens, l’on convoque les dirigeants israéliens dans un palais en Arabie Saoudite, leur ordonnant d’accepter immédiatement le déploiement de troupes arabes en Israël même, et que, suite à leur refus prévisible, on les bombarde jusqu’à ce qu’ils abandonnent les territoires occupés. Il n’est pas certain qu’une telle démarche susciterait l’enthousiasme de tous ceux qui ont applaudi en 1999, lorsque les Occidentaux ont agi de façon analogue envers la Yougoslavie .”

texte issu de l’introduction à “Tuer l’espoir” de Norman Finkelstein, également repris dans “L’impérialisme humanitaire” Aden 2005 (publié donc chez Gilles Martin, à Saint-Gilles) et Lux 2006.

Les limites de Stiglitz – III

January 29th, 2011

Joseph STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première était consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La deuxième reprenait ses apports;
La troisième revient sur quelques points remarquables concernant ce livre, l’économie et les tenants du libéralisme en général, mais aussi sur les critiques que l’on peut faire à ce livre.

3e partie
Le travail de Stiglitz ne manque pas d’impressionner par la masse efficace des informations qu’il présente dans un format relativement réduit (moins de 300 pages, plus soixante de notes), auquel il ne manque qu’une bibliographie récapitulative pour satisfaire notre goût de la systématisation. L’exposé est académique, mais pédagogique, et son vocabulaire n’est pas imbuvable. Il prend régulièrement le temps d’expliquer ce dont il parle.

L’avantage du lecteur de Stiglitz est aussi qu’il sait exactement d’où il part: Stiglitz annonce la couleur dès la préface (il y annonce qu’il est de l’école de Keynes et qu’il compte bien la défendre), mais aussi dans ses remerciements où apparaissent les noms de Nouriel Roubini, Paul Krugman, Georges Soros, ainsi que d’éminents personnages issus de la Banque Mondiale, du FMI, de diverses administrations et de grandes banques ((Voir p. xxvii et suivantes.)).

C’est bien le capitalisme que Stiglitz veut sauver, et non établir une éventuelle utopie, socialiste ou autre ((Il est d’ailleurs l’auteur d’un livre entièrement consacré au communisme dans le but de le discéditer.)).

Ce à quoi on aurait pu moins s’attendre de sa part, ce sont tous les arguments à la limite de la métaphysique qu’il emploie.
C’est sur ces bases qu’il justifie notamment la nécessité de la croissance. Exemple, p. 53: “to get unemployment back to normal levels will require sustained growth in excess of 3 percent.” ((“ramener le chômage aux niveaux antérieurs nécessitera une croissance soutenue supérieure à 3%.” Voir aussi p. 29 et 225.)) Rien ne vient le justifier, ni le chiffre lui-même, ni surtout le principe même de la nécessité de la croissance.
Dans le même ordre d’idée, Stiglitz critique la main invisible du marché ((“there is little reason to believe that the market can correctly calibrate its response”, “il y a peu de raison de croire que le marché puisse calibrer correctement sa propre réponse” p. 140, par exemple. En quoi, d’ailleurs, un concept aussi abstrait que “the market” pourrait avoir la moindre capacité d’initiative?)), mais il estime que “quelqu’un” doit décider où l’argent devrait être investi pour apporter le plus grand bénéfice possible à la société: “Money should be targeted, going to where it will most stimulate the economy.” ((“L’argent devrait être dirigé, envoyé là où il stimulera le plus l’économie.”, P. 133.))
En outre, bien que critiquant les décisions “de Wall Street” et “de l’administration” étatsunienne, il insiste sur la nécessité de restaurer la confiance dans le monde financier et dans le gouvernement, puisque c’est à eux qu’il veut à nouveau confier le sort du monde ((Ceci est notamment le fait des quatre derniers chapitres.)).
Par moments, ses contradictions éclatent de manière plus évidentes. Alors qu’en page 205, il affirme que “21st century capitalism is different from 19th century capitalism” ((“Le capitalisme du 21e Siècle est différent de celui du 19e.”)), ce qu’il n’argumente guère qu’en terme de taille et d’explosion technologique, non sur le plan idéologique, un peu plus loin ((P. 207.)), il affirme “Bubbles and their consequences are here in the 21st century as they were in the 18th, 19th, and 20th.” ((Les bulles and leurs conséquences sont au 21e Siècle comme elles étaient aux 18e, 19e et 20e Siècles.”)) Mais dans la même page, il insiste sur le fait que “The old rules, whether they worked, are not the right rules for the twenty-first century.” ((“Les vieilles règles, qu’elles aient fonctionné ou non, ne sont pas les bonnes pour le 21e Siècle.”)) On en a la tête qui tourne.
Dans la série des actes de foi, on note aussi que Stiglitz s’imagine que les pays ne pensaient, pendant la crise, qu’à leur propre bien être ((P. 210.)). Depuis quand les pays pensent-ils? En réalité les dirigeants de chaque Etat n’avaient pas du tout à coeur les intérêts de leurs nations, mais bien du système financier qui leur était le plus proche, et d’eux-mêmes surtout.
Sans plus argumenter, Stiglitz nous assène quelques vérités toutes faites, comme “Democracy and market are essential to a just and prosperous world” ((“La démocratie et le marché sont essentiels à un monde juste et prospère” P. 226. On se demande comment, après une telle phrase, certains de ses contradicteurs parviennent encore à l’accuser de socialisme.)). Certes, à sa décharge, il n’imagine pas d’autre alternative au marché que celle des vieilles badernes soviétiques, mais on aurait aimé un minimum d’arguments nous en convainquant.
Une de ses plus jolies phrases se trouve à la page 245:

There is no basis to the argument that because governments sometimes fail, they should not intervene in markets when the markets fail-just as there is no basis to the converse argument, that because markets sometimes fail they should be abandoned. ((“Il n’y a aucune base à l’argument selon lequel, parce que les gouvernement se trompent parfois, ils ne devraient pas intervenir sur les marchés quand ceux-ci échouent -de même qu’il n’y a aucune base pour l’argument contraire, selon lequel les marchés, parce qu’ils échouent parfois, devraient être abandonnés.”))

