Texte trouvé ici. Tout ça pour dire que je ne suis pas mort, que le blog vit encore, et que les choses ont peu changé en 20 ans…
Ce n’est pas la fin de l’histoire, ça non!
LES SAIGNEURS DE LA TERRE DANS LE TIERS-MONDE LA DETTE TUE : UN AUSCHWITZ TOUS LES SIX MOIS..
SLOOVER,JEAN
Vendredi 22 mars 1991
LES SAIGNEURS DE LA TERRE
Dans le tiers monde, la dette tue: un Auschwitz tous les six mois. Justice, réclament certains. De plus en plus nombreux…
Deux milliards et demi de dollars. C’est la somme annuelle qu’il faudrait désormais dégager pour sauver les 40.000 enfants qui meurent de faim chaque année dans le tiers monde. Une somme considérable. Enorme, même, diront certains. Pourtant…
Pourtant, deux milliards et demi de dollars, c’est le prix de 5 bombardiers «high tech». C’est ce que l’URSS dépense chaque année en… vodka. C’est le budget publicitaire annuel des fabricants de cigarettes américains. C’est 2 % des dépenses militaires des pays occidentaux. Et c’est loin, très loin des 100 milliards de dollars que – sans compter les destructions – les coalisés ont dépensés dans le Golfe pour écraser la machine de guerre du «Maître de Bagdad». Alors, efficace l’ordre économique mondial? Cet ordre sur lequel le marché, dorénavant, règne en maître?
Certains, en tout cas, ne le pensent pas, que du contraire. Et parmi eux, un certain nombre de personnalités – comme l’agronome René Dumont, le chanteur Renaud, le syndicalite suisse Jean Ziegler… – ont décidé de le crier fort et clair: Nous vivons dans un monde où toutes les conditions du bonheur sont réunies, mais où le plus fort taux de croissance est atteint par… la misère. En cause: un impérialisme économique qui saigne à blanc le tiers monde et l’écrase sous le poids de la dette!
Ces mots, s’ils paraissent presque d’un autre âge, servent pourtant désormais de bannière aux Comités pour l’Annulation de la Dette du tiers monde (CATDM). Des Comités qui, depuis quelque temps, exercent, dans ce sens, une pression grandissante sur les instances financières internationales: FMI, G7,… C’est dans la perspective de prochaines actions que, tout récemment, la branche belge a organisé un colloque à l’ULB sur le thème: «Dette du tiers monde: bombe à retardement». Une manifestation qui a rassemblé près d’un millier de personnes. Visiblement le sort de l’hémisphère sud laisse de moins en moins indifférent…
C’est l’écrivain français Gilles Perrault, auteur – entre autres – du célèbre «L’Orchestre rouge» et initiateur de l’Appel international pour l’Annulation de la Dette, qui a ouvert les débats. Il nous explique pourquoi et comment, ses compagnons et lui, entendent «ranimer l’espérance»…
JEAN SLOOVER
Gilles Perrault, tout le monde, un jour ou l’autre, emprunte de l’argent, s’endette. Les pays du tiers monde, comme vous, comme moi. Pourquoi devrait-on effacer l’ardoise de ces pays plutôt que la vôtre? Que la mienne? Ou celle de la Belgique qui traîne derrière elle, depuis des années, un fardeau de 7.000 milliards de francs?
Parce que ces pays sont, eux, en état d’extrême urgence. parce que, là-bas, dans le tiers monde, la dette tue. Elle tue au travers des politiques d’austérité – volontaires ou imposées – que son remboursement implique. Dans ces pays où les gens n’avaient déjà presque rien, la rigueur signifie automatiquement des économies sur la nutrition, la santé, l’éducation…
Bref, la non-satisfaction des besoins les plus élémentaires des populations. L’Unicef a calculé l’impact de la dette: la mort de 40.000 enfants par an. Un Auschwitz tous les six mois… Des chiffres effrayants. Des chiffres qui ne nous interpellent pas; qui nous réquisitionnent. Au-delà de toute considération politique. Ne rien faire, c’est, tout simplement, de la non-assistance à personne en danger…
L’annulation de la dette changerait-elle pour autant le cours des choses?
C’est, en tout cas, un préalable. Il faut d’ailleurs, non pas annuler la dette, mais l’abolir. Comme on a aboli l’esclavage. C’est notre revendication. Radicale. La dette est un cancer. Et quand on découvre une tumeur, on ne l’enlève pas à moitié…
Ne pensez-vous pas, néanmoins, que… l’abolition de la dette puisse avoir un effet négatif considérable sur l’économie occidentale?
