La Confusion des Genres, p. 1-8
December 30th, 2013Voici les premières pages d’un tome qui en fait 283 A4 bien dégagées. Et, non, ce n’est ni une auto-biographie (on s’en rendra vite compte), ni une auto-fiction. C’est un récit à la première personne qui pose un constat subjectif à long terme sur une trentaine d’années de la gauche… J’insiste sur le “subjectif”. Un conseil: pour une meilleure lecture, copiez-collez ça sur un wordpad.
La lignée de la mère
Souvent, je me réveillais en sueur. Dès l’arrivée du sommeil, lorsque je finissais d’éteindre mon ordinateur –opération qui semblait prendre de plus en plus de temps pour des raisons que je ne parvenais à comprendre malgré les explications de Marc, toujours aussi dévoué par ailleurs à tenter de nous convaincre que nous devrions passer à Linux plutôt que de nous obstiner à la facilité imbécile et moutonnière des attrape-mouches Microsoft, dévotion que je payais bien mal de mon obstination à considérer l’effort d’un apprentissage minimum aux choses de l’informatique hors de mes capacités-, que j’allais brosser mes dents pour la seconde fois de la soirée –la première ayant eu lieu en même temps que Lucie, juste avant son coucher, trois heures auparavant, et la dernière motivée par les crasses que je m’enfilais devant l’écran de mes préoccupations nocturnes-, que je m’étendais enfin les yeux piquants de sommeil sous l’édredon, travaillés par le désir de ne pas se fermer et le besoin de le faire, je savais que quelque chose me prendrait dans les méandres de ma nuit, là où d’autres situent le sommeil profond et les terreurs nocturnes, quelque chose me saisirait dans l’impression noire de ces morceaux de sommes sans lune où l’on se repose des animations des songes –et que je serais encore loin de l’aube. A l’instant où ma poitrine se relevait sous l’effet d’une angoisse née avant l’endormissement mais qui ne se manifestait que pendant cette phase à laquelle certain estime qu’il faille lui consacrer la moitié de son existence, je constatais avec un dégoût toujours renouvelé que ma chevelure était inondée de transpiration. Avant même de me mettre debout, je retournais l’oreiller le côté sec vers le haut en vue du moment où j’allais me recoucher, je posais les pieds sur le sol et j’inspirais une ou deux fois profondément, puis je me dirigeais vers la chambre de Lucie pour écouter sa respiration avec l’impression que c’était elle qui m’inquiétait, avant même, déjà, de clore mes activités en ligne.
Une fois ma préoccupation éteinte, aussi bien par le souffle de Lucie qui se réverbérait sur ma main lorsque je l’approchais de sa bouche que par le mouvement de son corps et le léger bruit qu’il provoquait sur la literie –comme si le simple fait de la savoir vivante pouvait suffire à la deviner en bonne santé et la penser immortelle-, je me remettais à penser à mes travaux vespéraux. Je quittais sa chambre sans un autre coup d’œil, avec la certitude inconsciente que plus rien jusqu’au petit déjeuner ne pouvait plus lui arriver, sans même me murmurer qu’il était ridicule de me réveiller ainsi en pleine nuit et sachant que cela m’accablerait encore mille fois jusqu’à ce qu’elle atteigne un âge qui me donnerait de tout autres soucis, pour lesquels je prévoyais d’autres types de veilles, d’autres genres d’angoisses, mais que je refusais encore de considérer, songeant que c’était les mêmes que je n’avais pas supportées chez ma mère lorsque mon adolescence avait commencé à me faire quitter le nid et rendre ses inquiétudes emmerdantes.
C’est alors que je me mettais à associer, « nuit après nuit après nuit », les peurs qui m’animaient dans mon sommeil et que je liais à Lucie, avec les travaux qui emplissaient ces heures en plus d’une bonne partie de mes jours. Je songeais par exemple à l’article que Caroline espérait pour le lendemain et auquel j’avais posé les avant-dernières virgules, qui attendait, après que j’aurai eu conduit Lucie à l’école, mon ultime relecture du matin avant son envoi pour publication –ou du moins pour évaluation avant approbation, car je n’espérais pas qu’il soit accepté sans plusieurs relectures, corrections et réécritures, ce qui à la fois me désolait et me décourageait, mais je n’osais le dire, ni à Caro, ni à Giulio –seul Marc savait que je résistais constamment à l’envie d’abandonner ma collaboration, respectait mon humeur et me motivait de la seule manière qu’il connaissait et qui s’avérait chaque fois efficace : par la valorisation de son amitié pour moi, mais bientôt même celle-ci allait perdre de son efficacité ; ou alors je songeais à mon travail de traduction d’un chapitre de Chomsky qui me posait plus de problèmes de compatibilité idéologique que de linguistique, redoutant de me retrouver encore une fois en conflit avec celui que la plupart d’entre nous considéraient comme le phare intellectuel de notre mouvement, malgré tous les désaccords et toutes les divisions qu’il provoquait, non pas dans le monde intellectuel académique, que nous raillions et que nous n’estimions pas, mais entre nous qui sentions bien que la confiscation de notre qualificatif par lui était usurpée et réclamait, malgré notre admiration et notre respect pour lui, une réappropriation –ou plutôt, puisque nous n’aimons pas ce terme, une désappropriation et une recollectivisation ou une individualisation ; ou encore, je songeais aux dernières phrases de la nouvelle que je cherchais à terminer sans succès, qui m’imposait une pause que je ne désirais pas, mais qui s’avérait nécessaire, car je ne parvenais pas à trouver une fin qui soit digne d’un milieu que je considérais intelligent, nouveau, convaincant et utile, qui avait suivi un début original et accrocheur, ce