Si Stiglitz est lui-même empreint de certitudes et d’axiomes proches de l’acte de foi ((Et son vocabulaire en fait souvent témoignage. Il utilise fréquemment des expressions telles que “This is not the way economies are supposed to work” “Ce n’est pas comme ça que l’économie est censée fonctionner” (p. 3); “in economics, you have to run to stay still” “selon les règles de l’économie, vous devez courir pour conserver l’équilibre” (p. 63, où Stiglitz manque manifestement de la moindre imagination quant à des alternatives de fonctionnement socio-économique); “Of course, things are far better than if the opposite tactic -do nothing- had been taken” “Naturellement, les choses sont de loin meilleures que si la tactique opposée -ne rien faire- avait été choisie” (p. 135, un argument que j’aurais aimé développer, mais le compte-rendu est déjà kilométrique); “in my judgment”, “risks”, “the chances”, “the assumptions”, “No one knows for sure…”; “I suspect”, “So be it” (p. 159), “cannot be trusted”, “acts as they should”, etc. On se croirait à un séminaire pour cadres supérieurs.)), il faut remarquer qu’il nous aide beaucoup à décrédibiliser ses propres concurrents capitalistes, les néoclassiques, qui, eux aussi, assoient leurs théories sur de véritables croyances ((Voir à cet égard les pages 238 et suivantes, dans le chapitre “Reforming economics”. La “bataille des idées” que Stiglitz présente est véritablement une “bataille de détails” capitalistes.)). Il va jusqu’à prêter à ces derniers des termes comme “cathedral”, “chapels”, “devoted”, “priests”, “catechism”, “beliefs”, etc. Arguments certes rhétoriques, mais tentants. On préférera cependant ses arguments plus rationnels.

Un autre défaut de Stiglitz, c’est sa très profonde naïveté, à moins qu’il ne le soit que faussement dans un but pédagogique, mais ceci reste fort obscur. Dès le début, Stiglitz semble oublier les bases mêmes du capitalisme libéral. Il imagine que les “concepteurs des hypothèques”, s’ils s’étaient “centrés sur les fins” (de leurs produits, à savoir aider au financement de maisons par leurs nouveaux propriétaires), “plutôt que sur comment maximiser leurs revenus, ils auraient pu créer des produits qui aurait augmenté la propriété immobilière de manière permanente” ((P. 5: “had the designers of the mortgages focused on the ends (…) rather than on how to maximize their revenues, then they might have devised products that would have permanently increased homeownership”. Je pourrais encore citer cet autre passage d’anthologie: “That’s not the way market is supposed to behave. Markets are supposed to allocate capital to its most productive use” “Ce n’est pas comme ça que le marché devrait se comporter. Les marchés sont censés placer le capital là où il a l’utilisation la plus productive” (p. 80).)). Il attend par ailleurs des politiciens qu’ils se vouent à l’amélioration d’un futur plus ou moins lointain ((P. 26, par exemple.)), alors que les perspectives maximales de ceux-ci résident tout au plus dans les prochaines élections ou dans leurs intérêts propres ((Et de voir, p. 51: “Wherever Obama’s heart might lie, his actions at least appeared to side too closely with the interests of Wall Street” “Où que soit le coeur d’Obama, ses actions pour le moins paraissent bien trop proches des intérêts de Wall Street”. Si l’on doit imaginer que Barack Obama, tel un Jimmy Carter trente ans plus tôt, a l’âme et l’esprit purement tourné vers ses concitoyens et leurs intérêts, on peut se demander, dans un cas comme dans un autre, comment ils peuvent s’être si mal entourés de représentants des grands capitaux et des grands intérêts militaro-industriels.)).
“How could the (US) administration say (…) that the banks are too big to fail – indeed so big that the ordinary rules of capitalism are suspended (…)”, s’étonne-t-il, p. 49 ((“Comment l’administration étatsunienne peut-elle dire (…) que les banques sont trop grandes pour faire faillite -et si grandes que les règles ordinaires du capitalisme en sont suspendues (…)” Mais, p. 111, il reconnaît la logique de l’association Administration-Pouvoir financier.)). En quoi, M. Stiglitz, les règles du capitalisme se sont-elles interrompues? Bien au contraire: ces entreprises “trop grandes pour faire faillite” se sont appuyées sur tout leur capital, y compris celui de leurs relations politiques, pour en tirer des intérêts, c’est-à-dire bénéficier d’un sauvetage venu tout droit des poches des contribuables. Il n’y a sans doute rien de plus capitaliste, ni même de plus libéral que cela. À partir du moment où vos “fonds de liquidité” comportent également quelques “têtes d’oeuf” bien placées dans les gouvernements, il est dans la logique du marché d’utiliser tout votre “crédit” pour vous renflouer.
Après l’administration, c’est la banque qui bénéficie chez Stiglitz d’une vision quasi-angélique, peut-être plus dans le passé que dans le présent ((P. 81.)). Il est certes évident que toutes les banques n’ont pas développé des innovations similaires aux “securitizations” qui ont provoqué la bulle de l’immobilier, mais nombreuses furent celles qui, sans les avoir utilisées directement, y ont placé leur argent (ou plutôt l’argent qui leur avait été confié), parfois de manière naïve, souvent par souci d’imitation, mais jamais par esprit de bon samaritain ((Stiglitz essaie de raisonner avec toutes les banques, car si elles sont TOUTES raisonnables, tout le monde s’en sort. Mais si quelques-unes agissent de manière irrationnelles, tout le monde tombe: p. 100-101.)). Stiglitz essaierait-il de nous faire croire que Dickens a inventé de toute pièce le personnage de Scroodge, sans avoir eu le moindre modèle? Que la spéculation financière n’existe pas depuis très longtemps?