D’abord, il faut se rappeler qu’une grande partie des difficultés de remboursement des pays «pauvres» sont dues à l’augmentation vertigineuse des taux d’intérêt induite par l’appel massif des Etats-Unis aux marchés des capitaux en raison de leurs déficits commercial et budgétaire: les USA sont, aujourd’hui, le pays le plus endetté du monde. Leur endettement intérieur équivaut approximativement à six fois la dette de l’ensemble du tiers monde! Ensuite, au-travers des intérêts payés, les pays du tiers monde ont d’ores et déjà remboursé deux ou trois fois le capital emprunté. Par ailleurs, 20 à 25 % des sommes prêtées ont été accaparées par les dirigeants locaux et se sont immédiatement retrouvées sous forme de dépôts privés dans les coffres des banques occidentales. Les institutions financières occidentales, ont ainsi non seulement «le beurre», mais aussi une partie non négligeable de «l’argent du beurre». Enfin, il faut distinguer les dettes d’Etat à Etat et les dettes privées. Les dettes que l’on efface sont des dettes d’Etat à Etat. Les entreprises privées, elles, n’effacent rien: elles revendent leurs créances aux pouvoirs publics lesquels financent le non-remboursement de leurs titres par l’impôt. les profits sont ainsi privatisés et les pertes, socialisées…
Mais, quel que soit le payeur en dernier ressort, il y a quand même perte. Une vaste opération d’abolition de la dette aurait donc malgré tout un impact substantiel sur nos économies. Pensez-vous que l’opinion publique occidentale soit prête à l’accepter?
Il faut être clair: l’immense majorité des gens ne ressentirait pas grand chose. Certes, les banques souffriraient. Mais il n’y aura pas d’effondrement: l’impact principal se concentrera sur les plus riches.
Pas d’«Apocalypse Now» économique, donc, en cas d’annulation de la dette?
La preuve: lorsqu’il est dans l’intérêt du système d’abandonner ses créances, il le fait sans hésiter. Car, tous les pays ne sont égaux devant la dette.
Exemple?
L’Egypte. Les Etats-Unis ont annulé la dette du Caire en échange de son soutien à la coalition anti-irakienne et de l’envoi d’un contingent de soldats dans le Golfe… Par contre, la Jordanie et d’autres alliés de Saddam Hussein – que nous détestons – ont vu geler les prêts qu’ils avaient sollicités auprès des organismes financiers internationaux.
Précisément. Ne croyez-vous pas qu’en soustrayant les pays du tiers monde à leurs obligations financières, vous allez surtout déserrer la corde qui entoure le cou de nombreux régimes dictatoriaux?
Nous avons beaucoup réfléchi à cette question. La dette de pays dirigés de manière autoritaire ne doit être abolie que si, en même temps, les fortunes personnelles souvent colossales – voyez le Zaïre – accumulées par leurs dictateurs dans les banques du Nord sont redistribuées à leurs peuples.
Mais n’est-ce pas un peu utopique?
Non. C’est ce qui s’est fait pour les Philippines après la chute de Marcos. Il est vrai que telle était la volonté des Etats-Unis… Cela étant, les régimes démocratiques sont tout autant victimes de la dette que les peuples des pays dictatoriaux. Les militaires argentins ont perdu le pouvoir à cause des Malouines. Mais c’est la dette qui met aujourd’hui en péril la jeune démocratie à Buenos Aires…
Vous disiez tout à l’heure que l’abolition de la dette n’est qu’un préalable pour sauver le Sud. Un préalable à quoi?
A l’instauration d’échanges moins inégaux entre les deux hémisphères. La réalité est d’une simplicité désarmante: les pays du tiers monde ne peuvent pas vivre avec ce qu’ils vendent en raison des prix insuffisants auxquels on le leur achète. Point à la ligne. Les drapeaux métropolitains ont cessé de flotter sur les édifices des ex-colonies. Mais les prix des matières premières continuent à être fixées à Londres, à Chicago, à New York… Et, non seulement, il y a les termes de l’échange, mais il y a aussi ce que l’on échange. Car, dans bien des cas, les pays du tiers monde ont, pour diverses raisons politiques ou économiques, été contraints de substituer à leurs cultures vivrières traditionnelles des cultures de type industriel destinées à l’exportation vers les économies des anciennes métropoles. D’où la contrainte d’importer sans cesse davantage les produits de consommation courante autrefois produits sur place. Etc. Il faut changer, remodifier tout cela. Redistribuer les richesses.