qui m’était si difficile à produire depuis que j’avais commencé à écrire –c’est-à-dire bientôt vingt-cinq ans ; ou enfin, pour m’arrêter dans mes exemples et éviter de les multiplier par le nombre de mes activités, je songeais encore au compte-rendu de la dernière réunion de l’IRé, que j’avais terminé mais que j’hésitais à envoyer tel quel sans une révision par l’un ou l’autre des membres qui avait pu y assister, cependant que je cherchais en vain à qui j’aurais pu confier ce qui deviendrait alors un brouillon et susceptible d’être jugé alors que mon orgueil me commandait de ne plus y toucher, non par paresse –même si c’était l’un de mes principaux défauts, il ne m’accablait que lorsque je devais travailler pour de l’argent et pas pour ce que j’estimais avoir une vraie valeur-, mais parce que je répugnais à laisser à un membre de l’InterRéseau le droit de me critiquer, ce qui, j’en conviens, ne concorde guère avec mes idées, mais dominait malheureusement mon individu. Toutes ces réflexions me ramenaient à une seule, celle de l’angoisse du parent qui laisse à son enfant le monde tel qu’il n’est pas parvenu à le changer en bien pour l’accueillir. J’avais beau estimer que depuis mon arrivée à l’âge adulte mon énergie avait été essentiellement tournée vers ce désir quand elle n’était pas consacrée à ma subsistance, je ne pouvais m’empêcher de culpabiliser concernant deux choses. La première, c’était la faiblesse des résultats, tant des miens que de la collectivité, pour évoluer vers un état meilleur du monde. Nous avions participé à des mouvements tels qu’on pouvait en nombre et en proportion les comparer à ceux de la Première Internationale, intellectuellement en apprécier la richesse et la diversité à l’aune des vigueurs de l’après-68 et concrètement équivaloir notre quantité et variété d’expériences à l’Espagne de 1936, additionnée de la Commune de 1871, de Kronstadt, de Makhno et des utopies locales du début du XXème Siècle. Pourtant, nous ne parvenions à convaincre que nous-mêmes, à ne gagner que des minorités presque impalpables de par le monde et à perdre par le jeu des âges et des ambitions personnelles une grande partie de nos forces. Ces vingt années de respirations haletantes, je les ai soufflées aux visages de centaines, de milliers, peut-être, de personnes qui souffraient des rapports inégaux, des règles établies, des amendements séculaires ou des volontés patriarcales. Mais ils ne se levaient pas. Jusqu’à ces dernières années, je ne ressentais chez eux que d’infinitésimaux frissonnements, rien de très vivant.
Restaient finalement nos pauvres carcasses de « reduci » jetées à la risée de ceux qui nous avaient quittés sous prétexte de réalisme et de pragmatisme et en tout cas de ceux qui ne nous considéraient que comme des obstacles d’envergure moyenne ou médiocre, des espèces de facteurs incontournables, mais à la limite utiles en ce qu’ils justifiaient à la fois les budgets sécuritaires et la démocratie qui nous tolérait, disait-on, parce que, bonne poire, elle tolère tout, même ce qui la conteste de manière non démocratique, à condition que l’on joue le jeu de la démocratie, ce qui se mordait la queue, certes, mais ne dérangeait presque personne, car comment montrer à mon beau-père, et c’était là la deuxième faiblesse que je ne me pardonnais pas, mon incapacité à convaincre les personnes que j’aimais, que, contrairement aux assertions des journaux, nous n’étions en réalité pas plus libres de contester la démocratie telle qu’elle existait sous le prétexte qu’elle n’existait pas en essence, puisque justement elle nous laissait la contester pour autant que nous ne critiquions pas son essence. Cela me rappelait ces chrétiens qui se targuaient d’être libres parce qu’ils avaient choisi, disaient-ils, de se soumettre à Dieu de la manière qu’ils avaient estimé conforme, mais qui refusaient de considérer que cette soumission consistât en une limite substantielle de leur liberté, comme ces « libres penseurs » britanniques, pour lesquels il n’existait qu’une limite : celle de la foi en Dieu. Comme si la liberté devait s’imposer des limites, perdre son essence pour exister. Par exemple, s’il était impossible de la considérer hors du carcan de la propriété privée, dont la fonction première, avant de donner un droit à quelqu’un, était bien d’en priver tous les autres. J’avais de la considération pour mon beau-père mais je ne pouvais m’empêcher de lui trouver un esprit étroit et incompatible avec un raisonnement logique à plusieurs étages comme il était nécessaire de poser pour expliquer mon point de vue, surtout que la patience n’était pas exactement sa principale vertu et que lorsqu’il commençait à voir qu’il perdait pied, plutôt que de me réclamer des éclaircissements, il me laissait en plan en me disant que mon raisonnement ne tenait pas debout. Il me fallait bien reconnaître que les faiblesses qu’il manifestait étaient le lot de la plupart des personnes que je connaissais en dehors de nos cercles de militants et je constatais qu’il fallait sans doute se situer en dehors du système de pensée établi pour en comprendre les défauts. Mais cela n’est pas suffisant, car, si vous vivez depuis votre naissance hors de ce système de pensée établi, vous n’en saisissez pas plus les défauts que si vous y êtes ; et j’en dois conclure qu’il faut y avoir vécu et en être sorti pour le comprendre effectivement. Toute l’équation réside alors dans la problématique : comment en sortir ? Et par là même, je posais la question : comment en étions-nous sortis ? Et, peut-être plus difficile encore, comment ceux qui se moquaient de nous y étaient retournés ?
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