Il y a, indubitablement, chez Stiglitz, quelque chose de “bon”: il a le désir de trouver une solution, à l’avenir, qui permettrait de sauver les maisons et leurs propriétaires sans renflouer les méchantes banques ((p. 99-100.)). Mais, par la volonté consubstantielle de sauver le capitalisme dans le même temps, on ne peut que souligner une fois de plus une forme d’ingénuité que je qualifierais pour le moins de maladive, peut-être même de dangereuse. Ainsi ose-t-il affirmer que “No one gains from forcing home owners of their homes” ((“Personne n’y gagne à forcer les propriétaires de leurs maisons à les quitter” P. 102.)). C’est d’autant plus curieux que, quelques pages plus tôt, il semblait être resté lucide: “Only the mortgage speculator gains” dans ce genre de cas ((Seul le spéculateur sur l’hypothèque y gagne” P. 96.)).

Stiglitz attribue un rôle au secteur financier qu’on pourrait presque qualifier de subalterne: “The success of the financial sector is ultimately measured in the well-being that it delivers for ordinary citizens” ((“Le succès du secteur financier est mesuré en dernière instance par la bien-être qu’il offre aux citoyens ordinaires” P. 112.)); “That is why when firms maximize profits, they also, ideally, maximize societal well-being” ((C’est pourquoi, lorsque les firmes maximalisent leurs profits, elles maximalisent également idéalement le bien-être sociétal” P. 151.)); “a robust financial sector (is) the source of most job creation” ((“un secteur financier robuste (est) la source de la plupart des créations d’emplois” P. 192.)); etc. Selon lui, le secteur financier doit être au service du secteur économique réel. Par ailleurs, il est tout aussi naïf de penser que les marchés peuvent apprendre de leurs erreurs ((P. 147.)). Les acteurs du marché utiliseront toujours toutes les limites, quitte à les dépasser d’ailleurs, qu’ils auront à leur disposition pour accroître leurs gains. Augmenter ou diminuer le nombre de règles dans le système capitaliste, que cela se fasse à l’échelle d’un pays ((Stiglitz ne voit pas de justification économique pour que le système de taxation privilégie la spéculation sur l’entreprise (p. 181): il faut croire qu’il n’a rien compris au principe de la concurrence fiscale entre les Etats. Ce n’est pourtant qu’une extension des “avantages comparés” de Adam Smith. Si un avantage fiscal apparaît dans un pays, par rapport à ses voisins, par exemple, il est évident qu’il va attirer automatiquement une grande quantité d’investissement. Ainsi, l’absence d’impôts sur la fortune en Belgique, ou le système bancaire suisse, ou la faiblesse des taxes entrepreneuriales en Irlande.)) ou de l’ensemble de la planète n’a guère de conséquences sur la moralité de ces acteurs. D’ailleurs, ni Smith, ni Ricardo ne remettent en question cette absence de moralité. La flexibilité des agents du marché, leur capacité à trouver des failles géographiquement, juridiquement, temporairement, circonstanciellement, leur permettra toujours de trouver des moyens de “se servir sur la bête”.

Stiglitz en appelle à la transparence ((Notamment p. 174, mais c’est un leitmotiv de son oeuvre.)), à une action dévouée de l’administration étatsunienne (et des autres pays), à une espèce de prise de conscience tournée vers l’idée qu’un secteur financier sain, dirigé vers un secteur économique sain, concentré vers le bien-être de la population, pourrait sauver le capitalisme et l’économie de marché. Pourtant, il s’expose à un contre-sens qu’il introduit lui-même dans son livre. Il dit, p. 166, que la crise immobilière qui a failli plonger le monde dans un chaos tel qu’on a frôlé le retour de la grande dépression de 1929, n’est le fait que d’une minorité d’agents financiers (banquiers, traders, agents immobiliers, agences de notation), que la plupart des autres ont joué le jeu correctement, travaillent réellement en conscience de leur rôle dans l’économie en général. Imaginons un instant que cela soit vrai, et nous voici dans un véritable paradoxe. En effet, si cette majorité d’acteurs avaient réellement bien fait leur travail, ils auraient manifestement été plus persuasifs que les “rotten apples” et attiré plus de moyens de leurs côtés de telle sorte que la crise n’aurait été que marginale. Ne devrait-ce pas faire partie de la loi du marché, que de voir s’imposer les meilleurs produits?

