Il m’arrive de me dire que la ville est vivable…
J’ai une espèce de crise genre “amélipoulanisme”, je suppose, dans ces moments…
Je vois la ville comme elle pourrait être dans un décor de pub, avec des couleurs chaudes, des voitures lentes, des pentes de trottoirs douces et des maisons architecturalement acceptables.
Puis, je me réveille.
La ville de São Paulo est une de ces cités dont on ne sait même plus très bien où elle commence et où elle finit. Généralement, ses habitants n’en connaissent qu’une partie infinitésimale et il semble bien que j’en ait visité plus que beaucoup d’entre eux -parce que je marche, je conduis et je prends les transports en commun pour aller dans des endroits très différents. Alors que beaucoup de Paulistes se contentent de trajets réguliers et limités, même s’ils sont longs, durs et étalés sur des distances parfois démentielles.
Certains d’entre eux ont jusqu’à quatre heures de trajet pour aller au boulot -et quatre heures, naturellement, pour en revenir.
Je vous rassure: ce sont les plus pauvres. Ceux qui se tapent des autobus fatigués, aux chauffeurs audacieux, aux amortisseurs insuffisants, sur des routes horribles, dont j’ai souvent voué les ingénieurs aux gémonies -dont j’ai souvent cru, en fait, qu’elles n’avaient pas bénéficié du travail d’ingénieurs, même incompétents…
En ce moment, la discussion préférée des journaux locaux concerne le trafic congestionné et les records de pollution et de bouchons qui rendent la ville encore plus difficile à vivre. Au moins, la plupart des riches n’y échappent pas… La plupart, car certains survolent la ville en hélicoptère pour échapper à la populace et son “inexplicable violence”… Comme dirait Julien, il y a des lectures de Bourdieu qui se perdent…
Les trottoirs trop étroits desservent des rues commerciales par centaines, et pourtant nous sommes toujours les uns sur les autres, à se bousculer, se percuter -jamais méchamment, notez-, à nous croiser par centaines de centaines tous les jours, sur des pavements aléatoires, posés par les propriétaires des maisons, immeubles et magasins attenants. De cinq en cinq mètres, suivant l’investissement du “dono da casa”, la qualité de la chaussée pour piétons varie d’impeccable, et même jolie, à horrible et pratiquement impraticable. Ce qui ne me dérangerait pas si je n’avais pas mon bébé à transporter.
Les avenues qui portent les noms des dictateurs militaires sont plus nombreuses que celles qui rappellent les présidents démocrates (enfin, disons, élus). Je suis même tombé sur une petite rue Monsanto… Enfin… Si ça pouvait augurer de la mort prochaine de la compagnie…
Deux des artères les plus importantes de la capitale économique du Brésil sont également dénommées d’après les “Bandeirantes”, ces troupiers plus ou moins assimilables aux conquistadores espagnols, dont une des fonctions principales était de pourchasser les esclaves en fuite et d’exterminer les petites communautés que ces derniers construisaient dans l'”Interior”. Sans parler des populations originaires…
L’habitant de São Paulo, à mon sens, est d’une patience remarquable. Il supporte des choses invraisemblables, il tolère des situations opposées au simple bon sens et qui impliqueraient chez nous le retour de la pendaison comme une juste rétribution accordée aux édiles incapables et malveillants.
D’une patience remarquable sauf lorsqu’il est au volant de sa voiture…
Voiture dont les dimensions tendent à exploser de tous les côtés -poids, taille, blinquant…
Voitures dont les aspects anti-écologiques ont déjà été évoqués dans ces pages.
Je ne parlerai pas trop des motocyclistes, qui sont pour une bonne partie comme une espèce de réseau de circulation sanguine de la ville, livreurs de toute sorte qui traversent les quartiers à une vitesse exubérante, haïs par les automobilistes et les piétons pour leur imprudence et la façon qu’ils ont de se solidariser au moindre geste de mauvaise humeur d’un de leurs adversaires. Ils sont en réalité majoritairement exploités honteusement par leurs patrons qui exigent d’eux des performances démoniaques -ceci expliquant cela… Ils prennent dès lors des risques énormes pour leur propre vie -et aussi parfois pour celles des piétons…
Et puis il y a ces agglutinements.
Devant les bars trop petits pour accueillir une population jeune, avide d’amusement collectif, de bouteilles de bière vendue en taille 600 ou 750 ml, groupes qui évidemment débordent sur les trottoirs, voire sur les rues. Et à la nuit tombée, ça devient sans doute dangereux (cela dit, heureusement, je n’ai pas encore assisté à un accident dans ces circonstances).
Devant les arrêts de bus ou ceux des autocars qui opèrent des liaisons formidables tous les jours (comme cette ligne qui part du centre-ville pour aller se perdre dans une cité dortoir à quatre heures de là), et dont les clients (les compagnies sont privées) se retrouvent souvent en bonne partie sur la chaussée carrossable.
Dans les stations de métro, en attente de rames innombrables, dans des conditions telles qu’il est souvent difficile de sortir du wagon, que l’on met parfois plusieurs minutes pour parvenir à s’exhiber d’une station, que nombreux sont ceux qui laissent passer plusieurs convois afin de pouvoir voyager plus confortablement, ce que je comprends, même si je ne pratique pas -encore…
Dans les magasins de tous types (du supermarché pour riches au supermarché pour pauvres, en passant par les shoppings, les restaurants, les postes, les banques, les hôpitaux -oui, bon, mais ils sont souvent privés-, les petites galeries à bas prix), où les dimensions des rayons, des tablées, des couloirs ont été pensées au plus étroit pour permettre l’exposition de stocks, l’enchevêtrements de pièces ou de places les plus nombreux possibles -et par voie de conséquence les bouchons se reproduisent dans les temples de la consommation.
Je ne vous parle même pas des flics, des barrières de sécurité, des caméras, des systèmes de contrôle, du nombre de fois que j’ai été photographié à l’entrée d’un immeuble, et combien d’autres choses qui me font parfois penser qu’en ces matières, le tiers-monde, c’est encore l’Europe… Et que ça fait peur, en fait, de constater que le véritable laboratoire de la sécurité à outrance, c’est probablement ici qu’il se fait…
Et je n’arrive pas à comprendre où je pêche encore -parfois- que cette ville est vivable…
Les arbres…?
Les gens…?
Giuliano…?
Je ne sais pas… Il doit y avoir quelque chose…