Qui? Vous?
Les peuples du tiers monde. Ils savent que le marché les affame, les tue…
Est-ce que vous n’avez pas du Sud une vision lyrique, romantique? Gilles Perrault ne rêve-t-il pas son tiers monde?
Certains d’entre nous l’ont fait dans les années soixante: la chine, Cuba, la légende de Che Guevara, le Vietnam, l’Algérie, la Palestine… ont, tour à tour, incarné les espérances de ceux qui attendaient la grande délivrance. C’est vrai. Nous, nous ne sommes pas comme cela. Nous portons sur le tiers monde un regard sans illusion. Nous sommes lucides. Conscients des gaspillages éhontés, des monstruosités mégalomaniaques, des dictatures, de la complicité des bourgeoisies compradores, des achats d’armes, des massacres… C’est pourquoi, comme le dit René Dumont de l’Afrique, l’urgence pour le tiers monde, c’est aussi la démocratie. Pas nécessairement une démocratie à l’occidentale avec élection tous les quatre ans. Mais un régime qui donne aux gens des droits fondamentaux, comme l’éducation, et leur offre la possibilité de maîtriser davantage leur destin. D’avoir leur mot à dire dans l’allocation des ressources. Le nouvel ordre économique pour lequel nous nous battons est indissociable d’un nouvel ordre politique.
C’est quoi ce nouvel ordre économique?
La justice. La justice dans les échanges. La fin du (néo)colonialisme, si vous préférez.
Mais le capitalisme est plus vivant, plus fort que jamais?
On dit cela. On dit que le capitalisme a triomphé. Si c’est vrai, alors ce sera le triomphe des cimetières. Car c’est le sort de la planète qui est en jeu. La dette, non seulement pousse le tiers monde à la famine – jamais autant d’hommes ne sont morts de faim! – mais le contraint aussi à un gaspillage effréné de ses ressources naturelles. La déforestation n’est qu’un exemple parmi d’autres de cet «écocide» qui nous concerne tous. Que nous soyons du Nord ou que nous soyons du Sud, nous sommes tous sur le même Titanic…
C’est à une véritable révolution mondiale que vous appelez?
Aujourd’hui, le mot est quasiment obscène. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. D’un changement radical du système économique mondial. Ce sera la révolution ou le chaos!
Vercors a dit récemment que si le futur devait se limiter au capitalisme sauvage, ce serait à désespérer. Le tiers mondisme, c’est l’alternative?
Je préfèrerais le terme «Mondialisme». Ou, pourquoi pas, «Internationalisme». Cela étant, nous ne sommes pas à la recherche d’une cause. La libération du Sud vis-à-vis des contraintes du marché mondial s’impose d’elle-même. Au simple vu des chiffres.
Pourtant, à l’Est, les masses populaires sont descendues dans les rues pour exiger exactement le contraire. Pour revendiquer une économie de type (néo)libéral?
Et maintenant elles manifestent pour protester contre le chômage, l’inflation, la crise… Et c’est là, précisément, que se situe notre rôle: sortir les fausses idées de la tête des gens. Montrer que si le marché peut être efficace à une certaine échelle, ailleurs, vu d’ensemble, il peut être totalement dysfonctionnel. Que s’il nous semble, à nous qui vivons dans l’aisance, largement bénéfique, c’est parce que d’autres, les trois quarts de l’humanité qui végètent loin de nos chaumières, ne disposent pas du minimum vital. Que si le marché gagne ici, c’est parce qu’il tue là-bas. Et que l’on ne peut pas, raisonnablement, entrer comme cela dans le XXIe siècle.
Est-il normal de laisser, à notre époque, se développer l’épidémie de choléra qui frappe le Pérou, alors qu’avec les moyens actuels, l’éradication de cette maladie ne pose aucun problème?
Lénine disait: «La cravate de l’ouvrier anglais est payée par la sueur du coolie indien». C’est cela que vous voulez nous faire comprendre?
Je ne connaissais pas l’expression, mais c’est tout à fait cela. A cette exception près qu’aujour-d’hui ce n’est plus d’une simple cravate qu’il s’agit, mais d’un costume complet…
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