D’autre part, si c’est vraiment le cas, et sachant que la crise n’est partie ici que d’un secteur de l’économie d’un seul pays, aussi grand soit-il, on en vient à penser que l’économie de marché est décidément bien fragile pour avoir frôlé une telle catastrophe par le biais d’une poignée de salauds (au sens sartrien du terme) et sachant d’ailleurs que les mêmes (ou d’autres) tentent encore de jouer “à la baisse” sur l’économie de plusieurs pays (comme les PIIGS), au vu et au su de tous, simplement parce que, et bien, le système le permet, et qu’il faut bien se refaire ou arrondir son magot. Une fois de plus, les lois du marché semblent en contradiction avec la réalité qui a failli le plonger dans la plus grave crise de ces 70 dernières années.

L’un des problèmes principaux de Stiglitz, c’est qu’il en vient à réclamer une pensée collective, voire collectiviste, avec des prémisses individualistes ((P. 194 ou p. 235: “The US should, in particular, do what it can to strenghten multilateralism” “Les USA devraient en particulier faire leur possible pour renforcer le multilatéralisme”. Je suppose qu’il y a du Lenny Bruce chez Stiglitz: il faut sans doute rire après une telle assertion.)). Il craint d’ailleurs que les premières victimes de la crise de l’économie de marché n’en viennent à être le libéralisme lui-même et la démocratie ensuite ((P. 225.)). Pourtant, j’ai beau chercher, je ne vois (malheureusement) que très peu d’opposants au marché au pouvoir dans le monde. Même en Chine, le marché est bel et bien là, sans aucune discussion possible. Quant à Cuba ou à la Corée du Nord ((Que je suis loin de mettre dans le même sac.)), leurs tailles, leur importance globale ne peuvent tout de même pas servir d’épouvantails crédibles et sont loin de pouvoir prétendre à une remise en question réelle de ce qu’est le marché libéral et capitaliste…

Au total, enfin, après avoir régulièrement tapé sur l’Etat pour son rôle dans la crise, il en vient à lui attribuer un rôle déterminant dans sa résolution, mais surtout dans la remise sur les rails de l’économie de marché (régulé) dans son ensemble ((Voir notamment p. 196-200 et p. 207 et plus haut dans cet article.)). Par ailleurs, il réaffirme sa confiance dans le FMI, simplement parce qu’il apprécie la figure de Dominique Strauss-Kahn ((P. 215.)), en dépit des évidences de justices sélectives qu’il pointe lui-même, prenant les exemples de l’Islande et du Pakistan.

Une dernière chose avant de conclure ce compte-rendu concerne une étrange remarque de Stiglitz sur le marché, ses acteurs, et leur supposée irrationnalité. Il développe, au cours du chapitre neuf, ses propres idées concernant l’économie et son étude, ironisant sur le fait que cette dernière en apprend plus sur celui qui étudie l’économie et ses croyances que sur l’économie elle-même. Il nous apprend aussi que les études sur le marché ne peuvent que nous enseigner sur le passé, car, à chaque génération, l’expérience perd toute sa valeur.
S’enfoncer dans ce type d’assertions semble indiquer:
-D’une part, qu’on ne peut pas faire plus confiance à un économiste qu’à un autre pour résoudre des problèmes, et toute théorie peut être aussi bonne qu’une autre;
-D’autre part, que Stiglitz confond rationalité en général et rationalité face au marché; à partir du moment où le marché, par souci de non-transparence (en ce que, comme Stiglitz le montre lui-même, les tenants du marché ne le veulent pas transparent pour rendre leurs profits plus importants), est trompeur, les acteurs du marché ne sont rationnels qu’en fonction de ce qu’ils savent et paraissent donc irrationnels aux yeux de qui possède d’autres informations qu’eux;
-Enfin, et c’est peut-être le plus important, à partir du moment où l’économie de marché pose autant de problème à son étude, à ses consommateurs, à ses producteurs, et même à ses exploiteurs, qu’elle n’est ni prédictible, ni analysable de manière scientifique, que l’expérience ne peut y être valorisée efficacement ni transmise, qu’il est évident que le succès y est plus aléatoire que véritablement fondé sur le mérite (si tant est que ce mot signifie quelque chose), il me paraît clair, en conséquence, qu’un système plus rationnel, basé sur la connaissance, la sagesse, la lenteur, la démocratie, l’horizontalité serait, et de loin, plus appréciable au niveau humain, à la fois collectif et individuel, que l’économie de marché qui, finalement, apporte plus de soucis que de solutions.

Par ailleurs, la foi dans le keynésianisme de Stiglitz oublie qu’il reposait en grande partie sur les colonies officielles et l’emprise des USA sur leur jardin latino-américain, une capacité d’endettement des Etats presque aveugle, un affrontement idéologique avec le “bloc de l’Est” largement plus astreignant pour le capitalisme libéral, et d’autres facteurs comme l’illusion d’une possible croissance infinie, des énergies bradées, un souci marginal de l’environnement. Autrement dit, si réellement le keynésianisme pouvait se reporter aux circonstances actuelles, il faudrait un autre Keynes pour en assurer la base théorique, et Stiglitz, malgré sa grande intelligence évidente, sa bonne volonté probable et ses capacités pédagogiques, est plus le prêtre d’une foi qu’un véritable scientifique.

Les limites de Stiglitz – II

January 26th, 2011

Joseph STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première était consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La troisième reviendra sur quelques points remarquables concernant Stiglitz, l’économie et les tenants du libéralisme en général, mais aussi aux critiques que l’on peut faire à son travail.

2e partie – Ce que Stiglitz nous apporte.

Au-delà de nombreuses évidences, qu’il devient difficile de contre-argumenter ((Parmi bien d’autres, en voici quelques-unes parmi mes préférées:
1. “Crises don’t destroy the assets of an economy.” (p. 58) En effet, une crise ne fait que révéler des problèmes d’offres et de demandes dans une économie capitaliste: la valeur utile du travail, des matières premières, en tant que telle, ne change pas parce qu’un trader a attrapé un rhume. Le problème, c’est que l’empire médiatique et une bonne partie des économistes et des politiques tentent de nous faire croire qu’une crise implique de la destruction de valeur, ce qui n’est vrai que d’un point de vue capitaliste, pas d’un point de vue matérialiste. Stiglitz aurait pu citer sa source pour l’établir: un certain Karl Marx;
2. “(The biggest banks) knew that if they got into trouble, the government would rescue them.” (p. 83) Exact, mais si Stiglitz apporte ici un argument fondamental apparent, selon lequel ces banques seraient “trop grandes pour faire faillite” (il en conteste d’ailleurs la légitimité, p. 164 et sv.), il ne fait qu’effleurer la raison principale de l’attitude des gouvernements, c’est que, comme l’a montré notamment G. Geuens, dans “Tous pouvoirs confondus”, gouvernants, pouvoirs financiers et médias sont généralement liés plus même qu’alliés. Ces grosses institutions financières possèdent trop d’avantages du simple fait de leur poids, de leur position dominante (comme Stiglitz le montre p. 118 -mais n’est-ce pas pour cela que la “plus grande démocratie du monde” a inventé la loi anti-trust?), mais le simple fait qu’un Paulson ait été lié à Goldman-Sachs avant d’intégrer le gouvernement Bush justifie le sauvetage d’AIG, débitrice de Goldman-Sachs, et non la crainte qu’une banque trop grosse entraîne les autres -car, sinon, on n’explique pas la chute de Lehman Brothers ou de la Royal Bank of Scotland;
3. “bank executives acted as they are supposed to act in a capitalist system -in their own self interest.” (p.111) Voilà une évidence qui a le mérite de n’être pas oubliée et qui est suivie, chez Stiglitz, de la suivante: une fois renflouées, les banques et Wall Street n’ont pas du tout disponibilisé les liquidités données ou prêtées par les administrations; leurs exécutifs se sont empressés de s’octroyer des bonus pour le cas de nouvelles années de vaches maigres à venir; cette affirmation devrait donc tendre à nous faire penser que l’économie ne devrait pas reposer sur le système financier pour sa bonne marche. Pourtant, Stiglitz veut encore que la finance se mette au service de l’économie, par un tour de passe-passe qu’il n’explique pas.)), l’auteur nous offre une quantité très appréciables d’informations sur l’économie étatsunienne, les raisons de la crise récente, mais aussi les faiblesses régulières du système libéral en place.

Il insiste notamment sur les externalités ((Externalities.)), c’est-à-dire dans son langage, les agents économiques qui souffrent ou bénéficient des effets collatéraux des contrats sans avoir eu la possibilité d’y intervenir. Un exemple repris p. 15, est celui des millions de personnes qui ont vu la valeur de leurs maisons s’effondrer, parce que la bulle immobilière en a touché quelques millions d’autres ((Ce principe des externalités entre d’ailleurs dans sa thèse sur l’asymétrie de l’information en économie de marché, provoquant de nombreuses déficiences dans celle-ci. Voir à ce sujet la première partie de ce compte-rendu.)).

A l’instar de Nouriel Roubini, qui est d’ailleurs un de ses amis, Stiglitz montre que l’économie américaine est fondée sur une espèce d’immense schéma Ponzi, où les dividendes du présent sont payés avec les (estimations de) valeurs du futur, sans aucune garantie qu’un jour tout ne va pas s’effondrer d’un seul coup, lorsqu’on aura pris conscience qu’une trop grande partie des valeurs n’existe en fait pas ((On notera d’ailleurs, ce que ne fait pas Stiglitz, qu’en sauvant les banques et institutions financières comme cela a été fait au cours de ces deux dernières années, on a en un sens inscrit dans le marbre des valeurs que le marché lui-même avait pourtant “décidé” de reconnaître comme non-existantes; ce faisant, les Etats ont, eux aussi, emprunté sur l’avenir pour sauver des institutions défaillantes. Stiglitz expose ailleurs que les Etats auraient mieux fait, plutôt que de sauver des banques défaillantes, de financer des institutions plus saines qui, elles, n’ont pas commis de malversations financières. Comment ne pas concorder avec lui?)). En clair, l’économie américaine vit sur la certitude qu’elle va croître en permanence, qu’elle peut s’endetter toujours plus, que son futur sera toujours plus riche que son présent.

Stiglitz montre à plusieurs reprises que le système financier étatsunien est trop soucieux de ses propres profits ((P. 188, Stiglitz nous informe qu’à la veille de la crise, 40% des profits d’entreprise, donc théoriquement de l’économie réelle, étaient réalisés dans le secteur financier, ce qui tend à montrer qu’il y a un véritable déséquilibre entre la création de valeur réelle et l’illusion des valeurs comme les indices nous les montrent. En effet, 40% des profits dans le seul secteur financier, cela signifie dans la non-création de biens ou de service, mais dans la seule fantaisie qu’il y en a eu ou, pire, qu’il y en aura. Le problème, c’est que, même s’il y en aura dans le futur, quand celui-ci sera présent, ces profits ne pourront plus l’être pour le présent, et le secteur financier sera obligé de multipilier encore ses profits dans un futur suivant, et encore, et encore, et encore…)), et qu’il ne produit pas en parallèle suffisamment d’avantages pour l’économie réelle ((Ce qui nous étonne le plus, c’est que cela semble étonner Stiglitz.)). Cela s’est révélé notamment dans les échaffaudages financiers à l’origine de la bulle immobilière, où les intermédiaires entre les emprunteurs et les prêteurs se sont multipliés de manière indécente. Notre économiste regrette au passage l’époque où la petite banque d’investissement local ((Qu’il sait cependant exister encore bel et bien, voir plus bas dans ce même article.)) connaissait bien ses clients et se lamente de la situation des securities ((Système qui prétendait réduire les risques des investisseurs en hypothèques en faisant des paquets de valeurs avec des emprunts éparpillés géographiquement, dans l’idée que si, par exemple, des emprunteurs d’une région ne peuvent plus payer leurs emprunts, le manque à gagner là sera compensé par les profits ailleurs. “Malheureusement”, la bulle immobilière, dite des subprimes, était devenue intrinsèque au système même des hypothèques aux USA, et le même problème a surgi partout sur le territoire plus ou moins en même temps. Sans parler des autres vices du système, que Stiglitz expose dès les premières pages du livre.)) qui ont surtout fait en sorte que les acteurs du prêt ne se connaissent plus et que la confiance a disparu du contrat. Stiglitz a dû trop voir “It’s a wonderful life”, de Capra, et il en a visiblement oublié le méchant Mister Potter.

Dans le même ordre d’idée, il nous présente son opinion sur les conflits d’intérêts qui grèvent l’économie de marché aux USA, pas seulement dans le cadre de cette fameuse bulle ((Les employés des agences de prêts étant payés non à la qualité de leurs clients, mais à la quantité, ils se retrouvaient trop tentés à accorder des prêts à des
personnes qui, en réalité, selon toute vraisemblance, ne parviendraient pas à assumer leurs obligations.)), mais aussi concernant les agences de notation, payées pour donner des estimations aux entreprises qui les financent ((P. 92, notamment.)).

On l’a déjà mentionné ((voir la première note.)), les entreprises “trop grandes pour faire faillite” ((Too-big-to-fail.)) sont un véritable danger pour l’économie étatsunienne. Elles ont souvent des positions dominantes qui font que leur valeur réside plus dans ces dernières que dans la qualité de leurs services ou dans l’intelligence de leurs décideurs. En définitive, le risque qu’elles font courir à la société qu’elles desservent, fait que la société dans son ensemble devient une “externalité” ((Voir ci-dessus, et p. 118.)) malheureuse de leurs problèmes. De la même manière, elles occupent une place prépondérante auprès de la Fed, la (trop?) fameuse Banque Fédérale, indépendante de l’Etat, mais souffrant de trop nombreux conflits d’intérêts des membres de son bureau de décision souvent liés avec les mêmes grandes banques, quand ils n’en sont pas les dirigeants ((Voir p. 136.)).

Stiglitz évoque encore bien d’autres problèmes de l’économie US, comme le fait que les décideurs d’entreprises ont souvent d’autres intérêts que leurs actionnaires ((P. 154, ce qui pose, selon Stiglitz, de sérieux problèmes de gestion des entreprises, et par là même d’intérêts de leur existence pour la société. Ce passage est sans doute l’un des plus cruciaux pour montrer que Stiglitz est bien un capitaliste: il montre toute l’importance que prend pour lui le principe du propriétaire-responsable-bénéficiaire dans l’économie.)), si ce ne sont pas les intérêts privés et les intérêts sociaux qui s’opposent ((P. 153, où les entreprises oublient qu’elles sont censées être utiles au public, et non pas seulement à leurs actionnaires ou à leurs cadres. Comme souvent dans ce livre, Stiglitz fait montre ici d’une naïveté presque effrayante.)); le manque de transparence, naturellement ((P. 161, qui, selon Stiglitz, est l’un des noeuds du problème de l’économie de marché, voir la 1e partie de ce compte-rendu, mais aussi la 3e.)); l’effet domino ((P. 149-150.)), du fait que, manquant d’imagination, les banques imitent généralement leurs concurrents sans vérifier que les modèles suivis par ceux-ci sont ou non défectueux, s’entraînant les unes les autres dans leurs chutes; les profits du secteur financier sont de plus en plus basés sur les “frais” (fees), autrement dit sur un déplacement des richesses, et non une création de valeur ((P. 195. Ce fait contribue à montrer que, contrairement aux assertions des défenseurs du secteur financier, ce dernier ne crée pas de richesse. Seul le travail dégage une plus-value susceptible de se transformer en valeur d’usage. S’il était seulement besoin de le prouver encore.)); les USA ont cessé d’être compétitifs dans de nombreux domaines et, par voie de conséquence, le partenaire privilégié de tous les autres marchés ((P. 196.)); la trop grande confiance dans les marchés futurs rend vulnérable l’économie locale ((P. 251-252 et p. 284, en notant que ce problème est également valable pour le reste du monde.)); le système économique étatsunien n’est pas soutenable et sa remise en question va coûter beaucoup moralement et matériellement ((P. 288.))…

A contrario, les USA bénéficient encore d’avantages incommensurables par rapport à leurs concurrents: leur supériorité financière, militaire et historique leur permet de supporter une quantité phénoménale de crises qui affectent tout le monde ((P. 211.)); ils peuvent se permettre des mesures de protectionnisme impunément, ce que les autres ne peuvent pas ((P. 213.)); leur réseau de banques locales, finançant les PME, est incomparable ((P. 214, note 7.)).

Mais les USA sont en train de se réveiller d’un “beau” rêve. Beaucoup de leurs citoyens pensaient que les qualités de leur pays allaient rester indépassables, que les “valeurs” étatsuniennes (esprit d’entreprise, compétitivité, qualité de production, que sais-je) menaient l’économie du monde pour les siècles à venir, alors que leurs équilibres et leur croissance ne se maintenaient qu’à coups de subsides, de protectionnismes ((Voir à ce sujet: un vieil article.)) et de prêts à taux ridicules en raison de l’émission continuelle de dollars à travers le monde. Cette époque n’est peut-être pas encore révolue, mais les USA ne peuvent plus compter aujourd’hui que sur quelques années de suprématie, désormais toute relative. L’Europe, le Japon, la Chine, et maintenant d’autres nouvelles puissances économiques leur contestent progressivement des parts de PIB mondial ((On peut cependant, et avec quelque argument, douter de cette analyse: il n’est pas du tout impossible que les USA retrouvent leur triomphalisme ancien, s’appuyant sur leur formidable machine de guerre pour faire suffisamment pression sur le reste du monde, ou du moins sur une partie significative de celui-ci, afin de récupérer ce qui lui a été “indument” repris: sa domination économique. Au pire, ils pourraient trouver bien des prétextes pour se lancer dans une guerre de plus, dirigée cette fois contre leurs concurrents “et néanmoins alliés”, si cela devait s’avérer nécessaires à qui sait quelle prochaine administration dont le niveau intellectuel parviendrait à faire oublier celui des précédentes.)).

Dans cet esprit, Stiglitz propose une solution fondée sur un keynésianisme classique. J’aborderai cette solution dans la troisième partie, car elle mérite selon moi un large développement argumenté et une critique en règle de sa vision.

Les limites de Stiglitz – I

January 22nd, 2011

Joseph E. STIGLITZ, Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy, Allen Lane, Londres, 2010.

Compte-rendu en trois parties.
La première est consacrée à l’auteur et à un exposé général sur le livre;
La deuxième résume les points forts du travail de Joseph Stiglitz, ce qu’il nous apporte, ce en quoi il nous enseigne;
La troisième reviendra sur quelques points remarquables concernant son travail, l’économie et les tenants du libéralisme en général, et les critiques inévitables.

1e Partie

L’auteur ((Le premier réflexe de beaucoup de navigateurs sera sans doute de se tourner vers wikipedia pour découvrir le personnage. Ce n’est pas un mauvais réflexe en soi, mais il s’agit d’y être d’une grande prudence. La page anglaise de Stiglitz y est entachée de quelques positions tendancieuses, notamment lorsqu’on y prétend que, comme il défend une intervention de l’État, il a changé de position sur le socialisme dont il était un opposant en 1994 et serait devenu donc un défenseur aujourd’hui. Les auteurs de cette page s’imaginent donc pouvoir à la fois limiter le socialisme à une intervention de l’État dans l’économie, et également de prétendre que tout qui promeut une intervention de l’État dans l’économie a des tendances socialistes. Si vous avez lu mes diverses chroniques économiques, vous aurez compris que cette double idée ne correspond pas selon moi à la réalité.))

Joseph Stiglitz est un économiste américain proche des milieux démocrates, généralement catalogué “à gauche”, mais nous verrons qu’il s’agit d’une idée hautement relative.

Stiglitz est célèbre (dans le monde de l’économie) pour avoir étudié les marchés d’une manière hétérodoxe. Au contraire des classiques et néoclassiques, il part du principe que les marchés ne sont efficaces qu’exceptionnellement -alors que pour les tenants du classicisme, ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils souffrent des crises ((Dans Freefall, il montre notamment que les crises ont été extrêmement nombreuses au cours des années qui ont suivi les 30 glorieuses.)). Pour cette idée, on entend parfois des “personnalités de gauche” le brandir. En lisant son ouvrage, j’ai cru reconnaître quelques idées entendues dans la bouche de jean-Luc Mélenchon ((Notamment au cours d’un débat animé par Daniel Schneidermann entre lui et Jacques Attali.)), mais sans pouvoir assurer qu’il s’agit de son livre de chevet. Comme lui, Stiglitz est favorable à une plus grande maîtrise de la banque centrale d’un pays, estime que le gouvernement devrait intervenir plus vigoureusement sur les marchés, participant activement à leurs financement et leur surveillance, et va jusqu’à estimer qu’il n’est pas souhaitable de rémunérer exagérément les dirigeants des grandes entreprises. Pour autant, il n’est pas vraiment un révolutionnaire.

Stiglitz a largement contribué au principe de l’information asymétrique, pour lequel il a co-obtenu le prix Nobel (parallèle) d’économie et qui, superficiellement, dit que les marchés ne fonctionnent pas tout seuls. En gros, il avance le concept des “externalités“, c’est-à-dire des agents économiques qui subissent ou bénéficient des effets du marché sans avoir été impliquées dans les décisions, et qui font que les marchés ne peuvent pas fonctionner correctement, en raison, donc, d’une asymétrie de l’informations. Or, ces externalités sont permanentes et l’information n’est jamais parfaite. En conséquence, selon Stiglitz, les marchés ont besoin de régulateurs ((Note: On aurait pu croire qu’il allait en conclure que les marchés ne fonctionnent pas du tout, mais ce n’est absolument pas le cas: Stiglitz reste un partisan de l’économie de marché et du capitalisme. Il n’a absolument rien d’un socialiste.))…

Il a aussi lancé une théorie sur le chômage et les revenus qui est intéressante pour qui veut encore défendre l’économie de marché. Ses positions sont celles d’un keynésien de type classique. Il défend en effet les théories de l’économiste John Maynard Keynes, le chantre des marchés encouragés par les programmes de financement de l’État, qui contribua, après la grande dépression, à donner de la consistance à la politique économique de Roosevelt. Certains secteurs, comme l’enseignement et la santé, sont selon lui des domaines que l’Administration doit soutenir et privilégier. Ceci pour nous rappeler qu’il n’est pas de gauche; Stiglitz veut sauver le capitalisme de lui-même.

S’il fallait le prouver, il suffit de rappeler qu’il fut l’un des conseillers principaux en économie de Bill Clinton dans les années 90 ((Il l’évoque d’ailleurs dans ce livre, se positionnant lui-même au “centre”, entre les conseillers de droite et les conseillers de gauche de Clinton.)), avant de travailler comme “chief economist” à la Banque Mondiale; Stiglitz est donc un homme de droite, même s’il y a plus à droite que lui.

Le livre

Freefall. Free Markets and the Sinking of the Global Economy., au titre hollywoodien et au sous-titre bien plus explicite, expose, en dix chapitres les raisons et les causes de la crise “de 2008”, les solutions effectivement proposées par les deux administrations étatsuniennes de Bush et Obama, les raisons des résultats en demi-teintes, voire négatifs, de celles-ci, et les propositions de Joseph Stiglitz lui-même pour, dans un avenir proche, éviter que les crises ne transforment le monde économique en cendres. Voilà pour une présentation brève et que je crois neutre du propos du livre.

Stiglitz s’est armé d’une quantité estimable d’informations, de références, de sources, d’analyses et de travaux; il s’est appuyé sur ses collègues, ses amis, ses étudiants, et est loin d’être seul à penser ce qu’il pense. Il représente un courant d’économistes prônant la régulation des marchés et opposés aux écoles de Vienne et de Chicago, aux néoclassiques, à tous ceux qui, en gros, refusent d’accorder un rôle de décideur à l’Administration de l’État, mais ont couru dans ses jupes quand il s’est agi de récupérer leurs billes.

C’est en cela que réside un paradoxe clair, selon moi, chez Stiglitz: on verra dans le compte-rendu qui suit, qu’il a toutes les informations nécessaires pour critiquer aussi bien les agents du marché que les administrations successives des USA ((Stiglitz se concentre essentiellement sur son pays. J’ai eu le sentiment qu’il ne voit les autres que comme des sources de problèmes ou d’appui, plutôt que des acteurs en soi, doués d’une vie propre, voir notamment p. 134, note 37.)), et, en fin de compte, c’est aux mêmes qu’il confie le soin d’appliquer ses remèdes de grand-père (Keynes) à la même économie de marché. Il y a de la foi dans ce scientifique qui se veut grand. Il y a surtout un problème de méthodologie quant à la défense de son point de vue ((Voir surtout la troisième partie de ce compte-rendu.)). Et s’il démolit justement les positions de ses adversaires classiques et néoclassiques, il ne convainc pas dans son sens, parce que, pour ce faire, il faudrait que l’on soit déjà convaincu.

Structure

De manière très académique, presque didactique, mais efficace aussi, Stiglitz nous fait un portrait en 6 chapitres de la crise qui a pris à la gorge l’économie US (avant de s’emparer de celle du reste du monde, dont il dit finalement peu ((Un petit exemple p. 21 “The Global Crisis”, mais Stiglitz semble supposer que, lorsque le problème sera réglé pour son pays, le reste du monde suivra.))), ce qui est ennuyeux quand on considère le titre de son livre.
Les deux premiers chapitres sont consacrés aux causes et aux effets;
le troisième à la réponse immédiate apportée par l’administration du gouvernement étatsunien;
le quatrième est consacré au phénomène qui a fait éclater la bulle: l’hypothèque;
le cinquième, à la pseudo-surprise du véritable scandale du “bail out” (renflouement) des fondateurs de la crise;
le sixième sur les causes réelles du massacre de ces dernières années, et les bases des réponses de Stiglitz.

Les chapitres 7 à 10 consacrent le “capitalisme vu par Stiglitz“, un capitalisme à visage humain comme on en a vu bien d’autres et qui ne convaincra de nouveau que le fidèle. Il rend compte de comment, selon lui, le capitalisme peut redevenir le pourvoyeur de la satisfaction du plus grand nombre. Les conditions, on le verra, sont pour le moins paradoxales et en contradiction totale avec les principes mêmes du capitalisme libéral. Mais elles n’en sont pas pour autant de gauche.

deuxième partie à suivre dans quelques jours.

blogosphère de lance tout fondu

January 17th, 2011

Mes amis, mes frères, mes poteaux, vous me manquez… J’en appelle à Un Homme, à une plante verte, à un cycliste pas dopé, à une paire de vaches, et même à Monsieur A

Me laissez plus seul, s’il vous plaît! Postez, merde!